S’il est un domaine dans lequel s’exprime toute la diversité des stratégies d’adaptation, c’est bien celui de l’alimentation.
Dès les années 90, Claude Fischler, sociologue de l’alimentation, pointait, dans l’Homnivore, la « conscientisation » toujours plus grande de nos choix alimentaires et l’augmentation des stress (et des troubles du comportement) qui y étaient associés. À l’époque, pourtant, les choses étaient – rétrospectivement – relativement simples et se résumaient assez aisément : comment concilier le « bon » (plaisir) et le « bien » (santé), la vision de la santé se réduisant souvent à la minceur. Cette tension a fait les beaux jours du marketing du « light » et du « sans ». Elle est révolue.
Aujourd’hui, si le plaisir gustatif immédiat reste un intangible, le « bien » est devenu infiniment polysémique, et l’alimentation est non seulement un enjeu sanitaire avéré mais aussi économique, écologique et social. L’ensemble des oppositions structurant nos stratégies d’adaptation (individu vs collectif, immédiateté vs futur) peuvent donc être mobilisées, et toutes les combinaisons sont possibles. Ceci d’autant plus que l’offre en la matière reflète cet enchevêtrement de caractéristiques : label, prix, provenance, Nutri-Score…
Hyperchoix et anxiété
Remplir son panier ou son assiette est une nécessité quotidienne. C’est donc souvent par l’alimentation que la complexité du monde, ses bouleversements, nous parviennent, et que nous nous y situons.
Il y a – d’abord – la dimension économique : faire ses courses c’est, littéralement, éprouver son pouvoir d’achat. Pour reprendre les mots d’un participant à une étude récente sur le sujet « C’est quand on passe à la caisse qu’on voit ce qu’on vaut ».
Et, si l’alimentation ne représente, selon l’Insee, (enquête budget des ménages, 2017) « que » 15 % des dépenses des familles françaises, c’est un poste à haute valeur symbolique. L’essor renouvelé du hard discount comme le « bouclier anti-inflation » de Leclerc témoignent du poids et de l’actualité de cette préoccupation. Il serait inconcevable de l’occulter.
Mais, même en faisant abstraction de cette variable importante, les arbitrages restent nombreux et complexes.
La priorité, c’est de bien manger. Mais bien manger, c’est quoi ? Questionnés, les Français placent quatre items en tête : la diversité, le plaisir, la santé (manger sainement) et le fait maison. (Étude Culture Sucres. Février 2022).
78 % des Français estiment ainsi que l’on peut « prendre soin de soi en mangeant ». Et la même proportion exprime des inquiétudes quant à l’impact négatif de leur alimentation sur leur santé. On voit ainsi se multiplier les intolérances (gluten, lactose…), les stratégies d’éviction de certains aliments ou la consommation de produits quasi magiques, parés de vertus prophylactiques ou curatives (les baies de goji, les algues, le curcuma, les champignons Chaga, le thé vert). De même, la fermentation est à la mode pour ses effets probiotiques.
70 % des Français associent le plaisir de la table à la convivialité et 62 % au fait de cuisiner. La dimension sociale et culturelle de l’alimentation est donc tout aussi structurante que les préoccupations de santé. L’engouement pour les émissions de cuisine et les livres de recette, mais plus encore les dépenses en aménagement de cuisines traduisent ce tropisme majeur. Ce marché de 4,5 milliards d’euros a progressé de près de 20 % entre 2019 et 2021, témoignant de notre attachement à la « bonne bouffe » sinon à la gastronomie. Les confinements successifs ont d’ailleurs été l’occasion, pour beaucoup, d’un surinvestissement à la fois matériel et affectif du sujet.
Enfin, selon plusieurs études, la même proportion de Français dit faire un lien entre alimentation et environnement, et plus de la moitié d’entre eux disent avoir adopté certains de leurs comportements pour en tenir compte.
L’assiette militante
De fait, acheter local arrive en tête de ces nouveaux comportements tant c’est pour les Français une évidence consensuelle, qui rassemble économie (nos emplois), écologie (circuits courts) et santé (produits traçables).
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Choisir un aliment ou préparer un repas, c’est prendre en compte, à des degrés divers, toutes ces considérations : se faire plaisir, préserver sa santé, se soucier de la planète et… respecter son budget.
Prenons l’exemple de l’avocat, « superaliment », mis en avant pour ses nombreux bénéfices nutritionnels et santé, et porté par la vogue de l’avocado toast ou du poke bowl : healthy et trendy, parfait pour qui veut végétaliser ses repas. Sa consommation ne cesse de progresser, en France comme dans la plupart des pays occidentaux, friands d’aliments « magiques » (on pourrait aussi citer le quinoa, le kale, etc.). Mais l’avocat, fût-il bio, est fort consommateur d’eau (1 000 litres par kilo), a un bilan carbone catastrophique, et la réponse au boom de la demande mondiale provoque sécheresse et déforestation en Amérique Centrale. Avocat bon pour moi et pas pour la planète et les paysans mexicains : stop ou encore ?
On peut multiplier les exemples de dilemme. Le cas le plus polémique étant, sans doute, celui de la viande, qui semble un concentré de tous les questionnements.
Pourquoi manger moins de viande ? Les arguments se multiplient et se contredisent parfois. Parce que c’est bon pour la santé ? Parce que c’est bon pour la planète ? Parce que (pour reprendre un titre de Jonathan Safran Foer) Il ne faut pas manger les animaux ?
Mais la viande, c’est aussi une tradition (celle de l’élevage et de la gastronomie), c’est, de longue date, un marqueur culturel (le « steak frites », les charcuteries…) et social. Accéder à la consommation de viande fut longtemps l’apanage des classes aisées et c’est, aujourd’hui, dans les foyers les plus défavorisés que le renoncement à la viande est perçu comme un déclassement. C’est, ne l’oublions pas, l’aliment des « hommes forts » (« Beef, le magazine pour les hommes qui ont du goût »). Et c’est, enfin, l’aliment convivial par excellence. 63 % des foyers français possèdent un barbecue, et le marché a connu, en 2021, une année record. On voit, à travers ces données et ces deux
exemples, à quel point, dans ce domaine, chaque foyer fait sauce, si l’on peut dire, en jonglant entre les moyens, les besoins, les désirs, les traditions, les croyances et les culpabilités.
L’avènement des flexivores
Une petite minorité de nos concitoyens s’en tient en effet à une discipline stricte, qu’il s’agisse de supprimer tous les produits d’origine animale ou seulement la viande, de ne consommer que du bio, de ne plus consommer d’aliments transformés ou de ne jamais déroger aux ukases de Yuka ou du Nutri-Score. (graphique 9)
Rares sont, sans doute, ceux qui ne se soucient absolument pas de santé ni d’environnement et ne privilégient que le plaisir ou la praticité. La croissance rapide (encore boostée par la crise du Covid) de la livraison de repas à domicile témoigne cependant que la majorité des urbains y a, plus ou moins régulièrement, recours. La motivation première (Étude Gira 2021) est le fait de pouvoir se décider à la dernière minute. Une façon simple d’échapper, au moins temporairement, à tout tracas en ne se préoccupant que de son confort, de son plaisir immédiat et en ne sortant pas de chez soi. Deux tendances que l’on retrouvera également à l’œuvre dans le domaine des loisirs et des divertissements.
De l’assiette « raisonnable » et responsable à la pizza devant la télé, en passant par le rituel du barbecue ou de l’apéro dînatoire, entre plats traditionnels et aliments magiques venus du bout du monde, entre kebab et kombucha, nous naviguons de notre mieux. C’est ce que tente de résumer le mapping (page suivante), cartographie simplifiée de nos stratégies alimentaires.
La conciliation ultime de nos aspirations, en apparence paradoxales, passe donc aujourd’hui par l’oscillation entre des comportements adaptés aux circonstances autant qu’aux convictions.
Elle peut, bien sûr, se résoudre par l’adop- tion délibérée d’une posture radicale.
Certains opteront pour le lâchage total, ne prenant en compte que l’ici et maintenant, et privilégiant la « comfort food » à toute autre proposition (une punk attitude, en quelque sorte, en réaction aux difficultés ambiantes). D’autres, au contraire, verseront dans le contrôle scrupuleux et permanent de leur alimentation. Une autre façon de conjurer l’anxiété, qui peut confiner à l’orthorexie, un comportement névrotique caractérisé par l’obsession d’une alimentation saine.
Au-delà de ces extrêmes, on retrouve, parmi les solutions envisagées, deux pistes qui illustrent bien la bipolarité « en avant/en arrière » que nous citions dans l’introduction de cette édition de Françaises, Français, etc. : la foodtech et le locavorisme.
Apparue aux États-Unis, la foodtech désigne par essence l’association du « food » à la « technologie ». De manière plus concrète, elle recouvre l’ensemble des entreprises innovant dans le domaine de l’alimentation grâce aux nouvelles technologies et au digital. Cet écosystème couvre l’ensemble de la chaîne alimentaire de l’amont (production agricole) jusqu’à l’aval (consommateur final), de la fourche à la fourchette !
L’accélération de la digitalisation et l’adoption rapide des nouvelles technologies donnent l’espoir d’une résolution de nos tensions alimentaires. Deux propositions émergentes pourraient, ainsi, y contribuer.
- L’essor des protéines alternatives. Face aux impératifs d’évolution de nos modes de consommation (accroissement de la population, impacts environnementaux…), la diversification de nos sources de protéines est un enjeu De nouvelles alternatives font leur apparition : végétal, algues, fermentation, agriculture cellulaire, insectes. Selon les prévisions, la consommation de protéines alternatives à la viande pourrait représenter 10 % à 15 % d’ici 2030 au niveau mondial. On connaît déjà Beyond Meat, la viande sans viande. Ainsi, aux États-Unis, la start-up Perfect Day propose-t-elle, grâce à un procédé de micro- fermentation, une alternative au lait n’utilisant ni animal, ni végétal. En France, Ynsect mise, quant à elle, sur la production de protéines issues des insectes.
- La nutrition personnalisée. Cette tendance encore émergente veut précisément répondre à la question : manger mieux, mais manger quoi ? Elle permet de fournir des solutions nutritionnelles en recommandant les aliments les plus adaptés à notre profil. En France, la start-up Nahibu propose un kit permettant d’analyser l’état du microbiote et d’y adapter son alimentation.
La technologie ouvrira donc peut-être des voies. On peut constater qu’elles supposent, au moins dans l’état actuel de leur proposition, des modifications assez substantielles de nos pratiques alimentaires.
Le locavorisme
Une autre voie semble, quant à elle, faire assez largement consensus : celle du locavorisme. Né lui aussi aux États-Unis au début du siècle, ce mouvement consiste à ne consommer que des aliments de saison et produits dans un rayon de 100 miles (160 km) autour de chez soi. Si son application stricte est compliquée, sa version adoucie le « manger local » apparaît, en France, comme une évidence : nos terroirs et notre culture alimentaire nous y incitent et la solution semble aussi désirable économiquement que socialement (le consommateur paye moins cher et le producteur est mieux rémunéré). On en perçoit également les bénéfices sanitaires (la proximité permet une forme de traçabilité) et environnementaux (réduction des transports).
Le « local » inspire confiance et semble permettre une consommation de bon sens, réconciliant vertu et plaisir. La grande distribution ne s’y est pas trompée, qui dans sa communication comme dans ses magasins met en vedette paysans, apiculteurs, éleveurs et pêcheurs.