3 avril 2020

Temps de lecture : 30 min

Covid-19 BROOKLYN SHELTER suite

INfluencia vous propose le journal de bord de Michaël Boumendil en intégralité pour ceux qui l'auraient lu partiellement. En effet, la pandémie évolue tellement vite que ce journal permet de mieux en appréhender l'étendue du phénomène Coronavirus sur les aspects sociaux, familiaux, économiques, politiques à New York.

INfluencia vous propose de retrouver le journal de bord de Michaël Boumendil que vous avez quitté au 11ème jour de confinement. En effet, la pandémie évolue tellement vite que ce journal permet de mieux en appréhender l’étendue du phénomène Coronavirus sur les aspects sociaux, familiaux, économiques, politiques à New York.

Journal du 25 mars 2020
12ème jour de confinement
A-t-il choisi son moment ? Au réveil, je reçois un petit sms de mon proprio qui veut prendre des nouvelles de la famille et sans doute de la maison. Quelques échanges après, je pense qu’il est soulagé que tout aille bien pour le moment. J’imagine qu’il n’aurait pas aimé que le virus soit entré chez lui. Il me faut quand même un bon quart d’heure pour comprendre que je suis totalement passé à côté de l’enjeu de cet échange. Dans trois mois, notre bail prend fin. Il n’est pas reconductible. Bien sûr, on avait prévu la suite, une location dans un autre appartement dont les travaux doivent s’achever début juin. Bingo ! Rien ne sera prêt en juin. Tout s’est arrêté ici et rien ne reprendra avant un bon moment. Ça tombe bien. Il me restait un tout petit peu de place sur la To Do List des « Gros Soucis à Régler ». Je rajoute : « Loger la Famille ».

Ça joue solidaire

La réunion de 9h30 montre enfin que nous avançons. Les chiffres ont été vérifiés par les deux équipes de New York et de Paris. Nathalie (Avron, notre Directrice des Affaires Financières) se charge de maintenir le contact avec les banques et de définir une stratégie sur les sorties. Vanessa fait un point quotidien sur la trésorerie et les paiements à recevoir. Elle me dit que les clients sont tout à fait compréhensifs quand elle fait les relances des encaissements. Personne n’abuse. « Ça joue solidaire ». Bonne nouvelle. Les tableaux de bords sont à jour et ils sont rassurants.

Comment ceux qui m’ont inspiré régleraient le problème ?

Laurent et moi enchaînons sur un point créatif et parlons d’un client en particulier. Le genre de projet que j’aime, pour une marque iconique qui n’a jamais eu de son iconique. Nous y sommes à 90% me dit Laurent. Je connais cette phrase. Elle veut dire que les 10% qui manquent sont retors. Depuis que je suis petit, la musique est mon langage. Depuis que je compose, depuis l’âge de 11 ans, j’ai pris une habitude quand un problème musical est un peu retors : j’imagine comment ceux qui m’ont inspiré régleraient le problème. Il y a un mois, dans l’un de nos studios parisiens, j’étais avec Alice, une jeune et talentueuse créative chez Sixième Son. Sur un gros projet BtoB, je la voyais buter sur un cycle harmonique. Je me suis assis à côté d’elle et lui ai dit : « Tu sais comment Elton John résoudrait le problème ? ». Je lui joue les accords du Roi Lion. « À un moment donné, la main droite ne suit plus la même histoire que la main gauche, la main gauche prend de l’avance et ouvre la voie pour la suite en tournant autour de la dominante ». L’accord de transition qui est sorti de ce petit échange fonctionnait plutôt bien. Et moi maintenant, grâce à Laurent, je m’offre 15 minutes de piano à la cherche de nos 10%. Je cherche à résoudre la mélodie différemment. Je passe par Mc Cartney, Leonard Cohen, Paul Simon et tente même Daft Punk. Je passe… à autre chose. Cela fait déjà 40mn et rien ne me semble marcher. On retentera demain.

Ce n’est que le début…

Call assez bref avec toute l’équipe « Marque » d’un client. Une grande marque internationale. Une équipe dont nous sommes très proches. Je pense à eux comme à des amis. Et je suis content d’apprendre qu’ils vont tous bien. Certains sont rentrés dans leur pays d’origine. Certains sont restés loin de chez eux, pour tenir la permanence de crise « pas loin du bureau ». Ceux qui sont en Espagne ont peur de regarder par la fenêtre. Peur de voir passer les corbillards. La situation en Espagne est devenue infernale. À son tour, comme l’Italie, le pays dépasse la Chine en nombre de décès. On n’en est qu’aux débuts.

Des tutos partout mais des tutos pour tout ?

Des messages sympas sur WhatsApp, Messenger ou par mail. Jean-François, à la Direction de la Communication de Michelin, m’envoie un tutoriel vidéo pour éviter d’être contaminé par les livraisons. Coup sur coup d’autres clients m’envoient de quoi occuper mes journées : « Activités manuelles à la maison » (pour les moins de 5 ans), « Cuisiner avec les tout-petits », « Faire son pain, c’est malin ». À tout hasard, je précise que je suis également preneur des tutos suivants : « Réussir à enseigner le rangement aux enfants avachis », « Mon ado ne se lave plus mais je reste zen ». Une gratitude particulière à celui ou celle qui me fera parvenir « Harmonie du couple et enfermement prolongé ».

On ne sauvera pas des vies avec cette gestion politicienne de la crise

Tout n’est pas qu’une question de chiffres, d’autant que certains font tourner la tête. Mais là… À New York, il y a maintenant 30 818 personnes touchées par le virus. Il n’y a pas si longtemps, juste après qu’Isa et moi ayons décidé de confiner la famille, ce chiffre était de 900 personnes. Environ 10 jours pour multiplier par 30. Autre chiffre qui donne le tournis, le Sénat américain a finalement bien voté un plan de soutien de 2 trillions de dollars. 2 000 milliards de dollars. Beaucoup de zéro. Ici, tout le monde crie au scandale, car l’enveloppe allouée à New York serait seulement de 1,3 milliards. Soit 0,65% des sommes mises en jeu. New York, c’est aujourd’hui à peu près 30% des cas à l’échelle nationale. La gestion politicienne de cette crise se confirme. Le pire se rapproche.

En espérant que tout aille bien demain matin…

Je n’ai pas pris de nouvelles d’autant de personnes que je l’aurais voulu aujourd’hui. Je n’ai pas même appelé ma sœur pour avoir des nouvelles de mon neveu, infecté. Je n’ai pas appelé mes parents. Je ne sais pas pourquoi. Je débuterai la journée de demain là-dessus. En espérant que tout aille bien demain matin. Chaque jour est un drôle de mystère. J’ai tous les matins une petite appréhension quand j’allume mon portable. Chaque jour a des atours de science-fiction, ou peut-être est-ce le jour de la marmotte. Je ne vais pas me plaindre, car aujourd’hui, je n’ai pas reçu de mauvaise nouvelle sur la santé de la famille ou de l’équipe. Aujourd’hui était donc une bonne journée.

Journal du 26 mars 2020
13ème jour de confinement
Le plus grand drame est pour ici
Je me réveille et j’allume mon téléphone. Ce geste simple et machinal est devenu l’une des épreuves que je redoute le plus désormais. Je crains la lecture de tous les messages, des mails et autres WhatsApp. Et pour m’éviter un supplice de plus, dès que je saisis mon téléphone, je le mets immédiatement en silencieux. Autant s’épargner le martèlement des notifications en cascade, des alarmes sonores désordonnées et forcément de mauvais augure. Ce matin, l’essentiel des messages que je reçois ne me parlent pourtant pas des autres, ni des affaires d’ailleurs. Les autres veulent parler de moi et des miens. Certains prennent conscience que l’on peut faire pire que la Chine, que l’Italie, que l’Espagne, que l’Iran. Certains comprennent que le plus grand drame est pour ici. L’un des messages contient simplement un graphique, une courbe intitulée : « Les Etats-Unis ont de loin la pire trajectoire épidémique ». Le message est clair. Les amis ne le disent pas mais ils le pensent : « Est-ce que tu t’es piégé tout seul, bien au fond du cratère, en attendant l’éruption qui peut tout emporter ? ».
Je repose mon téléphone et je vais à la fenêtre. Aujourd’hui il fait très beau. « Je n’ose plus aller à la fenêtre », m’avait dit hier Susana depuis Madrid, « j’ai peur de voir passer le cortège des corbillards ». Hier, c’était Madrid, mais demain… Il faut se reprendre.

Le travail nous fait tenir

Aujourd’hui, beaucoup de vidéo-conférences avec l’équipe. Cela va me faire du bien. Et je ne suis pas le seul qui attend ça avec impatience. Dès les premiers instants, je vois des visages souriants. Les uns et les autres commencent à prendre le rythme de ces drôles de journées de travail. Ceux qui sont là sont vraiment contents d’être là. Certains à l’inverse l’ont fait savoir : travailler est devenu impossible pour eux. Personne ne les blâme. À cause des enfants dont il faut s’occuper, à cause des clients qui ne répondent plus, à cause des réseaux qui deviennent trop lents, à cause du conjoint qui a des obligations. D’autres sont à l’inverse disponibles et bien disposés, motivés. « C’est long, très long, alors moi je veux travailler, sinon je deviens folle ». Ces réunions sur les finances prennent des allures de fête de famille par écrans interposés. Qui eut cru que tant de monde se réjouirait tellement de passer une heure sur des chiffres !

Bonne gestion des stocks et… partage !

Ça crie dans la cuisine. EvaLuna pleure à chaudes larmes. Les deux grands ont mangé les chicken nuggets et n’ont rien laissé. « S’il faut, on n’en aura plus jamais ». Mon premier réflexe est d’en rire, mais elle, elle ne rit pas. Je ne suis pas sûr d’entrer dans le dictionnaire des citations mais je lance un solennel : « Les chicken nuggets ne vont pas disparaître de la surface de la Terre avec ce virus. Promis ! ». Qu’elle soit sérieuse ou non, et je crois qu’elle l’est, EvaLuna me donne l’occasion d’une petite mise au point familiale sur le volet alimentaire de nos règles de confinement. Une règle de vie en communauté qu’on appelle le partage, et une règle de bonne gestion des stocks qui dit qu’on ne mange pas en dehors des repas.

Créer fait du bien

Je retourne travailler. Côté musique cette fois-ci. Je suis resté hier sur un échec musical. Je me dis que j’ai pris les choses par le petit bout de la lorgnette et c’est ça qui gêne la résolution de la mélodie. Au lieu de me pencher sur ces trois dernières notes, qui m’embêtent, je décide de repartir de plus loin. C’est mieux, ça donne plus de marge de manœuvre, ça ouvre plus de possibilités. Je n’ai pas envie de poursuivre. Je crois que j’ai le bon diagnostic et que la méthode est aussi la bonne, alors autant ne pas jouer tout seul. Demain, j’invite des membres de l’équipe créative à prendre part à ce petit jeu musical. Session de création à distance. Les remettre, même virtuellement, autour de la table sur un même sujet, leur fera autant de bien que l’équipe du matin ravie de se plonger de concert dans les chiffres.

Le devoir de mémoire malgré un virus qui prend toute la place

Je m’en veux. Chaque année, à la mi-mars, je parle aux enfants de l’attentat de Toulouse. L’an passé, je leur avais aussi parlé de Mireille Knoll et du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, de son héroïsme. Pas les choses les plus drôles à raconter à des enfants mais l’occasion répétée de leur dire que la haine n’a pas sa place dans notre famille. Qu’il faut aimer les autres, et ne pas avoir peur. Leur dire que s’il y a des méchants, il y a aussi des héros. Cette année, le virus a pris toute la place. J’ai tout simplement oublié. Je suis retombé par hasard sur le visage angélique de la petite Myriam Monsonego. C’est elle qui me fait prendre conscience de mon oubli. Myriam, cette petite fille d’une beauté incroyable que le salopard a tué à bout portant d’une balle dans la tête dans l’école juive toulousaine en 2012. Parler d’eux, des enfants Sandler, c’est pour moi depuis le début une façon de les maintenir en vie. J’en parle au dîner. « Peut-être que la petite Myriam serait devenue une héroïne, comme le colonel ». J’aime comment Bethsabée relie les deux histoires.

De l’opportunisme, mais rien d’indécent

La journée a été dense. Dernier coup d’œil au téléphone avant de baisser le rideau. Un mail qui attire mon attention. C’est un client. « En ces temps de confinement, où le tout digital remplace la vie sociale, n’est-ce pas le bon moment pour nous d’avancer sur le projet des assistants vocaux ? » À la maison, Alexa et Siri, comme les ordinateurs et les portables, sont très sollicités. Je comprends la réflexion. Il y a de l’opportunisme, mais rien d’indécent. Le travail des marques sur les assistants vocaux est encore balbutiant. L’absence d’identité sonore et d’encodage sonore et vocal pénalisent pas mal de marques, dont une bonne part qui ne s’en rend même pas compte. Je soignerai ma réponse demain. Il y a là quelque chose à creuser.

Demain est un autre jour.

Je lance : « Allez, tout le monde au lit. » La réponse que j’entends n’est pas celle à laquelle je m’attends. Un grand cri venu du salon. Un cri qui se prolonge en pleurs. « Papa, viens voir, vite. » Théo n’utilise pas souvent cette formule. Quand j’arrive, l’oreille d’Elia est déjà recouverte de sang. Elle n’arrive pas à parler, à expliquer. L’helix de son pavillon gauche est salement entaillé. Isa arrive. On pense la même chose. Pas question d’aller aux urgences ou à l’hôpital. On nettoie, on désinfecte. Pas sûr que ce soir une bonne idée mais on tente de passer la nuit comme ça et on voit demain. On tentera une consultation à distance. On nous dira points de suture ou pas. Demain est un autre jour. Là aussi, pas besoin de se parler. Isa et moi pensons la même chose. La joie des grandes familles, on ne s’ennuie jamais.

Journal du 27 mars 2020
15e jour de confinement
Je n’attendais qu’une chose au réveil : voir le drap d’Elia en espérant que son oreille n’ait pas saigné de la nuit. Non rien. J’enlève son pansement. La plaie est sèche et plutôt rassurante. Je désinfecte et je remets un pansement. « Papa, il faut l’hôpital » demande Elia. « Non, il faut des bisous et que tu ne touches surtout pas ». Quel cauchemar si on avait dû aller aux urgences pour un point de suture au beau milieu de la crise.
Colleen, la patronne de notre bureau à Chicago, n’attend pas notre call quotidien de 9h30 pour m’envoyer son premier message. Elle écrit : « Jusqu’où peut-on aller pour les gens de l’équipe ? ». Sachant qu’il est très tôt, une heure de moins pour elle à Chicago, je suppose que cette question a dû trotter dans sa tête toute la nuit. On pourrait croire que la question n’est pas claire. Connaissant Colleen, je crois la comprendre. Colleen va encore me surprendre.

Inquiet, vigilant mais confiant

Colleen m’explique qu’elle imagine difficilement qu’on puisse échapper à des licenciements. C’est sa vision américaine, dit-elle. Elle veut un langage de vérité. Jusque-là pas de surprise. Plus surprenant quand elle me dit qu’il faut étudier « l’employabilité » des membres de l’équipe et penser à ceux qui pourront se « recaser » plus facilement que d’autres. Aider les premiers. Protéger les seconds. Colleen est la doyenne de l’équipe, tous pays confondus. « Mon âge m’autorise à penser à moi comme si j‘étais leur Maman à tous ». Elle va loin. Elle a déjà identifié des entreprises qui embauchent, celles que la crise dope, et pensé à ceux qui pourraient y trouver leur compte au cas où. Elle me demande ce que j’en pense. Je n’en pense que du bien mais le lui dire serait accepter que l’on va licencier. Aujourd’hui, c’est non, on ne licencie pas. Je le lui répète. Et on ne se repose pas la question avant le 20 avril. Elle raccroche contente. Je raccroche perplexe. Depuis le début, je suis inquiet, vigilant mais confiant. Confiant ou inconscient ?

Une banque à qui vous n’avez rien demandé…

Rendez-vous téléphonique avec Laurent, le Directeur général de Sixième Son, et Nathalie, la Directrice financière. Nathalie ressent que malgré tout le temps qu’elle passe sur le sujet, il y a besoin d’un accompagnement supplémentaire pour la constitution de notre dossier pour obtenir l’aide de l’État. Reste à savoir où le trouver. La Banque Populaire nous informe que le remboursement de notre emprunt est suspendu pour 6 mois. C’est un emprunt conséquent contracté pour financer des investissements et notamment l’extension de nos locaux et le développement de nos studios. Je relis ce mail. C’est une bonne nouvelle mais c’est tout bonnement surréaliste. C’est ce genre de message qui fait prendre conscience de l’incroyable situation que nous traversons. Une banque à qui vous n’avez rien demandé qui vous dit « On oublie les remboursements pour six mois ».
Autre mail, autre style. Un client nous apprend la suspension de notre contrat pour une durée de 6 mois, c’est-à-dire jusqu’à fin septembre. Nous réagissons tous de la même façon. Pourquoi fin septembre ? Et entre-temps, vont-ils payer ce qu’ils nous doivent depuis 8 mois ? C’est la première fois depuis le début de la crise que nous avons le sentiment que quelqu’un tente d’en profiter…

Confiant ou inconscient ?

Je fais une pause. Grand bien m’en a pris. Isa laisse éclater sa colère bruyamment. Et j’en suis la cible. Ce que je pressentais se concrétise sous mes yeux. Elle est vraiment furieuse. Pour elle, tout ce temps que je passe, cette énergie que je dépense au service de l’équipe, pour Sixième Son, pour tous ces gens qu’elle ne connaît pas, « pour le business », tout cela se fait à ses dépens. Cela fait longtemps que je n’ai pas pris de ses nouvelles à elle, des nouvelles de ses parents. C’est elle qui le dit, et je la crois. Sanglots. J’ai beau avoir vu venir la crise, je n’ai pas su l’empêcher, entraîné par ce quotidien, par ces innombrables calls qui rythment mes journées, par ce sentiment d’être « en responsabilité ». Je n’imaginais pas son stress parce que je projetais sur elle ma perception de notre situation familiale. Je reste confiant en ce qui nous concerne. Confiant parce que nous nous sommes mis en confinement total bien avant tous les autres. Confiant parce qu’après 14 jours ici, personne ne montre aucun signe suspect. Préoccupé certes, mais confiant. Confiant ou inconscient ?

Gérer les priorités

Apéro digital avec le reste de l’équipe. Il est 18h à Paris, mais 13h à New York. Un peu tôt pour l’apéro. Je prends un verre, mais il est rempli d’eau ! Là aussi, comme la dernière fois, beaucoup de monde. Les premiers échanges sont plutôt légers. Une phrase entendue la veille est répétée par un membre de l’équipe. « C’est long, très long. Heureusement, pour l’instant j’arrive à m’occuper. Sinon, je deviens folle ». Tout le monde rigole. Moi aussi. Isa dit « À table ! ». La scène de tout à l’heure me sert de leçon. Je quitte précocement le petit échange convivial de l’équipe. Je suis le dernier arrivé à table. Les enfants me tancent d’un regard qui en dit long.

Comment faire les choses bien ?

Le déjeuner terminé, je retourne à mon ordinateur. Je repense à cette dernière phrase entendue lors de l’apéro digital « Sinon, je deviens folle ». Pas de quoi rire. Cette phrase me met mal à l’aise. Je sais très bien que beaucoup n’ont déjà plus grand-chose à faire. Ce sera bien pire la semaine prochaine. Quel sera l’impact psychologique sur eux, sur l’équipe, sur sa cohésion, sur le sentiment d’appartenance à l’agence, sur la capacité de chacun à rebondir ? Lors de la crise de 2008, la fameuse crise des subprimes, nous avions connu un très gros coup d’arrêt à l’activité et nous avions dû prendre des mesures internes, nous réorganiser. J’avais bien vu que cela avait constitué un défi à la cohésion de l’équipe. D’abord, il y avait ceux qui comprenaient parfaitement et d’autres pas du tout. Parmi ces derniers, il y avait ceux qui trouvaient qu’on en faisait beaucoup, trop, qu’on dramatisait. Visiblement, l’un des créatifs à l’époque imaginait que c’était surtout une aubaine pour le petit patron que j’étais. J’imposais des mesures dont en réalité j’étais le seul gagnant, selon lui. Il avait cherché à en convaincre deux de ses collègues qui m’en avaient parlé. J’étais soulagé qu’il n’ait pas contaminé les autres, mais il avait essayé. J’avais pris beaucoup de temps pour lui montrer que je faisais ce qui était possible pour limiter l’impact négatif pour chacun. Cela avait servi mais j’en garde un mauvais souvenir. La crise actuelle est très différente. Je suis pourtant convaincu qu’un danger similaire peut exister. Il faut accompagner chacun. Tout le monde n’a pas la même maturité, les mêmes craintes, la même compréhension. Certains ont leurs a priori. Certains voient le mal partout. Je ne me sens pas particulièrement bien préparé pour cet accompagnement psychologique. J’envoie un message à un copain psy. Je veux creuser la question. « Pas dispo maintenant, je t’appelle lundi ». Vivement lundi.

Il faut trouver les mots

J’appelle ma sœur. Mon neveu n’est pas sorti de l’hôpital car il n’a pas eu les résultats de ses derniers examens. « Ce sera sûrement pour dimanche ou lundi » me dit ma sœur. Je me fie à la sérénité de sa voix. Ou est-ce de la résignation ? C’est avec la même voix qu’elle me dit que sa voisine est infectée et qu’elle trouve que ça se rapproche. « Ça va aller, tu sais ». C’est tout ce que je trouve à lui dire. Pas brillant.

La déconnexion a du bon

Nous avons décidé de refaire dès ce soir le même exercice que la semaine dernière. À compter de ce soir et pour 24 heures, plus de téléphone, pas de TV, aucun écran. Donc pas de news, pas de chiffres sur l’épidémie. C’est comme cela que s’achève une journée dense. Et plus encore que la veille, il y a bien plus de questions que de réponses.

Journal du 28 mars 2020
15e jour de confinement
Je prends goût à cette vie sans écran. Et à part Gabrielle, les enfants aussi. Tournoi de backgammon, Monopoly, Trivial Pursuit. Pause lecture. J’attaque Aleph, de Paulo Coelho. Ma lecture est laborieuse et après 150 pages, j’abandonne. En temps normal, j’aurais sans doute beaucoup aimé. Là, dans ce contexte d’épidémie et de tension, je n’ai pas envie de me plonger dans les méandres de la réflexion d’un autre sur le sens de la vie, la quête de spiritualité, la place du doute, de la vérité et du temps qui passe. Isa me passe Idiss, de Robert Badinter. Formidable. J’imagine le bonheur qu’a dû ressentir l’auteur à faire revivre ses aïeux dans ce récit fascinant. J’imagine aussi la douleur de traverser avec eux des épreuves effroyables, nombreuses et finalement pas si éloignées de lui, de nous. J’imagine la fierté de ses enfants à découvrir l’histoire d’une lignée que l’on apprend à connaître avec une femme illettrée née dans la misère de Bessarabie et qui porte au sommet de l’État, en France, l’un de ses petits-enfants. C’est aussi un plaidoyer pour la République, celle qui fait triompher les trois mots portés au fronton des Mairies.

Il y a des premières fois dont on se passerait bien…

Sans écran, plongé dans un bon bouquin, le temps passe finalement vite, très vite. 24h et une minute : les enfants se lancent dans une course effrénée à celui qui rallume son écran le premier. Si Netflix et TikTok se sont sentis abandonnés ces dernières heures, les voilà réconfortés. Je me plonge d’abord dans les infos. Je retiens que pour la première fois de son histoire, le chômage a connu une augmentation de 3 millions de demandeurs d’allocation en une semaine. Pour la première fois. Une expression que l’on entend beaucoup trop ces derniers temps. Je jette un œil à mes emails. Quelques lignes en plus à mettre dans ma liste des tâches. Je n’y passe pas plus de 5mn. Je veux garder le bénéfice de cette journée de déconnexion.

Confinement et solidarité

Demain, nous avions à l’agenda un programme prévu de longue date : la distribution annuelle des paniers de Pâques pour les personnes âgées en difficulté dans le Bronx. Cette distribution, à laquelle nous participons depuis 4 ans, est maintenue par les organisateurs. Nous n’irons pas. Pas d’exception à notre confinement total. Cette décision provoque des questions des enfants. Conseil de famille avant d’aller au lit. Ensemble, nous décidons que le budget don, généralement alloué en fin d’année, sera entièrement voté ce soir et l’argent envoyé dans la foulée. Théo veut y rajouter un peu d’argent de sa tirelire. Les deux grandes suivent. Chacun prend la parole, expliquant ce qu’il croit être juste et opportun. On commence logiquement par ceux qu’on n’ira pas réconforter demain : la moitié du budget va aux nécessiteux du Bronx. Dans un souci d’équité, tout le monde s’entend pour en faire autant pour ceux qui, en France, sont dans une situation similaire. La séance est levée. Finalement non. Isa prend la parole pour un petit rappel familial. Son grand-père a créé une association d’aide aux nécessiteux de Nice. Une association qui perdure malgré son décès il y a bientôt dix ans. « Une troisième moitié pour Nice alors » dit Elia, 6 ans. Difficile de faire plus clair. Un peu de rangement avant d’aller au lit. Je vérifie à nouveau. Aucun message sur WhatsApp concernant la famille ou l’équipe. Pas de nouvelles…

Journal du 29 mars 2020
16e jour de confinement
Changement d’habitude. Lorsque j’ai créé Sixième Son en 1995, j’ai travaillé 7 jours sur 7 pendant un an. Epuisé, je passe à 6 jours sur 7 pendant 18 mois. Sans doute les plus grosses bêtises que je pouvais faire, et j’en ai fait beaucoup à cette époque. Je me suis coupé des copains. Je n’avais plus de recul sur rien. Il a fallu une grippe interminable pour que je comprenne. Depuis 1997, je ne travaille plus jamais le week-end. C’est une règle. Aujourd’hui j’ai décidé de travailler. Et pourtant c’est dimanche. Quoi que. Les jours de la semaine ont-ils encore un sens ?

Quand va-t-on devenir fous ?

J’ai commencé ma journée à la recherche de documentation. J’ai encore cette phrase qui trotte dans ma tête. Celle de Vanessa, parlant du confinement. « C’est long, c’est très long. Pour l’instant, j’ai du travail, sinon je deviens folle. » Je le prends comme un défi. Et j’imagine aisément que c’est un défi qui va se poser à beaucoup de monde. Une bombe à retardement. J’aimerais savoir à partir de quand ce genre de bombe peu exploser. À partir de quand ce confinement va nous rendre fous.

Tels des astronautes, confinés, mais sans la gravitation.

Je me souviens avoir lu en diagonal, il y a quelques années, un rapport de l’agence américaine de psychologie sur les défis d’un voyage vers Mars. Un voyage qui pouvait nécessiter un confinement de 2 à 3 ans. Au mieux, 18 mois dans un engin spatial. Pas une place folle dans un engin spatial. Je retrouve ce document. « C’est un défi technique d’envoyer un homme dans une fusée en direction de mars, mais le plus gros challenge relève des Sciences Humaines. » Le mot confinement, le mot isolation y sont répétés à foison. J’admets : notre situation actuelle n’est pas tout à fait comparable. Notamment en raison de la gravitation. Et la gravitation semble avoir un impact psychologique majeur sur les astronautes. Pourtant, il y a cette phrase : « Nous savons depuis longtemps qu’un astronaute loin des siens, loin des gens, et qui n’arrivent pas à échanger facilement avec eux se trouve en situation de conflit […] avec des problèmes psychologiques tels que l’anxiété et la dépression ». Je rappelle une amie spécialiste du bien-être au travail. Je souligne ces deux mots. Anxiété. Dépression.

Le cannabis comme remède ?

Drôle de coïncidence. Au même moment un ami de San Francisco m’envoie une photo très explicite : une grande feuille de Cannabis, avec ce commentaire « Vive le confinement ». Surprenant. Quoi que. Chacun sa gestion de la crise. Les autorités locales californiennes, qui ont appelé au confinement depuis le 17 mars, ont décrété que les commerces de cannabis devaient rester ouverts. Commerces essentiels. Dans certains États du pays, ce sont les marchands d’armes qui ont eu droit à ce qualificatif. Étrange. En Californie, dans un premier temps, les vendeurs de Marijuana ne figuraient pas sur la liste des lieux autorisés à commercer. Après seulement un jour, devant le tollé, voilà l’interdiction levée. Les services de santé de la ville ont expliqué que l’usage médical du cannabis aidait les gens à soulager leurs douleurs. Et qu’en ces temps de confinement, le cannabis aidait aussi à lutter contre l’anxiété et la dépression. Nous y voilà encore.

Prions pour le lave-linge

Il y a un bruit de fond qui me trouble depuis ce matin à la maison. Un ronronnement permanent qui dure sans discontinuer. Cela berce mes lectures, jusqu’à un certain point. Ronronnement agaçant. Nous n’avons pas de chat. Nous avons 5 enfants. Et ce ronronnement, c’est la machine à laver le linge. « J’ai commencé à 8 heures. Et il y en a encore pour 8 heures avec tout ça ! ». Isa me rappelle que c’est bientôt mon tour de m’en occuper. J’ai le droit à un briefing. Si je comprends bien, au début du confinement, les enfants ne se changeaient plus, ne s’habillaient plus, ne se lavaient plus. Pyjama du matin au soir. Depuis une semaine, c’est le contraire. Les paniers de linge sale débordent en permanence. Pas l’impression pour autant qu’ils se lavent davantage. Je commets l’erreur de faire remarquer qu’elle est bien bruyante, cette machine. « Le jour où tu ne l’entendras plus, prépare-toi à faire le lavage à la main, et là, tu vas regretter le doux son du tambour qui tourne. Alors prie pour que ni le lave-linge ni le réfrigérateur ne tombent en panne ». À part « Amen », je n’ai rien trouvé à dire.

« Il me tarde d’être à demain »

J’appelle Daniele, ma sœur ainée, pour prendre des nouvelles de mon neveu. Elle ne répond pas. Je retenterai plus tard. Non. C’est elle qui m’écrit. « Trop fatiguée pour parler. Je suis très fatiguée depuis ce matin. Je commence à avoir de la fièvre. ». Ma sœur a 11 ans de plus que moi. Elle aura 60 ans en octobre.
Ce n’est pas une très bonne journée qui s’achève. Il me tarde d’être demain matin et d’entendre ma sœur me dire qu’elle va mieux et qu’elle n’a plus de fièvre.

Journal du 30 mars 2020
17e jour de confinement
Ma sœur répond à mon appel. Elle parle presque normalement. Juste plus doucement que d’habitude. Elle a toujours de la fièvre et se sent très fatiguée. J’entends son mari qui parle, à côté d’elle. Lui a 63 ans. J’ose cette phrase indécente. «Ton homme devrait peut-être se tenir à distance ». Je lui demande de m’excuser dans la foulée. Ça n’a aucun sens. L’appartement n’est pas grand. Si elle l’a attrapé, il l’attrapera. Autant s’y faire et espérer le meilleur pour chacun d’eux.

De retour à l’école

C’est le dernier jour avant que tous les enfants ne reprennent le chemin virtuel de l’école. Pour mieux préparer cette rentrée inédite, nous avons repris quelques bonnes habitudes. Par exemple, les réveils. Tous ont sonné à 7h. Cela faisait bien 15 jours que ce doux bruit n’avait pas retenti dans la maison. La différence n’est pas énorme d’ailleurs. Personne ne bouge. Personne. Alors moi non plus.

Gare à l’excès de confiance

Le premier rendez-vous téléphonique est l’habituelle réunion sur la situation financière et les mesures de sauvegarde. Pascal, qui dirige le cabinet d’expertise comptable qui accompagne Sixième Son depuis 25 ans, nous a fait passer un bref mémo. Il nous encourage à être le plus prudent possible, à ne pas pécher par excès de confiance. « Si vous pouvez repousser toutes vos échéances de remboursement, de dette, de charges, faites-le. Je ne suis pas alarmiste, je vois juste ceux qui étaient sereins il y a 10 jours ne plus l’être du tout. » Je reste convaincu que la clé de cette épreuve reste pour Sixième Son la cohésion de l’équipe et notre capacité à nous faire payer par ces clients qui nous doivent encore de l’argent. Je le dis. Pascal insiste. « Michael, vous n’avez aucune raison d’être confiant. Personne n’en a. »

Rire encore un peu !

Patrick m’a laissé un message vocal sur mon portable. C’est l’ancien directeur de la communication de l’une des plus grandes entreprises publiques française. Un homme rigoureux, très organisé, clairvoyant, une tête particulièrement bien faite. Dans cette journée sous tension, son message me vaut une franche rigolade. Ici, aux États-Unis, tous les téléphones retranscrivent en texte les messages vocaux reçus. Incongru parce que mon téléphone ne reconnaît pas que Patrick parle en français. J’imagine parfaitement ce genre de texte sans queue ni tête venant d’un service secret type Mossad. Sauf que venant de Patrick ou du Mossad, même un message sans queue ni tête ne se finirait pas par « Tu m’as manqué tellement c’est coquin ». Je me trompe peut-être au fond.

Les mots perdent du terrain

Je devais être en Italie cette semaine. J’y serai par voie électronique jeudi. L’Institut Européen du Design, basé à Rome, confirme ma conférence devant leurs étudiants. Il y a quelques mois, j’avais donné une longue interview à l’un de leurs professeurs sur le rôle du son au service des marques. Une partie de mon intervention portait sur la place du son et de l’émotion dans un monde de défiance. Un certain nombre d’études nous ont par exemple permis de mesurer que les mots perdent du terrain auprès d’une frange croissante de la population. Les mots sont mis en question. Si vous dites, « je suis beau », alors beaucoup comprendront que vous êtes moche, notamment parce que si vous étiez beau, vous ne ressentiriez pas le besoin de dire que vous l’êtes. Pervers, mais réel. Dans ce monde où l’explicite devient suspect, notamment chez les jeunes générations, le pouvoir des émotions est décuplé. Le langage musical s’offre comme une alternative formidable à condition de savoir le mettre en œuvre. C’est l’objet d’une bonne partie de mon intervention.

New York a fini par s’endormir

Je prends une guitare. Je regarde par la fenêtre. Une femme marche avec un masque, mais il est simplement posé sur son menton. Et pour cause. Pour fumer, pas le choix. Elle fume nonchalamment dans cette rue qui ne se ressemble plus. Les places de parking y sont désormais légion. Inconcevable. Beaucoup de New Yorkais ont quitté la ville ce week-end. Ils fuient New York. Ils vont au Nord dans les Catskill. Ils vont à l’Ouest dans les Hamptons. Ils vont là où ils ne croiseront plus grand monde. Ils vont loin des supermarchés où les gens continuent de se coller les uns aux autres. Ils vont loin des foules qui continuent parfois de se former subitement dans les parcs. Ils vont loin de la vision profondément troublante et déprimante de la ville qui ne dort jamais et qui semble dormir d’un sommeil mortel. Je prends ma guitare et je joue Back to Black, Amy Winehouse. Eva Luna vient s’asseoir à côté de moi et elle chante. Cette chanson déprimante la fait toujours rire. C’est toujours drôle pour une fille de 10 ans d’entendre son papa dire des gros mots ou chanter un texte qui dit « il a gardé son zizi mouillé ». À quoi ça tient, parfois.

Cruelle notion du temps

Je finis la journée comme je l’ai commencé. Je pense à ma sœur. Dans ma tête, ma sœur a 15 ans, c’est ma grande sœur, elle veille sur le pitchoune que je suis. Elle a 20 ans, c’est l’aventurière qui a quitté la maison, conduit sa propre voiture « comme une grande », a des amoureux et part vivre à la capitale, elle me demande si ça va bien à l’école. Elle a 35 ans, elle est maman, elle est mariée, elle fonce dans tout ce qu’elle fait. Elle me demande comment ça se passe avec les filles. Ce matin, j’ai compris que ma sœur avait 60 ans. Et ce que je comprends ne me plaît pas.

Journal du 31 mars 2020
18e jour de confinement
Je me lève en sursaut. La rentrée. Zut, il faut préparer le petit-déjeuner et réveiller les enfants. Toutes les écoles ont été claires sur ce point. Les petits doivent être prêts et notamment habillés pour 8h25, exactement comme s’ils allaient à l’école. Vite. Je secoue Isa, qui ne bouge pas. Je file sous la douche. Ça pique. Je file à la cuisine. Je lance un café pour Madame. Pas simplement par charité chrétienne. Si elle n’a pas son café, Isa ne bougera pas. Si elle ne bouge pas, personne ne bougera. Je retourne dans la chambre avec le café. Déjà essoufflé. Je souffle sur la tasse pour que le parfum parvienne jusqu’à ma douce. « Mon ange, debout, il faut préparer les petits ». Elle ouvre un œil. « C’est bien, chéri, tu peux te recoucher, la rentrée, c’est demain ». Elle referme les yeux.

Homeward Bound

Nous sommes donc mardi. Pas mercredi. Je suis debout et tout le monde dort. Je n’ai pas du tout envie de me rendre utile. Je n’ai envie de rien. Peut-être de me faire plaisir. Alors, je vais surfer sur les sites des magasins de guitares, de vieilles guitares. Je suis frustré que ma Telecaster soit restée chez le luthier à Paris. Je fantasme méchamment sur des modèles des années 50. Je me console en reprenant ma Gibson SJ200 Jumbo, mon bijou. J’attaque une version acoustique de Purple Rain, Prince. J’enchaîne avec un vieux tube de Simon & Garfunkel, Homeward Bound. D’actualité dans ce contexte. Isa me rejoint, encore à moitié endormie. Piensa en mi, de Luz Casal, tiré de la bande originale du film Talon Aiguilles, de Pedro Almodóvar.

« On ne lâche rien »

Au travail. Je fais le tour des comptes en banque de l’agence. Nous recevons un paiement important de deux de nos clients. La journée commence bien. Chaque paiement est une bataille gagnée. L’équipe administrative de l’agence est sur le pied de guerre depuis le début sur ce sujet. Je leur envoie un petit mot de félicitations. Nathalie, la CFO, me répond : « On ne lâche rien ». Une bénédiction de l’avoir avec nous.

Il faut que j’arrête de regarder les news

J’avais trouvé la dernière conférence de presse d’Edouard Philippe remarquable. Un vrai tournant dans la communication. Sans doute l’une des meilleures que j’ai vues depuis des décennies. La dernière conférence de presse de Donald Trump est elle aussi à montrer dans les écoles. Pas pour les mêmes raisons. Tout me semble incroyable. Et comme beaucoup, je ne vois que ce slide qui dit : « Objectifs : 100 000 à 200 000 morts ». Comme beaucoup je me demande qui a pu commettre un pareil slide. À quoi ça sert ? Il faut que j’arrête de regarder les news. Il faut que j’arrête de regarder les courbes. Je lance un appel à contributions. Je lance un cri au monde et à ses génies de l’informatique : quelqu’un pourrait-il inventer le contrôle Covidal ? Un logiciel à mettre sur les ordinateurs, les tablettes, les téléphones et qui empêche de consulter les infos sur le virus. Là, contrairement au contrôle parental, les contenus pour adultes seraient autorisés. On ne peut pas se priver de tout.

Ne penser à rien

J’ai un dossier sur mon bureau. Il s’intitule. « Préparer la sortie ». Pas la force de l’ouvrir. Il y a des moments où j’ai envie d’être sur tous les fronts. Et puis des fois, non. C’est peut-être mon premier moment d’abattement. Une fois passés les calls habituels, je me rends compte que je n’ai envie de rien faire. Je crois que je pourrais me caler dans un fauteuil et jouer un paquet d’heures à ces jeux débiles qui occupent généralement 30% des gens dans le métro. Les Candy Crush, les HomeScape, les Brain Out. Ce n’est pas que j’ai envie de procrastiner. J’ai envie de ne penser à rien. Je crois qu’en 2008, quand la crise des subprimes est arrivée, j’ai fait face à la crise sans sourciller parce que j’étais bien dans mon rôle. C’est ce que j’avais à faire. Il n’y avait rien d’autre à faire. Cet après-midi, je me regarde me battre pour préserver l’agence et ses équipes. Beaucoup d’énergie, beaucoup de temps, beaucoup de bruit. À cet instant, cela me semble dérisoire. Il y a d’autres choses à faire, mais je ne les ferai pas. Je ne suis pas médecin. Je suis père de famille et je n’irai pas dans la gueule du loup. Je n’irai pas au front. Je ne sauverai personne. Paul, le directeur de la marque de l’une des plus grandes compagnies d‘assurance au monde, m’envoie un sms pour prendre des nouvelles. Il conclue son message par : « Et si tu veux faire une jam session par Skype avec l’équipe, ça nous fera du bien à tous ». C’est peut-être à ça que je peux être utile.

Love Story

Isa s’entête sur Love Story à la guitare nylon. Elle y arrive de mieux en mieux. Son jeu gagne en nuance et en précision. Elle joue Love Story dix fois par jour depuis le début du confinement. Il y a un message. Peut-être. Est-ce qu’Isa se raccroche à ce qu’elle connaît ? Love Story, c’est l’histoire d’un amour qui vire au drame à cause de la maladie. D’une maladie qu’Isa connaît bien. La maladie est un sujet tabou pour Isa depuis qu’elle est petite. Aujourd’hui, la maladie encercle le monde et il faut faire avec. Je me trompe peut-être. Ou pas. Chacun s’en sort comme il peut. À chacun ses repères pour faire face à cet épisode de science-fiction dans lequel nous sommes tous plongés. Pas certain que ça nous donne la pêche, ça.

Fifa sur la to-do list

Théo vient me chercher. « Papa, si tu ne fais rien, tu veux apprendre à jouer à Fifa ? C’est nul que tu ne saches pas jouer. C’est nul que tu ne joues pas avec moi ». Voilà un bon challenge de confinement. Plein de sens. Dans ma to-do list, je rajoute « Jouer à la Xbox avec mon fils ». Je le lui dis : « Rajoute un truc à ta to-do list, me dit-il. Laisser mon fils jouer davantage à la Xbox. »

Journal du 1er avril 2020
19e jour de confinement
Ce matin, le réveil s’est montré cruel. Il ne nous a pas laissé l’ignorer. Les petits ont eu beaucoup de mal à s’endormir hier soir. Comme une veille de rentrée. Résultat : je me suis couché à 1h, après trois ou quatre tournées des couchages. Bethsabée avait du mal à dormir. Elle a fini par engager une conversation inattendue mais que j’ai adorée. Elle m’a parlé de toutes les questions qu’elle se pose sur la transformation de son corps d’adolescente. Des questions sur les garçons aussi. Théo, qui nous a entendu parler, a voulu sa part d’intimité aussi. Il s’est alors engagé sur un terrain beaucoup plus personnel, bien plus délicat. « Papa, est-ce que je pourrai continuer à jouer à la Xbox tant qu’on sera bloqué à la maison ? Et à Fifa !» Bien tenté, car à 1h du matin, par fatigue, par lassitude, il a pu s’imaginer que je cèderais. « Dans tes rêves mon fils. Ça tombe bien, c’est la bonne heure pour rêver. »

Chaque matin se suit…

Allez, débout. Mon seul réconfort, ce matin, c’est que ni Isa ni moi n’allons devoir courir pour accompagner les cinq petits. Il y a des jours où il me suffit d’y penser pour perdre le bénéfice de la douche matinale. Autre consolation : personne ne débarque dans la cuisine à 8h en hurlant « C’est quoi la lunchbox aujourd’hui ? ».
Comme hier, je commence la journée en envoyant un message à ma sœur. Pas de réponse. J’appelle. Elle ne répond pas. Daniele is typing. C’est déjà un bon signe. « La fièvre ne descend pas et je ne peux pas prendre de Doliprane autant que je voudrais. Mal dormi. Exténuée. » Le temps va être long. Pour elle. Pour son mari. Pour nous tous. Le temps est suspendu pour la moitié de l’humanité. Dingue. Tout le monde pourtant n’est pas logé à la même enseigne. Il y a ceux qui attendent la fin du confinement et ceux qui attendent la guérison.

On cède, pour le moment

Gabrielle, 4 ans, devient de plus en plus difficile à gérer. Elle n’obéit plus. Elle se met à pleurer pour un oui, pour un non. Elle ne lâche plus Isa d’un mètre. Et personne d’autre qu’elle ne peut approcher Isa, sinon, elle hurle. Elle a décidé qu’elle ne mettait plus de culotte avec un nœud décoratif, qu’elle ne voulait plus mettre de chaussettes, sauf les roses, et que seules les bottes de neige lui convenaient. Il faut qu’on trouve du temps pour elle, pour la rassurer, pour lui montrer que tout va bien. Ce temps, on ne l’a pas pour le moment. Alors, on cède à ses caprices. Pour le moment.

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