Penser la curiosité, c’est marcher sur le fil du rasoir. Le désir de savoir est un penchant jubilatoire, mais jusqu’à quel point ? Gare à la bascule : intérêt n’est pas intrusion, et se nourrir soi n’est pas se nourrir de l’autre, mais le rencontrer. Aussi, il faut maîtriser la bête curieuse qui est en nous, une mise en garde qui est valable pour les marques, les services des data…
De quoi la curiosité est-elle le nom ? Il est très intéressant de parcourir l’étymologie du terme. Dès la première moitié du xiie siècle, il emprunte à 1. curius, « qui s’inquiète de, qui a grand soin de quelqu’un, de quelque chose », ainsi que « désireux de (quelque chose) ». Puis, « qui rassemble, qui recherche des objets rares ou précieux ». 2. « Désireux de voir, savoir ». 3. Subst. « indiscret » (Amyot, De la curiosité, 12 ds Littré) ; 1636, adj. « qui recherche des choses, des faits cachés » (Monet) ; « original, extraordinaire, digne d’intérêt » (Amyot, Caton, 36 ds Littré) ; 1755, bête curieuse (J.-J. Rouss., Inég., note 1 ds Littré). Empr. au lat. class. curiosus « qui a du soin », « avide de savoir », « indiscret ».
À l’origine
D’emblée se pose cette double face, positive et négative, de la curiosité, et l’indispensable question des limites. D’un côté ouverture à l’autre, au désir, à l’originalité, et de l’autre émotionnel non maîtrisé qui autorise l’intrusion et l’au-delà des frontières de l’intime. Une intention jubilatoire d’ouverture au monde, et ce « vilain défaut » de vouloir avec avidité percer les secrets, mettre à jour et dévoiler ce qui doit être caché. Eros et Thanatos se partagent le gâteau, et il n’est pas vain de se demander jusqu’où être curieux, et quelle est l’intention sous-jacente qui accompagne ce joli concept.
Qui n’a pas été confronté aux nombreux « pourquoi ? » des enfants et des adultes qui ont su le rester ? Est-ce un flagrant délit de curiosité, un réel vouloir savoir ? En tout cas un sacré plaisir au vu de l’intérêt de la transgression qu’il suppose ! Car derrière le « pourquoi ? », le doigt levé ou le trou de la serrure, il y a le franchissement d’un interdit, d’un supposé savoir qu’on ne sait pas, une pulsion primaire, selon Freud, qui réfère à la question de ses origines : « Le petit d’homme peut construire et reconstruire le mythe familial de sa propre conception, il n’aura jamais de représentation satisfaisante de cette question qui lui reste impensable, la question de l’origine. »* Dans le mythe subsiste toujours ce point d’impossible, celui de la connaissance de la réponse, et c’est précisément là que s’éveillent l’intelligence et l’appétit épistémique du petit d’homme. De fait, et c’est jubilatoire, il n’existe point de réponse totalement rassasiante à la quête perpétuelle de savoir, soutenue par une curiosité de bon aloi, marche apéritive et ininterrompue du dépassement de soi.
Dès le départ de notre vie émotionnelle et de nos constructions cognitives, de notre rapport à soi et à l’autre, la curiosité couplée à sa bienséance érige une frontière semi-poreuse qui ouvre les passages enrichissants au désir de connaissance. Si la frontière est rompue, il y a place aux empiètements sans état d’âme, aux intentions bassement intéressées, au dévoilement pour sa récupération de l’espace privé.
L’ambivalence du mystère
La face positive, excitante, de la curiosité fait écho au désir d’aventure et de découverte hors des sentiers battus et rebattus de la routine et de la répétition. Elle s’accorde le risque de confronter l’inconnu et noue avec l’enfance de belles complicités. Elle recherche et supporte le mystère sans en percer totalement le secret, ouvre des portes, anime le désir, met en mouvement, motive, émeut. Aller voir l’autre versant de la montagne après en avoir escaladé et dompté un sommet, quel bonheur après tant d’efforts, mais il fallait aller voir ! Qu’est-ce qui nous pousse, qu’est-ce qui pousse les enfants à grimper sur une armoire pour ses pots de confiture hors d’atteinte, si ce n’est d’y trouver peut-être « autre chose » ? S’asseoir dans un café et observer les gens, entendre sans écouter les conversations, deviner qui se cache derrière tel geste, tel vêtement, tel masque… Une façon de goûter au monde, d’en être surpris, de se démettre de soi.
Les chercheurs quels qu’ils soient, des scientifiques aux grands marins, avancent la curiosité chevillée au corps de leur recherche. Ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent ? Qu’importe ! Ces sérendipiens transforment l’inattendu de l’événement en de nouvelles perspectives et baptiseront de nouveaux continents.
Mais examinons l’autre face de la curiosité, celle, malsaine, des « passions tristes » (Spinoza), délétères, comme la « tristesse, la haine, l’envie, la jalousie, l’ambition dévorante, l’esprit de domination… ». Leur point commun est la dégradation des rapports à soi et aux autres, l’intention fâcheuse de bafouer l’intimité de l’autre pour nourrir ses passions négatives parfois à des fins spéculatives. Cette dérive de la curiosité ne prend pas soin de l’autre, qu’elle sacrifie à l’aune des pulsions archaïques et de la violence du voyeurisme. Le concept d’« extimité » comme abolition de la frontière entre l’intime de soi et le monde extérieur adresse, entre autres, les réseaux sociaux, selfies compris. Est-on réellement curieux de l’autre qui exhibe sa vie personnelle ou regarde-t-on par envie, par projection mimétique, par procuration ce que l’autre glorifie de son propre égocentrisme ? Ces réseaux disent, aussi, le besoin narcissique d’exister et conforter cette existence par le regard de l’autre.
Illustration : Amélie Barnathan
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