IN : le titre de votre dernier essai aux éditions Arkhée est « Uniques au Monde ». Pourquoi ce titre ?
Vincent Cocquebert : Ça aurait pu être « Un monde sur mesure » ou « La fin de l’autre ». Le sujet étant les risques politiques de ce fantasme qui consiste à essayer de transformer le monde pour qu’il réponde à nos attentes, plutôt que de s’adapter à lui. C’est un rappel de ce que l’altérité, les conflits, l’étrangeté apportent à notre souci d’identification. On se perçoit comme unique mais on est de moins en moins singulier à force de fuir l’inconfort de l’altérité justement. Notre tendance à chercher des communautés miroir met en lumière le piège de la pensée unique, ou de pensées uniques, qui est la garantie de perdre en complexité, en richesse et en empathie.
Nous sommes en plein fantasme d’un monde sur-mesure, nourri par un puissant capitalisme de l’ego, dans une séquence historique où l’espace politique s’est vidé. Les champs traditionnels de valorisation narcissique, qu’étaient la vie familiale et professionnelle, sont aujourd’hui marqués par le sceau de l’incertitude. Le marketing et le consumérisme viennent remplir cet espace vide. Le piège est dangereux. Les limites déjà perceptibles, notamment dans notre façon de percevoir les défis qui sont les nôtres.
À trop valoriser l’intimocracy, on perd les grands récits, les mythes collectifs qui permettent de trouver du sens de façon individuelle. Nos petits récits du quotidien deviennent la dernière utopie. Nous avons tellement plus à gagner à piocher dans le commun. L’intelligence serait d’apprendre à sortir de soi.
IN : INfluencia interroge justement l’intelligence, sous toutes ses formes, dans sa dernière revue. Qu’est-ce que vos enquêtes vous laissent comme sentiment à ce sujet ?
Vincent Cocquebert : Nos intelligences émotionnelles et collectives sont en danger. Nos besoins de sécurité, de confort, de bien être, de besoins primaires, a priori très loin de toute dynamique mortifère, ont pris une telle place que l’altérité nous semble menaçante. La période du Covid en a été un bon révélateur. Nombreux sont ceux à avoir témoigné apprécier être « chez soi, entre soi ». À s’être félicités de ce temps retrouvé, ce moment suspendu, cette impression de soulagement en quittant l’espace d’un instant la frénétique marche du monde. Au même moment, la peur de l’étranger, qu’on ne côtoyait pourtant plus, grimpait de 8 points dans les sondages. Safe qui peut.
Nous vivons une phase de repli géographique, social, idéologique, affectif et politique sans précédent qui n’est pas sans conséquence. Ce repli domestique n’est pas nouveau. Après que Mitterrand ou Jospin ont signifié aux Français que « l’État ne peut pas tout », on a vu poindre ce réflexe guidé par l’insécurité. Depuis, Faith Plotkin (plus connue sous le nom de Faith Popcorn, NDLR) a prédit avant l’heure l’émergence du “claning”. Cette forme de pulsion isolationniste, conjuguée à la numérisation, conduit à une domiciliation de tout, de la restauration à la culture en passant par les relations sociales et même la danse : les boîtes de nuit se vident à mesure que les gens se retrouvent pour danser sur TikTok.
IN : En quoi ce comportement est-t-il dangereux ?
Vincent Cocquebert : Un psychologue anglais, qui a observé sur 4 générations jusqu’où peut aller seul un enfant de 10 ans, est arrivé à la conclusion suivante : en 2010, on le laisse en moyenne évoluer à 100 mètres de sa maison. Son arrière-arrière-grand-père était libre d’aller pêcher à une vingtaine de kilomètres. Dans la même veine, selon la sécurité routière, aujourd’hui seuls 20 % des élèves de CM2 se rendent seuls à l’école. Ils étaient 80 % dans les années 70. Plus on poursuivra dans cette quête de réassurance absolue, plus on prendra le principe de précaution comme boussole existentielle, plus on s’isolera. Ce qui nous éloigne d’une facette primordiale de notre intelligence : notre capacité à penser contre soi. À nous remettre en question. À nous nourrir de nos différences. Le risque est de voir rétrécir le monde. Apprenons à voir le monde tel qu’il est, et pas tel que nous aimerions qu’il soit.