Christel Engelvin, co-fondatrice de Maison Marque, anciennement chez Publicis, et à la McCann, nous offre une vision disruptive de cette période qui ré-étalonne les perceptions du futile et de l’utile, nous oblige à repenser les attendus envers leurs marques.
Un modèle à bout
Pendant près d’un siècle, le rôle des marques a été de susciter de la préférence. Dans un monde d’hyperchoix, l’enjeu vital pour le marketing était d’émerger. Et les marques, concentré de signes, sont vite devenues l’outil de prédilection pour différencier un produit ou un service. Faisant de la différenciation leur obsession. Différenciation, qui si elle a engendré des discours de rupture justes et forts exprimés avec talent, a aussi parfois donné lieu à des promesses boursoufflées, ou totalement déconnectées de l’impact réel sur la vie des gens. La différenciation pour la différenciation a nourri ce sentiment de parole non légitime.
Les marques doivent changer d’obsession
Les sociétés occidentales sont entrées en désamour de la consommation. Le regard social sur la consommation est moins positif. On constate que la publicité perd chaque jour en influence culturelle : hier moteur pour la société, elle diffusait des idées neuves et faisait avancer des causes. Aujourd’hui ce sont les marques qui ont besoin de causes pour nourrir leur modernité, et se raccrochent parfois bien maladroitement. La génération qui vient, pas dupe, leur conteste le droit de s’approprier des symboles ou des combats qui ne leur appartiennent pas. Elles sont de plus en plus perçues comme illégitimes, voire coupables d’appropriation émotionnelle.
La crise, ce moment « où l’ancien meurt et le nouveau peine à naître »
Tous ces changements étaient là mais peinaient à s’imposer dans les décisions. Ils pourraient bien être précipités par ce que nous vivons aujourd’hui. Disons-le sans détour : personne ne sait à quoi ressemblera le fameux « monde d’après ». Retour pulsionnel à la consommation débridée ? Mouvement de modération ? Certainement verrons-nous se propager des mouvements cousins du flygskam (honte de voyager en avion) : honte de consommer, de se lasser trop vite, de renouveler trop souvent… Dans l’immédiat on observe que cette crise opère un ré-étalonnage des sensibilités, et notamment face à l’opportunisme émotionnel dont certaines marques font preuve en ce moment en publicité. La molle indifférence générale s’est subitement changée en vive intolérance.
Un moment of truth
Le déclencheur : les nombreuses prises de paroles de marques cherchant à tout prix à se mettre en scène ces dernières semaines pour proclamer émerger dans la crise. Toujours la quête de la différenciation… Ironie du sort, elles l’ont fait avec une troublante similitude, comme le pointe de manière sarcastique Every Covid-19 commercial is exactly the same (plus d’1 million de vues sur Youtube à ce jour). La profession est bien sûr traversée par un malaise, et des voix commencent à le dénoncer. Citons notamment Michael Boumendil, de Sixième Son, qui en appelle à la décence émotionnelle. On ne peut que saluer cette exigence éthique de la part de ceux qui mettent les marques en scène, en sons et en signes. Mais nous pensons que tout ne se règlera pas là. Que le problème doit être pris en amont, avant la stratégie de communication. Dès la stratégie de marque elle-même qui en est la matrice.
Sortir les marques des griffes du marketing roi
Car l’objet du marketing, et il ne s’agit en aucun cas ici de le lui reprocher, c’est de nourrir de nouveaux désirs. Mais ce faisant, le marketing tient les marques à trop grande distance des nouvelles attentes de la société : responsabilité, sincérité, suite dans les idées. Et, dans la lumière crue du moment que nous vivons, cette distance apparait plus grande que jamais : le roi marketing est nu. On entend souvent parler de besoin de sens. Il s’agit en réalité d’un besoin d’alignement. Le citoyen-consommateur est tiraillé entre des désirs contradictoires : d’un côté celui de satisfaire ses envies, de l’autre, le besoin de se mettre en phase avec des valeurs de responsabilité et de sobriété. Clivé, il cherche, pour éviter la dissonance cognitive, l’apaisement, le ré-alignement. Et c’est précisément là que les marques ont un grand rôle à jouer. Elles peuvent être bien plus utiles aux citoyens-consommateurs, aux entreprises et à leurs collaborateurs, et à la société.
Le rôle des marques c’est d’aligner sens, projet et actions
La marque peut être bien plus pour une entreprise que sa facette commerciale. Condensé de sens et de signes décodé par le plus grand nombre, image grand public de l’entreprise, la marque est l’outil idéal pour aligner sens, projet, et actions. Lorsque MAIF reverse 100 Millions d’euros à ses sociétaires du fait de la baisse d’accidents liée au confinement, elle donne corps et crédit au discours d’Assureur Militant. Lorsque Accor met à disposition ses hôtels, elle tient sa promesse d’Hospitalité augmentée et prouve son alignement. A l’évidence, ces marques sont pilotées au niveau de la Direction Générale, dans la transversalité. A l’évidence, pour ces entreprises la marque n’est pas qu’un outil marketing. A l’heure où nous allons tous apprendre à porter des masques, les entreprises vont devoir les tomber. Et les gagnantes seront celles qui ne demanderont plus seulement à leur marque de rendre désirables leurs offres, mais de rendre désirable et cohérent leur projet pour la société, en lien avec leur métier.
Qui feront de leur marque une source d’alignement, d’abord interne, puis pour l’ensemble de ses publics. On ne parle plus là d’un enjeu d’image, mais d’un enjeu de gouvernance.