INfluencia : une correspondance écrite pendant le confinement, l’idée était originale, INfluencia avait d’ailleurs publié la première missive. Pourquoi avez-vous choisi cette formule ? Combien de lettres avez-vous écrites ?
Denis Gancel et Gilles Deléris : avec le confinement nous avons pressenti, comme beaucoup de Français, que les quinze jours initiaux seraient largement dépassés. Nous nous trouvions alors dans une situation personnelle et professionnelle inédite. Nous passons habituellement le plus clair de notre temps ensemble à l’agence où nous avons souvent des conversations informelles sur nos métiers. Nous publions régulièrement des chroniques qui sont le fruit de ces échanges. Et nous avions initié en septembre 2019 une réflexion sur ce que nous appelons le Contributing®. Elle posait quelques jalons pour une approche alternative au marketing né après la Seconde Guerre Mondiale et dont le modèle ne semble plus opérant soixante-dix ans plus tard. Alors nous nous sommes dit que nous pourrions la poursuivre via une correspondance en invitant celles et ceux de l’agence qui le souhaitent à s’y joindre. C’était aussi une façon de faire du temps notre allié et d’échapper à la dictature des punchline et des 280 signes. Nous avons donc chacun écrit cinq lettres auxquelles s’en sont ajoutées huit. Dix-huit lettres en quelques semaines qui nous ont permis de rester éveillés…
IN. : vous les avez regroupées dans cet ouvrage intitulé « Lettres d’adieux au marketing ». Pourquoi ce titre ? Et pourquoi un pluriel à adieux ?
D.G. et G.D. : le titre semblait aller de lui-même… On ne fait pas du neuf avec du vieux. Ces lettres défendent l’idée que le marketing inventé pour transformer une industrie de guerre en industrie marchande et relancer la consommation, quoiqu’il en coûte, n’est plus en phase avec les attentes nouvelles des citoyens et des consommateurs. Nous avions déjà pointé dans notre premier ouvrage“Ecce Logo”, en 2012, les dérives de la société d’hyper consommation. L’opinion avait déjà basculé, il y a dix ans et la publiphobie commençait à prendre de plus en plus d’ampleur. Ce phénomène nous semblait important et, en tant que professionnels de la communication et des marques, nous souhaitions en mesurer l’ampleur et contribuer à une réflexion pour trouver les voies et les moyens de mieux les accompagner. Dans ces courriers, il y a plein de façons de dire adieu au marketing. C’est le sens de ce pluriel.
SEPT SUR DIX MARQUES POURRAIENT DISPARAÎTRE DEMAIN SANS QUE PERSONNE NE S’EN ÉMEUVE
IN. : on a le sentiment que le marketing est dépassé par les nouvelles attentes de la société et des consommateurs. Comment doit-il réagir ? Comment l’aider à se réinventer en profondeur ? Sur quelles valeurs ?
D.G. et G.D. : cela fait des années que les marques sont attaquées et doivent faire face à une défiance accrue. Sept sur dix pourraient disparaître demain sans que personne ne s’en émeuve. Nous enseignons et nous sommes frappés par nos élèves qui, alors qu’ils se destinent aux métiers de la communication, sont de plus en plus hostiles à l’idée même de la publicité. Savez-vous que nombre de Masters en marketing se trouvent obligés de se débaptiser pour avoir des candidats ? Les étudiants s’interrogent, à juste titre, sur leur avenir et sur la raison d’être de leurs futurs métiers. Ils sont très lucides sur les excès de l’hyper marketing. Ils refusent de vendre massivement des produits superflus à des gens qui n’en veulent plus. Ils veulent agir sur le monde et proposer des solutions alternatives. Demandez-leur quelles sont les marques en lesquelles placer leur confiance. Ils citeront l’économie circulaire, les productions locales, les circuits courts, la protection de l’environnement, la seconde main… Ils sont parmi les consommateurs de demain. Ceux-là seront hyperinformés et intransigeants. Nous devons en tenir compte et inventer d’autres ressorts que les ficelles usées du marketing. Il faudra être sincère, lisible, utile. Nous aurons à le faire avec talent et créativité pour que les marques restent désirables.
UNE LIGNE DE CRÊTE ENTRE PRÉSERVATION DE L’EMPLOI ET TRANSFORMATION DE LEUR MODÈLE
IN. : la lettre finale de Gilles, surnommé « Peppone » à l’agence et dans votre livre est effrayante. Celle de Denis, « Don Camillo », au contraire, propose des solutions. On espérait beaucoup du monde d’après au sortir du premier confinement. Quelque 6 mois plus tard, vous y croyez encore à un monde d’après différent ? Quel chemin se dessine finalement pour les entreprises et les marques ?
D.G. et G.D. : cette dernière lettre est datée de février 2031. C’est une fantaisie dystopique qui s’appuie sur des signaux faibles glanés ça et là. En la matière, la réalité dépasse souvent la fiction. Rappelez-vous l’explosion des ventes d’armes aux États-Unis au printemps dernier, le scepticisme et les remèdes à l’eau de Javel, les convois de masques escortés par l’armée… Alors le trait est un peu noirci, mais si le récit est effrayant, notez tout de même que l’histoire finit bien, du moins pour ceux qui n’ont pas fait le mauvais choix de s’enfermer dans un confort délétère. Dans cette fiction, ce vieux monde confiné agonise et c’est tant mieux car il donne naissance à un autre. Ce monde d’après est celui auquel de plus en plus de gens aspirent, plus apaisé, plus harmonieux, moins centralisé. L’air qu’on y respire est plus pur…
Au fond, cette lettre est pleine d’optimisme. Peut-être trop du reste. La pandémie n’est pas finie et il faudra à sa sortie faire face à des injonctions contradictoires : relancer vite et fort pour sauver l’économie au risque de repartir en avant comme avant.
Les marques auront alors le choix de faire comme si de rien n’était ou de prendre leur part à des questions qui dépassent leur objet initial. C’est le sens des entreprises à mission. Elles ont sans doute une grande place à tenir, une place difficile le long d’une ligne de crête entre préservation de l’emploi et transformation de leur modèle. Quoi qu’il en soit, la transition sera lente.
IN. : vous évoquez un capitalisme plus responsable, plus équitable, plus sociétal. Comment ? Quel rôle les marques vont-elles y jouer ?
D.G. et G.D. : la question est de savoir si nous allons parvenir à sortir du cycle d’hyper-financiarisation de l’économie initiée par Milton Friedman. La machine s’est emballée : la mondialisation a entraîne une concurrence débridée, les prix ont chuté, les marges se sont érodées, la pression sur les performances n’a jamais été aussi forte et les rythmes de l’entreprise se sont accélérés, créant partout une tension que beaucoup de salariés ne peuvent, ne veulent plus supporter.
Il faut que le capitalisme se réforme s’il veut parvenir à retisser des liens de confiance avec toutes les parties prenantes (et pas seulement avec les actionnaires) et construire l’Économie Utile chère à Esther Duflo ou encore l’Économie de la Vie qu’évoque Jacques Attali. Celles qui respectent l’environnement, réduisent les inégalités, combattent la pauvreté.
Dans ce contexte, pèse sur les marques une responsabilité particulière. Étant par nature en avance sur le réel, elles vont devoir articuler de nouvelles promesses, de nouveaux récits pour générer plusieurs types de changements.
Des changements en matière de consommation. Serons-nous capables de doter nos nouveaux usages, nos comportements responsables d’un imaginaire aussi créatif et désirable que celui des dernières décennies ?
Des changements en termes de pratiques et de Business model comme le propose la démarche Contributing qui débouche sur des revues de portefeuilles d’actifs, sur des remises en cause de localisations de sites industriels, sur la refonte d’accords de sous-traitance…
Des changements en termes pays d’expansion. Les pays émergents ont montré l’importance qu’ils accordaient aux marques. Les marques mondiales bien sûr, mais aussi et surtout les marques locales de start-up, ou de licornes.
Des changements enfin, pour aider l’entreprise, par la programmation de marques, à retrouver le sens du long terme, et défendre partout où c’est possible, la valeur ajoutée et le prix des produits et des services qu’elles signent. N’oublions pas, la marque, c’est la marge !
NOUS ESPÉRONS QUE CES LETTRES APPORTERONT UNE CONTRIBUTION AU DÉBAT
IN. : qu’avez-vous tiré du premier volet des États Généraux de la communication qui viennent de se tenir?
D.G. et G.D. : nous n’en sommes qu’au début, et nous espérons que ces lettres d’adieux apporteront une contribution au débat. Le premier acte a été très encourageant. Pour la première fois tous les acteurs : annonceurs, médias, agences se sont impliqués, dans un cadre d’ouverture et de respect. Scientifiques, académiques, parlementaires, membres de la convention citoyenne, Ademe ont pu exprimer leurs points de vue et leurs divergences, sur un sujet qui nous concerne tous.
IN. : Vitesse ou lenteur ? Quel choix notre société doit-elle faire ?
D.G. et G.D. : Paul Virilio serait encore parmi nous, il vous dirait lenteur, pour profiter de la vie. Mais précisément, la vie sur terre se trouve menacée par nos agissements, il n’y a donc pas de temps à perdre !
Nous avons trois convictions.
D’une part, comme nous l’écrivons en conclusion du livre, nous pensons qu’il faut résister à la tentation de l’apocalypse. Nous le devons aux générations qui arrivent et qui voient trop d’adultes désabusés et dépressifs. Tout est à inventer, joyeusement ! Pour s’en convaincre, Il suffit de lire « La crise de l’homme », ce discours incroyable de Camus prononcé à Colombia au lendemain de la guerre…
D’autre part, le changement ne doit pas être celui des autres mais de chacun de nous. Si tu veux changer le monde, « Change ton monde » comme le dit Cédric Herrou (qui vient de faire reconnaître comme constitutionnel, le principe de Fraternité).
Enfin, il va falloir clarifier l’objectif commun. Entre la mise au régime immédiate prônée par certains, et la croissance responsable, espérée par d’autres, on ne dessine pas le même avenir, la même consommation, la même société. Le moment est venu pour les acteurs de la communication d’apporter humblement (pour ne pas retomber dans les travers passés) leur contribution, pour montrer qu’une autre croissance est possible. C’est un immense défi.
DANS UNE DÉMOCRATIE, CHAQUE ACTEUR DOIT RESTER À SA PLACE
IN. : il y a dix ans, dans la revue Civique, vous évoquez l’idée d’un « G20 des marques ». L’idée est-elle toujours d’actualité dans le contexte actuel ?
D.G. et G.D. : plus que jamais ! Le dernier G20 à Biarritz a, pour la première fois, fait une place importante aux entreprises. On voit d’ailleurs bien dans la crise actuelle, l’efficacité incroyable de nombre d’entreprises, dans tous les secteurs : santé, alimentaire, distribution, tech, télécom, etc…
Que les acteurs économiques fassent leur part de l’intérêt général, est devenue indispensable, et la loi Pacte propose un cadre idéal pour le faire. Mais il faut éviter que l’entreprise « dépasse les bornes » et s’arroge un destin politique. Dans une démocratie, chaque acteur doit rester à sa place et garder sans cesse à l’esprit l’origine de sa légitimité pour agir.
S’il y a un terrain sur lequel public et privé doivent s’unir, c’est celui des marques pays. Des pays émergents, au régime peu démocratique, ont pris de l’avance. Dans un contexte de relance, l’attractivité de la France et de l’Europe, est un enjeu majeur. L’économie d’archipel qui se dessine va être une opportunité pour faire valoir nos différences, nos valeurs, notre récit… Notre marque.
À nous de la saisir !