Denis Olivennes a un profil atypique et un parcours éclectique. Haut fonctionnaire, chef d’entreprise et essayiste français. Puis directeur général adjoint d’Air France, président de Numéricable, directeur général de Canal+, président directeur général de la Fnac, du Nouvel Observateur puis celui d’Europe 1 et de Lagardère Active. Il est aujourd’hui président du conseil de surveillance de CMI France. Il offre aujourd’hui sa vision du monde à INfluencia. Interview.
IN : le « vivant » (les industries de la culture et de la com événementialisées) vont-elles devoir se transformer? Reviendrons-nous au mode d’avant où réinventerons-nous la culture autrement?
Denis Olivennes : la nouvelle mode, c’est : plus rien ne sera comme avant. Je ne le crois pas. Nous avons encore le nez sur l’évènement. Il est d’une ampleur inusitée. Il est bien naturel que nous en soyons tourneboulés. Mais, par exemple, je ne crois pas que le spectacle vivant va muter. Il y a deux mille quatre cents ans, les Grecs allaient déjà assister aux pièces de Sophocle ou d’Eschyle, dans ces théâtres dont les ruines sont l’un des rencontres les plus émouvantes pour le promeneur d’aujourd’hui. Depuis lors, nous en avons eu des épidémies, des guerres, des catastrophes naturelles, des révolutions ! Bien des choses ont disparu, mais le spectacle vivant est demeuré, comme une colonne vertébrale, un invariant, un objet éternel. C’est amusant de voir d’ailleurs que quoiqu’il mette en scène, l’éphémère, résiste si bien au temps ! Plus notre société se dématérialise, se virtualise, se dépersonnalise et plus nous avons besoin de vérifier notre présence au monde et à autrui. Plus nous éprouvons le danger de la mort et plus nous avons besoin de célébrer la vie. Regardez le premier geste des jeunes gens déconfinés : se réunir au grand air. Le spectacle vivant, parce qu’il est unique, fugace, qu’il ne peut être fixé, nous donne une émotion sans exemple qui est l’émotion de la vie elle-même. La grande communion religieuse des temps modernes, c’est le match de foot et le concert pop !
IN : la presse papier, malgré la fermeture de kiosques et points de vente a prouvé sa légitimité par temps de crise. Comment expliquez-vous ce « retour »? Et pensez-vous que ce soit un acquis pour l’après?
D.O. : ce n’est pas le demande pour la presse qui a faibli mais la demande pour son support matériel, le papier, sous l’effet de la révolution numérique. La demande était toujours là mais l’offre, inadaptée. Mais si vous avez un positionnement distinctif, un contenu intéressant et exclusif, une technologie performante, l’offre rencontre de nouveau la demande comme le montre l’expérience du Washington Post, du New York Times ou de The Economist. Le confinement a souligné que la demande était là. Mais cette réalité lui préexiste et lui survivra. Si on sait apporter aux lecteurs des contenus sous une forme facile d’usage, ils sont preneurs. La lecture de la presse sur support numérique redevient la prière quotidienne.
IN : on a applaudi des aides soignants, des caissiers.ères, des enseignants dévoués, n’est-il pas gênant d’en être là ? Ces métiers sont les premiers à être au front, et sont les moins bien payés.
D.O. : ce sont les ratés d’un modèle français que nous avons eu tort de diviniser. Ce qu’il faut sanctuariser, c’est le haut niveau de protection, mais pas la tuyauterie qui est complètement obsolète. Nous avons inventé l’égalité injuste ! Nous sommes le premier pays du monde pour son niveau de dépenses publiques, de dépenses sociales, ses taxes et impôts, l’un des tous premiers par la dette. Mais nous sommes malheureux parce que nous dépensons mal. La comparaison avec l’Allemagne est presque humiliante : nous avons le même niveau de dépenses de santé mais ils ont plus de médecins et d’infirmières et mieux payés. Et plus de lits hospitaliers aussi. Par exemple nos dépenses de retraite nous coûtent 3 points de PIB de plus que l’Allemagne c’est à dire 80 milliards d’euros. Nos dépenses d’indemnisation chômage nous coûte un peu moins d’1 point de PIB de plus que l’Allemagne c’est-à-dire 25 milliards. Pour mémoire les dépenses du personnel des hôpitaux, c’est de l’ordre de 50 milliards d’euros. Vous voyiez comme nous pourrions améliorer leur situation ? Vous voyez ce que nous pourrions faire si nous réformions nos retraites ou si nous avions une politique efficace de lutte contre le chômage ? La France ne souffre pas d’une dérive néo-libérale mais d’une embolie de son système étatique, trop corporatiste, trop centralisé, trop bureaucratique.
IN : la robotisation des métiers ne va-t-elle pas se réorienter sachant combien l’humain a été important pendant la pandémie?
La marche en avant de la robotisation est inéluctable. Et elle va sévèrement polariser l’emploi : d’un côté, des métiers fortement qualifiés irremplaçables ; de l’autre, des métiers faiblement qualifiés indispensables ; des professeurs de neurologie et des femmes de salle pour prendre deux exemples. En revanche, entre les deux, des métiers que la machine peut remplacer vont disparaître : par exemple, la secrétaire médicale. Certains prédisent des destructions d’emplois de l’ordre de 30 à 50%. Je n’y crois pas du tout. Toute notre expérience antérieure de « destruction créatrice » nous dit le contraire. D’autres emplois vont être créés. Nous sommes à cent lieues d’imaginer ce que seront les métiers de demain. Qui aurait dit il y a quinze ans que nous aurions besoin de développeurs d’applications sur le mobile ? Simplement, pour entrer dans ce monde nouveau, il faut trois choses : mettre sérieusement le cap sur l’innovation ; investir massivement dans la formation notamment le supérieur ; accompagner socialement la transition. Et nous ne sommes à la fête sur aucun de ces sujets.
IN : Comment expliquer la paranoïa d’aujourd’hui face à un virus qui n’atteindra pas le million de décès ( cf: la grippe de Hong Kong passée inaperçue dans les medias en 1968-69 a fait 1 million de morts dans le monde dont 40 000 en France. Le sida, 40 millions depuis son arrivée dans les années 80). La surinformation, l’appel H24 à la peur, le traitement abusif de l’info ne changent-t-ils pas totalement la destinée du monde?
D.O. : c’est l’effet de l’immense succès de la société de progrès qui, depuis deux siècles, à partir de la révolution industrielle, s’est bâtie d’abord en Occident puis se généralise au reste du monde même si c’est loin d’être achevé. Elle combine économie de marché régulée par une préoccupation sociale et démocratie libérale inspirée par les Droits de l’Homme et du Citoyen. Son résultat, c’est le sacre de la vie. De la vie humaine, bien sûr, mais désormais aussi de la vie animale et végétale, de la vie de la planète. Songez qu’en deux siècles, l’espérance de vie, qui n’avait pas bougé depuis le néolithique, est passé de 30 ans à 70 ans (et dans les pays occidentaux bien plus encore). Jadis, l’intérêt du groupe primait sur le désir de l’individu, l’espérance dans l’au-delà sur l’existence ici-bas, la religion était tout et la science n’était rien. C’est désormais le contraire. Nos sociétés individualistes et athées vénèrent la vie humaine et déploient des trésors d’argent et d’intelligence pour la préserver. L’info est secondaire dans ce processus. Ou plutôt elle en est un effet, pas une cause, même si elle amplifie le phénomène. Autrefois, les masses étaient tenues dans l’ignorance. Le progrès économique, l’innovation technique et les avancées démocratiques ont permis d’accoucher d’une humanité nouvelle : des individus formés, informés, exigeants et curieux comme ils ne l’ont jamais été. C’est pour cela que je suis irrité par les nouveaux réactionnaires qui voudraient, au nom de la lutte contre les inégalités ou pour l’environnement, jeter le bébé avec l’eau du bain, mettre la croissance sur pause, appuyer sur le frein en matière de progrès techniques et d’innovation. Le modèle développé depuis 50 ans a des défauts qui doivent être corrigés. Mais il est loin d’être périmé. De la même manière qu’on a inventé la redistribution sociale il faut inventer les régulations environnementales. Mais enfin, ce n’est pas notre modèle qui a accouché de la pandémie. C’est lui, qui, au contraire, permet d’en minimiser ses effets. En 1918, la grippe espagnole a tué 50 à 100 millions de personnes. En 1958, la grippe asiatique 2 millions. En 1968, la grippe de Hong Kong 1 million. Le coronavirus en a tué 400.000. Quelle démonstration éclatante des effets du progrès ! Et l’on voudrait rompre avec cela ? Folie.
IN : redresser l’économie, poursuivre la voie en termes de biodiversité, d’écologie, de responsabilité sociale va-t-il être possible?
D.O. : mais bien sûr ! En 1970, le Club de Rome avait prédit que nous ne pourrions pas faire face à la croissance de la population et serions décimés par les famines. Nous sommes 7,5 milliards d’humains aujourd’hui, c’est-à-dire deux fois plus qu’en 1970 et nous avons vaincu pour la première fois dans l’histoire de l’humanité les famines. Le grand slogan du Club de Rome, qui continue d’ailleurs de séduire les esprits faibles, était : il ne peut y avoir de croissance infinie dans un univers de ressources finies. C’était oublier une chose : l’esprit humain est une ressource infinie. Comment avons-nous vaincu les famines ? Par l’innovation. Nous avons réussi à accroître substantiellement la productivité de la culture et de l’élevage. Et bien c’est pareil pour la planète. Nous allons, par l’innovation, réduire la consommation d’énergie, recapturer le CO2, inventer des énergies propres tout en préservant la croissance car elle seule permet d’accroître la richesse et de la redistribuer. La responsabilité sociale c’est cela. Vous nous imaginez dire aux millions de pauvres des pays en développement : la fête est finie, vous n’aurez pas le droit à l’emploi, au pouvoir d’achat, à la société de consommation, aux logements décents, aux soins médicaux… ? Et même dans notre propre pays : l’affaiblissement de la croissance sous nos latitudes est déjà une source de tensions sociales énormes comme l’a montré l’épisode des Gilets Jaunes. C’est le principal facteur de montée du populisme. Et vous voulez qu’on accentue cette crise ? C’est la victoire assurée du populisme. L’inconséquence de ces enfants gâtés des pays nantis qui veulent casser leur joujou m’effraie. Exercer une pression forte et continue pour la décarbonation, oui. Mais exiger la fin de la croissance, de l’innovation, de la science, du progrès, c’est suicidaire.
IN : les médias évoquent la violence dans les foyers en augmentation sensible (+30 à 40%) et cela depuis le tout début de l’épidémie, comme s’il s’agissait d’une situation « normale », prévisible.
Les victimes sont les femmes, les enfants. Qu’est-ce qui ne va pas chez l’humain?
D.O. : ce sont de vieux schémas mentaux, de vieux archétypes culturels, encore en vogue malheureusement sous certaines latitudes mais remarquablement combattus chez nous depuis le milieu du XXe siècle même si le combat est loin d’être achevé. Là encore, les progrès de la condition de la femme en Occident au cours des 50 dernières années sont vertigineux : droit de vote, divorce, autorité parentale conjointe, contraception, avortement…, la liste des conquêtes est inouïe. Nous avons une patronne de la banque européenne, une prix Nobel d’économie, la maire de Paris, la président de la Région Ile de France… Même en matière de criminalisation des violences, il reste encore beaucoup à faire par l’éducation et par la répression, mais que de chemin parcouru ! J’ai été élevé par une mère militante du MLF. Je suis moi-même personnellement engagé pour soutenir le projet d’extension de la Maison des Femmes du Dr Gadha Hatem à Saint-Denis et de généralisation de ce modèle sur tout le territoire. C’est une merveilleuse sainte laïque. Une héroïne des temps modernes. Donc il faut poursuivre, poursuivre, ne rien lâcher. La violence faite aux femmes doit être combattue sévèrement mais pas en engageant la guerre des sexes. De même que l’on n’a pas besoin de réinventer un racisme à l’envers pour combattre les discriminations dont sont victimes nos compatriotes d’origine africaine, antillaise ou de confession musulmane.L’universalisme est une idée encore neuve en Occident! Alors oui l’être humain est capable de cruauté que même le règne animal, pourtant violent, ignore. Mais la civilisation, la loi morale et la loi tout court, le transforment. L’homme ne naît pas bon, mais il peut le devenir, dirais-je en détournant une formule célèbre.
IN : enfin, pensez-vous que la littérature, le cinéma, le théâtre s’empareront de cette période pour créer des histoires covidées?
D.O. : j’en suis persuadé. Les grandes ombres produisent de grandes lumières. Les périodes difficiles entraînent dans leur sillage des époques de liberté, d’allégresse, de transgression donc de création : la Régence après les années de guerre de Louis XIV, la Monarchie de Juillet après les années de guerre napoléonienne, la Belle Epoque après la défaite de 1870, les années folles après 14, les Trente Glorieuses après 45… A mon avis, nous allons plutôt accuser le trait de notre consumérisme et de notre hédonisme que nous convertir à la frugalité. Et les artistes vont jouir de cette liberté accentuée.