INfluencia : Quel est le cadre de cette étude ? Pourquoi l’envie de la refaire, 18 ans après ?
Pierre Gomy : en 2003, Kantar avait mis en place L’Observatoire des Valeurs Éthiques (L’OVE) des entreprises afin de faire émerger les grandes entreprises perçues comme les plus vertueuses en matière d’éthique. Il s’agissait également de mesurer la sensibilité des Français au développement durable, de comprendre leurs attentes vis-à-vis des grandes entreprises et d’identifier ce qu’ils étaient prêts à faire pour encourager les comportements éthiques (boycott, prix plus élevés) .
Rappelons-nous … En 2003, Dominique de Villepin faisait son célèbre discours à l’ONU, Greta Thunberg venait au monde, le magnifique mais énergivore Concorde faisait son dernier vol, nous subissions une forte canicule et l’usine Metaleurop fermait ses portes. Avec le recul, la mise en place de ce baromètre marquait donc le début d’une prise de conscience, mais c’était tout de même une initiative assez visionnaire, puisqu’à l’époque ces sujets étaient loin d’être aussi centraux qu’ils le sont désormais devenus.
Notre reconduction de l’Observatoire des Valeurs Éthiques des Entreprises 18 ans après la première vague a été motivée par deux raisons principales : tout d’abord nous voulions reposer exactement les mêmes questions qu’en 2003, à un échantillon identique, ce qui nous a permis d’observer les évolutions principales et de mettre nos observations actuelles en perspectives. Par ailleurs, le périmètre de notre étude mondiale Foundational Study (réalisée cette année dans 35 pays pour faire émerger les attentes prioritaires des consommateurs en matière de RSE) est celui des catégories de produit et service, alors que l’Observatoire des Valeurs éthiques des entreprises nous permet de descendre en granularité au niveau des marques. Nous avons ainsi évalué 66 entreprises en 2021, comme en 2003, mais nous avons fait évoluer la liste des marques pour avoir un juste équilibre entre la volonté de tirer des tendances et celle de refléter le paysage actuel des marques (avec des marques Digital et RSE native).
INfluencia : Comment avez-vous défini cette notion d’éthique ? Est-ce qu’elle regroupe les mêmes sens qu’en 2003 ? Des évolutions ?
PG : En dehors de la liste de marques, le questionnaire est resté rigoureusement identique. Nous faisons d’abord évaluer les marques sur une note l’éthique globale. Pour ce faire, nous procédons en deux étapes. Les répondants sont d’abord interrogés sur les sujets et les actions prioritaires sur lesquelles ils attendent les grandes entreprises, en général. Cette liste d’une trentaine d’items se regroupe assez bien dans les thèmes des ODD, même s’ils n’existaient pas encore en 2003. Cette première phase permet de fixer dans l’esprit des répondants ce que recouvre le terme d’éthique des entreprises.
Il est ensuite demandé à chaque répondant d’évaluer l’éthique globale des 66 entreprises en leur attribuant une note de 1 à 10. Un système de rotation est mis en place pour éviter une lassitude de l’échantillon. Puis nous faisons évaluer ces marques sur 4 dimensions spécifiques de l’éthique : l’éthique commerciale (respect des clients), l’éthique sociale (respect des salariés), éthique sociétale (respect des habitants de la région où l’entreprise est implantée) et éthique environnementale.
INfluencia : Quelles sont les marques/entreprises qui sont jugées comme les plus éthiques en 2021?
PG : Trois entreprises ressortent assez nettement : Décathlon, Biocoop et France TV, qui s’illustrent à la fois sur le classement général mais aussi très largement sur les 4 composantes de l’éthique. Ces marques ont eu la gentillesse de s’entretenir avec nous quand nous leur avons révélé les résultats de l’Observatoire en avant-première. Ce qui m’a frappé, c’est que même si elles ont des activités, des organisations, des cultures ou encore des raisons d’être très différentes, l’éthique est au cœur même de leur fonctionnement, de leur activité économique. Ce n’est pas un sujet à part, pour l’interne ou le département corporate. Elles ne font pas de différence entre le consommateur et le citoyen, pour elles, c’est le même humain auprès duquel elles cherchent à se rendre utile, sur différentes facettes.
Pour ces 3 entreprises, l’éthique fait tout d’abord l’objet d’une définition très cadrée que chacun de mes interlocuteurs a pu me restituer d’une manière très spontanée et précise, preuve qu’elle est ancrée dans le quotidien. Une fois le concept posé, ces entreprises sont aussi avant tout guidées par la mise en pratique de ces concepts en actions, coûte que coûte, sans concession, en prenant des décisions courageuses, pouvant aller à l’encontre de leur activité à court terme. Ainsi Decathlon retire ses produits des rayons quand l’évaluation par les consommateurs est insuffisante ; Biocoop ne vend plus d’eau en bouteille depuis 2017 et propose uniquement des fruits et légumes de saison ; France TV construit sa grille de programmation en laissant une large place aux sujets de société les plus délicats, de manière pédagogique et dépassionnée. Enfin, ces entreprises sont humbles, reconnaissent qu’elles peuvent et doivent s’améliorer, qu’aucune position n’est acquise. A ce titre elles considèrent que la fixation de KPIs contraignants est absolument nécessaire pour s’assurer de leur constante progression sur ces sujets.
INfluencia : Y’a t-il des évolutions notables vs 2003? Les profils d’entreprises jugées comme « éthiques » sont-ils très différents ?
PG : Oui, en effet il y a eu des évolutions très notables. En 2003 le Top 10 des entreprises les plus éthiques était principalement composé d’entreprises du CAC40. L’éthique semblait naturellement découler du caractère institutionnel des grandes entreprises françaises, comme un fait acquis. En 2021, seule Michelin maintient une position dans le Top 10. Cette nouvelle édition met tout d’abord en avant des organisations que l’on considérait comme ringardes à l’époque et il y a encore peu d’ailleurs : les mutuelles (MACIF, MAIF), les coopératives (Biocoop) ou le secteur public (France TV, EDF). Par ailleurs, le Top 10 met en avant des entreprises associées à certaines dimensions fondamentales d’évolutions de nos sociétés accélérées par la pandémie comme le local (Crédit Agricole) ou l’économie circulaire (Leboncoin). Cela montre que les Français ont gagné en maturité en matière d’éthique. En 2003, l’éthique globale dépendait largement du respect des clients : l’éthique commerciale contribuait à 59% à la note globale contre 38% en 2021. Les Français attendaient avant tout qu’on s’intéresse à eux. Cette évolution du classement met finalement en avant une évolution vers plus de valeurs et de sens du collectif, ce qui, en passant, va à l’encontre de l’interprétation peut être un peu trop hâtive des sondages actuels sur les présidentielles (repli sur soi, individualisme…). Sur le fond, les Français semblent attachés à une vision solidaire de la société, contrairement à ce que la polarisation des débats semble dire.
INfluencia : Vous avez également sondés les inquiétudes des Français. Quelles sont les évolutions majeures en 18 ans ?
PG : De manière transversale, 2 sujets gagnent en importance pour les entreprises : ce qui relève de l’environnement et ce qui relève de la mondialisation. La diminution des ressources naturelles est davantage au cœur des préoccupations des Français et devrait être également davantage au cœur des préoccupations des entreprises. La toute puissance des marchés financiers et les problèmes liés à la mondialisation également. À l’inverse, il y a moins d’attentes qu’en 2003 en matière de lutte contre le chômage et les conflits armés.
INfluencia : Et du côté des actions / des engagements qu’ils attendent de la part des entreprises? Sur quels items sont-ils plus ou moins exigeants qu’en 2003?
PG : Encore plus qu’en 2003, les entreprises sont tenues d’avoir une « morale » avérée dans leur gestion, ce qui doit se traduire par une transparence accrue et un comportement exemplaire des dirigeants. Les scandales financiers sont passés par là. Ils sont également plus exigeants vis-à-vis de la relation entre les entreprises et leurs fournisseurs. Si ces dimensions ne sont pas respectées, un nombre croissant de consommateurs se disent prêts à ne plus les acheter. L’exigence d’engagement local et surtout le made-in France progresse fortement, on le voit notamment dans les critères pour lesquels les consommateurs accepteraient de payer plus cher.
INfluencia : Quel(s) conseil(s) donneriez-vous aux marques et entreprises au regard des enseignements de cette étude?
PG : Je dirais que les entreprises doivent d’abord être militantes, c’est-à-dire proposer et faire adhérer leurs parties prenantes à un projet de société qu’elles mettent en action. Pour nombre de grandes entreprises et de marques, le projet est défini au travers d’une raison d’être, mais la mise en action n’est pas toujours évidente, car elle peut remettre en cause, à court terme en tout cas, les objectifs de profitabilité. C’est pour cela qu’elles doivent également être inflexibles dans leurs engagements. Le rôle des dirigeants me paraît à ce titre déterminant car ce sont eux qui peuvent assumer des décisions difficiles et convaincre que l’activité commerciale suivra, qu’elle sera une conséquence des engagements. Enfin, je dirais qu’elles doivent être disciplinées et organisées autour de KPIs. L’impact RSE doit faire l’objet d’une gestion aussi sophistiquée et rigoureuse que celle d’un P&L. Ces KPIs pourraient d’ailleurs être gérés par le CFO ! Tout cela paraît bien contraignant mais après tout, Georges Perec nous a bien montré que l’on pouvait écrire un roman de 300 pages sans « e » ! Aux grandes entreprises et aux marques d’écrire l’histoire d’un développement économique sans CO2 et sans exploitation humaine