Quand les classes moyennes nous parlent de leur vie depuis 10 ans et dans 10 ans. Une étude de Free Thinking, laboratoire d’étude communautaire et de planning stratégique de Publicis Media montre que la classe moyenne française est bien plus résiliente que ce que les sondages nous en donnent souvent à voir et qu’elle est toujours debout…
Depuis 2007(1), Véronique Langlois et Xavier Charpentier, directeurs associés du Laboratoire d’Etude Communautaire et du Planning Stratégique FreeThinking (Publicis Media) radioscopient la classe moyenne de notre beau pays. Au total, dix ans de conversation et une trentaine d’études quali-collaboratives ont été menées avec plus de 3000 Français. En 2017, les deux fondateurs ont souhaité mettre en perspective ces dix ans écoulés et réaliser une interrogation spécifique menée en juillet et décembre auprès d’une communauté de 132 Français des classes moyennes dont un tiers de millennials. Alors concrètement, comment les classes moyennes ont-elles véu cette décennie particulière, marquée par la crise de 2008 et les multiples secousses qu’elle a entraînées, par trois élections présidentielles, par Charlie, le 13 novembre et Nice, mais aussi par une explosion sans précédent des nouvelles technologies, l’avènement du smartphone, la montée de nouveaux modes de consommation ? 10 enseignements sont à tirer.
– Pour la classe moyenne, la vie continue. Les temps sont difficiles bien sûr : notamment en termes de pouvoir d’achat et d’emploi. Le mot crise n’est pas cité spontanément : l’événement est derrière eux, il marque encore leur présent, mais ils sont passé à autre chose. « Les trajectoires de vie qu’ils nous décrivent sont rarement rectilignes. Elles sont parfois interrompues par des accidents de la vie : chômage longue durée et maladies. Mais le plus souvent ralenties ou reconfigurées : changement de travail contraint, projets contrariés par la stagnation des revenus ou la pression fiscale, recomposition familiale… 10 ans de vie dans la crise, c’est 10 ans de vie au ralenti. Quels que soient les événements, ce qui compte avant tout, c’est d’avancer. Malgré la crise », constatent Véronique Langlois et Xavier Charpentier. Quant aux millennials, ils n’évoquent pas la crise -décalage générationnel oblige. Leurs préoccupations sont souvent éloignées du tumulte économique. Les difficultés de vie qu’ils rencontrent depuis sont évoquées avec moins de tension que par leurs ainés car sur dix ans, les bénéfices que leur a apporté leur nouvelle vie d’adulte (familiale/personnelle) l’emportent sur les difficultés qu’elle peut comporter (financières, de travail).
« Il y a 10 ans j’habitais une autre région, j’avais un autre emploi et mes enfants étaient encore mineurs. Je me voyais dans le futur juste avec mon mari sans les enfants, peut-être des mariages ou des petits enfants. Mais 10 ans après, j’ai toujours mes enfants majeurs à charge et à mon domicile car le marché de l’emploi est difficile pour les jeunes diplômés, aucun mariage n’a eu lieu et aucune arrivée de petits enfants. Une mutation m’a fait traverser la France d’Est en Ouest et même si la région est magnifique, le travail lui est une catastrophe. J’espère que dans 10 ans, la situation sera meilleure », déclare ainsi un interviewé Tybrau57.
– « Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme de volonté » : cette phrase du philosophe Alain, ils la font leur. Loin du pessimisme et du ressentiment qui collent souvent à la peau des Français dans les sondages, ils refusent la victimisation. Avancer, essayer de garder la tête froide face aux événements et d’abord aux difficultés économiques… « C’est à une leçon de résilience que nous sommes invités. Rien n’est facile, mais beaucoup reste possible. Projet, optimisme relatif, volontarisme sont malgré tout les maîtres mots de leur décennie », détaillent V. Langlois et X. Charpentier. « Les illusions sont vite anéanties quand vient l’entrée sur le marché du travail. … De petits boulots en petits boulots, on finit par laisser tomber son projet initial. Pas de regret, il faut regarder le chemin, pas les résultats, et nous sommes tous le produit de nos réussites et de nos échecs… Les choses se mettent en place doucement mais sûrement », explique ainsi un millennial (Charlie) .
– La nouvelle ascension sociale, c’est la conquête de la stabilité. Depuis 2007, un objectif de fond est toujours réaffirmé par ces classes moyennes qui ne s’en laissent pas compter : être autonomes, construire leur vie, s’accomplir dans la recherche d’un équilibre qui permette de surmonter les difficultés. En 2017, quand ils parlent de leur vie, le mot « stabilité » est le deuxième qu’ils emploient, juste derrière « chômage » et « pouvoir d’achat », alors que « start-up », « entreprendre », « aventure » sont quasi absents de leur vocabulaire.
Une pyramide des aspirations très sage
– Apprendre à vivre avec la crise pour mieux la dépasser. Au quotidien, c’est à cela que servent la résilience et le volontarisme. L’un comme l’autre ont été indispensables pour vivre et apprendre à vivre dans la crise. La culture de la déflation dont on constatait l’émergence en 2014 n’est pas une culture du repli mais bien de l’adaptation. Ce qui était douloureux en 2012 ne l’est plus aujourd’hui. Ce qui était encore à apprendre en 2014 est acquis en 2017. Le big bang continu de la distribution et du collaboratif qui a eu lieu depuis 10 ans les a aidés à réformer leur consommation et à se sentir plus forts aujourd’hui. La sortie de crise n’est pourtant pas en vue. La question de l’emploi et du pouvoir d’achat est très présente. En revanche, il peut y avoir dépassement de la crise pour entrer dans l’ère de la consommation réformée qui n’est pas l’anti consommation. Mais une consommation dont on change les règles : restrictions choisies, responsabilité, plaisir. « Si je prends mon exemple, je consomme bio pour mes fruits et légumes depuis 1 an environ, on n’achète aucun produit « tout fait » sauf les nuggets et autres pour notre petite puce, et je ne gaspille plus rien. En achetant mieux et plus sain, je prends soin des produits que j’achète et je ne veux pas en jeter car je sais ce qu’ils valent », affirme Linkin7, un Millennial interrogé.
– Entre Nouvelle Belle Epoque et Dark Ages… Se mettre à l’écoute de ces Français des classes moyennes, c’est apprécier leur enthousiasme pour une époque qui est à leurs yeux porteuse de progrès décisifs. Même si des risques existent, c’est l’enthousiasme qui domine, quand ils évoquent les technologies nouvelles qui nous promettent de révolutionner la mobilité, de découvrir le monde, de fluidifier tous les domaines de la vie quotidienne, l’accès à une consommation mieux maîtrisée… Mais, « en même temps », c’est la possibilité d’une régression majeure de notre société qui frappe les esprits depuis 2015. Retour à un Moyen Âge fait d’éducation nationale et parentale à la dérive, de système de santé disloqué, de monde du travail déshumanisé, et enfin de violence à la fois quotidienne et radicale… Les peurs sont circonscrites, mais plus extrêmes que jamais. « La fin d’un monde devenu pour partie illisible est un futur possible », soulignent Véronique Langlois et Xavier Charpentier. Et c’est nouveau.
« La technologie, c’est génial, j’en ai fait mon métier. On vit à 100 à l’heure en termes de progrès. Mais ça fait peur, on parle d’IA et on se demande si tout ce que l’on a pu voir dans certains films d’anticipation ne sont pas des visions de notre futur. J’aimerais parfois que le temps s’arrête », reconnait un interviewé Lolulecha.
– Classes moyennes assiégées. Résilients, volontaristes, optimistes par principe… Mais isolés, ayant le sentiment de porter l’essentiel du fardeau de notre système social sur leurs épaules sans aide ni de la France d’en haut ni de la France d’en bas : se sentir appartenir à la classe moyenne, aujourd’hui, c’est aussi le plus souvent se sentir à contre-courant des valeurs dominantes, né pour la peine, et en décalage. « Mérite, ordre, famille, autonomie, pouvoir d’achat, 35H : ce sont leurs valeurs et leurs sujets, mais qui les porte et les prend en charge aujourd’hui ? », interrogent Véronique Langlois et Xavier Charpentier « à leurs yeux, personne. Pour ces classes moyennes, être au centre, c’est être sous pression, et seuls ».
« Souvent je me dis qu’on m’a enseigné pendant des lustres des valeurs qui n’ont plus cours aujourd’hui : la politesse, l’orthographe, la grammaire, la bienveillance… J’en viens à penser que je n’ai pas appris les bonnes choses pour me battre de nos jours », commente un interviewé Adamantin. « Voilà des années que les classes moyennes souffrent des politiques des gouvernements successifs. Elles sont la variable d’ajustement des choix budgétaires », renchérit Irmarie, autre membre du panel interviewé.
– Prendre le maquis ? Pour certains, souvent les plus âgés, la tentation de la désaffiliation est forte. Sortir du jeu, se recentrer sur ses seuls objectifs individuels et familiaux, protéger l’essentiel et ignorer le reste. Devenir le Robinson de Michel Tournier, passer à autre chose, refuser toute vision collective, ne plus voter… Gérald Andrieu, dans son livre sur la campagne présidentielle de 2017, Le peuple de la frontière, note ceci : « cette présidentielle aura généré un désintérêt pour la chose publique sans commune mesure. En particulier dans les rangs des classes populaires qui n’ont pas trouvé un candidat capable, à lui seul, de capter tous leurs votes ». Écouter les classes moyennes, décrire leur rapport au politique depuis 2007, c’est aussi entendre qu’une partie d’entre elles a déjà rejoint les classes populaires. L’offre politique était décevante, elle est devenue désespérante.
– Donner sa chance au sang neuf ? « Mais pour la majorité, c’est une dynamique de ré-affiliation explicitement suscitée par l’émergence et l’élection d’Emmanuel Macron qui se fait jour. Autour d’une idée simple : il propose non pas autre chose, mais ce que devrait toujours être la politique, c’est-à-dire un espace de débat où on peut ne pas être d’accord, mais dans lequel celui qui est élu respecte le mandat que ses électeurs lui ont donné. Une « meta-vision » de la politique en somme, qui la réhabilite dans sa pratique », soulignent les deux auteurs de l’étude. Même si l’opposition est forte parmi ces classes moyennes assiégées, qui ne voient pour l’instant que ce qui met en risque leur pouvoir d’achat dans les mesures proposées par Emmanuel Macron, souvent vu comme un quasi-ennemi de classe.
– Et dans 10 ans ? Moi ça va aller, mais j’ai peur pour la société. Ma philosophie de vie doit-elle changer, pour affronter les dix ans à venir ? Non : pour moi, la vie va continuer. La conquête de la stabilité est un objectif plus pertinent que jamais. Le plaisir d’une consommation réformée est un horizon plus atteignable et légitime que jamais. Rien ne nous sera donné mais il faut continuer à avancer, en tant que personne… Pour la société française, en revanche, rien n’est joué. « Rien n’est encore perdu, mais tout peut basculer si les tensions d’aujourd’hui s’aggravent », redoutent Véronique Langlois et Xavier Charpentier. On craint une radicalisation du réel : basculer dans l’inégalité insupportable devant la maladie et la vieillesse. Basculer dans l’hypercompétitivité insupportable d’un monde du travail devenu fou. Dans l’insupportable échec d’une éducation qui ne se redresserait pas. Dans l’insupportable violence d’une nouvelle guerre, dont on ne sait pas à quoi elle pourrait ressembler mais qu’on sent, à nouveau, pour la première fois en dix ans, possible. « Je crains que la violence et l’insécurité n’empirent -mais j’ose espérer que l’homme fera preuve d’intelligence », approuve la Millennial JustineL.
– Une nouvelle utopie, vite ! Pour conjurer cette peur nouvelle que l’on croyait ancienne -la guerre- une nouvelle utopie se fait jour, chez la majorité d’entre ces Français des classes moyennes et notamment les plus jeunes : celle d’une société où l’on « referait corps ». Autour de quelques projets simples et surtout partagés : continuer à se construire dans la stabilité ; se donner des horizons de progrès en termes de consommation et de respect de l’environnement; défendre des valeurs qu’ils entendent d’autant moins abandonner qu’elles leur semblent plus fondamentales que jamais pour bâtir un avenir commun et durable. Se redonner une destinée collective. « Dans certains domaines, les plus proches de leur vie quotidienne, ils ont le sentiment de pouvoir agir, de pouvoir peser ensemble pour faire changer les choses. Au travers de la consommation, ils peuvent à la fois vivre mieux et agir pour l’environnement en limitant le gaspillage et en étant plus responsables dans leur acte d’achat. Ils gardent l’espoir de pouvoir le faire dans d’autres domaines, et surtout dans ceux où la régression leur semble la plus avancée -à l’exception de la violence terroriste qui reste du domaine de l’immaîtrisable. Comment ? Ils ne le savent pas exactement. Mais ils ont envie d’avoir confiance dans leur capacité à avancer ensemble et à mettre en œuvre cette utopie nécessaire. Non pas pour réinventer notre modèle, mais pour le préserver, tout simplement », résument Véronique Langlois et Xavier Charpentier.
« Dans dix ans, mes aînés passeront le bac et la vraie aventure va commencer : choix des études, de l’orientation de leurs vies… Je m’imagine toujours en France, avec plus de revenus issus du travail et de l’épargne accumulée depuis 10 ans… En tous cas, je m’imagine avec plus de revenus que maintenant, et du coup avec peut-être un retour des voyages, des restos. J’espère que je n’aurai plus à compter comme maintenant. Mais ce que je souhaite avant tout, c’est la santé de ma femme, de mes enfants, de mes proches, avec encore plein de projets. La société française ? Elle aura eu à répondre à la crise que nous vivons maintenant : soit elle aura retrouvé un souffle qui la tirera vers le haut, avec moins de gâchis et plus d’équité, ou bien elle aura implosé, incapable de maintenir plus longtemps ses contradictions, avec une violence née du dogmatisme, du désespoir et de la bêtise. Cela peut sembler très manichéen, mais je ne vois pas de juste milieu. Cela étant dit, j’ai confiance dans les institutions de la République, dans ses valeurs. On est loin du climat de haine qu’aimeraient faire naître des sectes comme Daech, et je m’en félicite », conclut un interviewé Gardiner. Acceptons-en l’augure…
Pour retrouver l’étude complète, cliquez sur la photo ci-dessous!
(1) Les graves et les aigus, étude Freethinking, mars 2007
(2) « Toujours debout », étude quali-collaborative online menée auprès de 132 Français des classes moyennes / revenu foyer net mensuel de 1800 à 2400 euros pour une personne seule / de 2400 à 5000 euros pour un couple / hommes et femmes, âgés de 18 à 65 ans et plus, dont 30% de 25-35 ans, 80% d’actifs (dont 10% en recherche d’emploi) – 10% de retraités – 10% d’étudiants. Les conversations se sont déroulées pour la première, du 29 juin au 10 juillet 2017 ; pour la deuxième, du 30 novembre au 6 décembre 2017 sur la plateforme fermée FreeThinking. 1500 contributions au total.