INfluencia : en tant que journaliste et spécialiste de la production de contenus, quelles évolutions des médias vous semblent les plus significatives ou les plus intéressantes ?
Cécilia Gabizon : les médias ont pris de plein fouet le fait que tout le monde voulait devenir producteur de contenus. Face à cette richesse et cette cacophonie, ils ont dû apprendre à expliquer leur métier pour mieux affirmer leur spécificité, qui consiste à proposer de l’information vérifiée. J’ai longtemps été contre le fait de mettre à part des modules de fact-checking parce que l’information est forcément fact-checkée. Le statut de la vérité étant extrêmement discuté, le média devient un fact-checkeur de toutes les informations qui circulent. Les infox font partie de la réalité des gens car elles répondent à des pulsions ou à des besoins. Par leur nature, elles se viralisent plus vite que les infos qui sont dans le réel et la complexité… La disruption des 15-20 dernières années a été rude pour les médias, notamment en termes de perte de statut, mais elle a aussi engendré des choses très créatives. Les rédactions se sont repositionnées sur une offre plus servicielle, qui prend mieux en compte les besoins des gens. Les médias s’intéressent aussi davantage à des sujets qui étaient longtemps restés sous le radar, en grande partie du fait d’une trop grande homogénéité des rédactions. Par une sorte de reproduction sociale invisible, les rédactions se privent de profils qui seraient pourtant très intéressants en termes d’information.
IN : est-ce constat qui vous a amenée à créer, en 2012, l’école de journalisme School Media Maker
C.G. : cette école est un miracle ! Elle apprend aux jeunes issus de la diversité à raconter des histoires et parfois à structurer leur colère en une énergie qui produit l’information. La diversité est un mot que j’emploie parce que les gens le comprennent mais que je n’aime pas car je ne voudrais pas qu’il devienne une nouvelle étiquette, d’autant qu’on est toujours la diversité de quelqu’un. La diversité ne devrait pas être le signe d’une origine, mais une énergie permanente et une exigence pour se demander si on est capable d’avoir dans une rédaction suffisamment d’altérité pour laisser s’exprimer des regards et des voix différentes. Dans cette école gratuite, il n’y a aucun critère de diplôme ou d’âge. Le seul critère qui vaille à mon sens, c’est la motivation, c’est-à-dire la curiosité, l’énergie et le courage que l’on attend d’un journaliste. Je veille toujours à créer de la diversité dans les promos, y compris avec des élèves des zones rurales ou périurbaines. Travailler sur la diversité, ce n’est pas mettre ensemble des gens qui ont des difficultés mais créer de la rencontre entre les gens.
IN : comment les élèves se sont-ils insérés dans les médias ?
C.G. : 75 % des élèves sont devenus journalistes. Ils ont été embauchés dans tous types de médias. Comme on peut aujourd’hui créer dans le cadre et hors-cadre, beaucoup ont monté leur propre boîte, notamment dans la vidéo, et produisent des choses très intéressantes. Même dans la dernière promotion, qui était la « promo Covid », plusieurs élèves ont déjà été embauchés.
IN : le métier de journaliste a été très attaqué lors des gilets jaunes. Les médias statutaires ont-ils tiré suffisamment de leçons sur leur manière de travailler ?
C.G. : les grands médias ont vraiment fait leur introspection. De nouveaux formats ont été lancés sur le partage de parole ou sur la parole anonyme, on a rouvert les rédactions et renvoyé des gens sur le terrain. D’ailleurs, depuis le Covid, le public a réadhéré aux médias de référence, qui ont globalement fait un énorme boulot et un grand chemin. Puisque la consommation des médias ne se fait plus uniquement sur leurs interfaces mais dans nos vies, que les réseaux sociaux sont devenus des méta médias où chacun compose ce qu’il a envie de lire, il faut se challenger pour produire une information de qualité dans des codes qui ne sont pas les codes traditionnels des médias. Créer des formats intéressants, amusants et malicieux, qui rende l’information désirable et utile à la vie. Nous avons tous dû acquérir de nouvelles compétences, passer à la vidéo, au motion design, à l’audio… La transformation vers des médias à 360° est passionnante mais dure car elle s’effectue dans un contexte économique difficile et avec des budgets extrêmement contraints.
IN : comment la femme de radio que vous êtes observe-t-elle le renouveau de l’audio ?
C.G. : c’est très intéressant de voir que comment ce média frugal d’accompagnement très ancien est en train de devenir un média on demand, où chacun compose son média sur son smartphone. Chez ETX Studio, nous sommes très présents sur cette chaîne de l’audio avec des contenus qu’on peut écouter ou lire, les podcasts et la voix de synthèse. On n’est qu’au début de l’explosion de l’audio, qui remplit la bande sonore de nos vies. Sous nos écouteurs, il n’y a plus de silence… Grâce à des contenus intéressants, qui ne viennent pas ajouter à notre charge mentale mais nous font gagner du temps, nous distraire et nous instruire, l’audio s’inscrit comme un média d’accompagnement, d’apprentissage et d’émancipation.
IN : les podcasts ont donné plus d’écho aux sujets sur le féminisme et l’égalité femmes-hommes. Qu’est-ce que cela vous inspire en tant que femme et manager ?
C.G. : avec une offre qui n’était pas encore dans le spectre du mainstream, les podcasts ont permis aux différentes voix du féminisme de réémerger. Ils ont rencontré une audience qui n’attendait que cela et a permis de créer des communautés par sujet. C’est très positif mais, lorsqu’on se réfère aux big data, il y a pour les femmes de vraies questions liées de genre qui ne sont absolument pas résolues : 20 % d’écart de salaires, une sur-représentation des femmes dans les professions mal payées et déqualifiées, une sous-représentation dans les organes de direction, c’est inacceptable ! Alors même que les entreprises dirigées par des femmes ont une meilleure rentabilité économique et que l’on a salué la manière dont les pays dirigés par des femmes ont géré le Covid. Le big bang lié à la disruption numérique puis au Covid a fait exploser les codes du management top down. Comme on est obligé de tout recomposer, la relation devient encore plus importante. Ce sont des qualités que l’on prête aux femmes… Il me semble que la mobilisation doit aller plutôt vers une revendication d’égalité, qui est plus à même de créer du collectif.
IN : les questions sur le genre ont aussi émergé…
C.G. : j’ai vu monter avec étonnement cette question du genre à l’école. Les jeunes avec lesquels je travaillais m’ont dit que, dans les questionnaires, il fallait rajouter « autre » à côté de « homme/femme ». Ces dernières années, 30 % des gens cochaient « autre ». Au début, j’ai cru que c’était une sorte de blague ou de clin d’œil. En fait, pas du tout. Pour les jeunes, la question du genre est un sujet majeur qui amène à requestionner toutes les identités. Est-ce que les identités sont des identités construites que l’on est en train de déconstruire pour devenir ce que je choisis. Une étude sur la GenZ que nous avons fait à ETX Studio montre aussi à quel point la question du genre et de la fluidité est extrêmement importante et installée. Si on raisonne avec une grille sur le genre, on va se heurter à une vision qui ne correspond pas à la vision des jeunes. C’est intéressant mais très perturbant. Ce sujet engendre une fragmentation qui pose aussi la question du collectif. On a tous besoin de partager des idées et des expériences. D’ailleurs, si l’écologie émerge de manière aussi importante, c’est parce qu’il y a une urgence mais aussi car ce sujet nous relie. Réfléchir au collectif nous ramène aussi très fortement à la question sociale.
IN : ETX Studio crée aussi des médias de marques. Quelle différence avec la communication ?
C.G. : la communication est auto centrée sur la marque quand le média de marque la décentre vers le lecteur. En remplissant leur fonction d’utilité sociale, elles trouvent un territoire d’expression extrêmement intéressant, qui a longtemps été cantonné à la RSE alors qu’il peut devenir le cœur de la conversation avec les internautes-citoyens-consommateurs. Ces médias ont beaucoup de vertus. La question du financement étant réglée puisque la marque les finance. Si on a suffisamment de moyens et que le contrat est clair et transparent, on peut créer une relation extrêmement intéressante. La marque se met au service des gens avec ses produits et des conseils sur un sujet plus large. Elle peut aussi assumer des questions sur lesquelles elles sont elles-mêmes en transformation et qui peuvent engendrer de la contradiction.
IN : de quelle manière ?
C.G. : Orange est le tiers de confiance et la porte d’entrée de millions de personnes dans le digital. Son média Bien vivre le digital crée un partage d’expériences du digital et recommande aussi aux gens de ne pas se surconnecter, alors même qu’ils vendent un service de connexion. Castorama a créé 18h39, qui explore les manières de vivre chez soi en ne parlant pas seulement de déco, mais en abordant aussi le zéro déchet, la frugalité, les économies d’énergie… Des millions de personnes regardent ce média car il répond à leur attente sur les nouveaux modes de vie avec beaucoup de tutos sur des vraies questions, des exemples pas forcément parfaits mais sincères. Le podcast sur la finance verte de Natexis explique ce que recoupe ce sujet et le nourrit avec des experts en dehors et au sein de l’entreprise.
IN : quel serait votre rêve absolu de média ?
C.G. : comme je suis une fille de la radio, je garderais la richesse de contenus de ce média mais je la rendrais accessible en fragmenté pour avoir une petite goutte de son quand j’en ai envie. Comme tout le monde, je cours. Dans cette course, j’aime pouvoir accéder à de l’information rapide mais aussi à de l’information plus émotionnelle avec de la voix, exactement au moment où cela m’intéresse. Cela viendra d’un élan entre la technologie et la production.
IN : vous avez longtemps travaillé et vécu au Brésil. Que peut-on tirer comme enseignement ou avertissement de la multiplication des fake-news lors de la dernière présidentielle ?
C.G. : le Brésil est un exemple passionnant et terrifiant à plein de points de vue. L’intoxication de fake news a joué au moment de l’élection de Jair Bolsonaro, mais elle s’est ajoutée à un fonds culturel plus profond. Notamment aux superstitions créées par les Evangélistes et à la croyance qui dit que si les pauvres sont pauvres, c’est essentiellement leur faute. La critique de l’aide familiale a été un des sujets majeurs de la campagne, alors qu’elle avait tiré des millions de gens de la misère. L’exemple du Brésil m’incite donc à être toujours très mobilisée pour avancer tous ensemble sur les questions de société. Le basculement dans cette folie que l’on a vue au Brésil, c’est possible dans n’importe quel pays.