13 octobre 2023

Temps de lecture : 8 min

Cécilia Gabizon (ETX Majelan) « J’ai toujours été étrangère et il y a une richesse dans le fait d’être étranger »

Elle est vice-présidente, Chief Content Officer de ETX Majelan, mais aussi chroniqueuse sur France Info et sur LCP. Fondatrice d’une école de journalisme, elle vient aussi d’être nommée parmi les « 100 femmes de culture 2023 ». Cécila Gabizon répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’hôtel Swann* – Proust oblige bien sûr
INfluencia : Votre coup de cœur ?

Cécilia Gabizon : Mon coup de cœur professionnel du moment est le lancement de la Tribune Dimanche. Au-delà d’un petit côté promotionnel – ETX les a aidés dans la création du journal – c’est un coup de cœur parce qu’un journal, c’est très émouvant. Je retrouve dans la presse papier quelque chose qui est du domaine de l’artisanat, où chacun a une forme d’excellence dans son métier. Ce monde me touche. C’est aussi un coup de cœur sur le fond, parce que ce journal a pour ambition de faire vivre les nuances. Dans cette période où le clash assourdissant domine, un espace politique va s’ouvrir pour le rassemblement. Rassembler est un projet politique en lui-même, c’est arriver à faire vivre ensemble des individus différents, pas forcément des gens qui se ressemblent. Le média a ce rôle. Il organise la conversation et l’information pour ceux qui veulent avoir des outils pour se saisir de demain. Et l’objet de la Tribune Dimanche c’est le futur.

Mon coup de cœur personnel est pour l’économiste française Esther Dufflo. Cette femme est remarquable dans son analyse et chaque fois qu’elle prend la parole, elle démonte tous les préjugés qu’on a sur la pauvreté.  Nous sommes tous plus ou moins tous pétris d’idées toutes faites sur les pauvres qui, en gros sont responsables d’être pauvres ! Ses travaux, qui sont à un très haut niveau, montrent que non seulement ces préjugés sont faux mais que, quand on redonne aux pauvres des moyens de s’en sortir, ils s’en saisissent.

 

   On est en train de tuer ce qui a fait la force de la France : l’éducation publique et la laïcité, et l’idée qu’on se mélange

 

IN : Et votre coup de colère ?

C.G. : il est sociétal. Je suis extrêmement inquiète sur la laïcité à l’école, car je pense que c’est son lieu d’expression privilégié, dans le sens où c’est là qu’on apprend à se connaître, à sortir de son cadre familial pour rencontrer les autres. Je suis un enfant du modèle français de l’école publique laïque et elle me semble extrêmement en danger, sacrifiée car les classes moyennes la désertent. On est en train de tuer ce qui a fait la force de la France : l’éducation publique et la laïcité, et l’idée qu’on se mélange.

 

 

J’ai expliqué à Antoine Spire que j’allais être envoyée au bagne en prépa et que je voulais être journaliste

IN. : La personne ou l’événement qui vous a le plus marqué dans votre vie ?

C.G. : La personne qui m’a le plus marqué est le journaliste Antoine Spire, je lui dois énormément. Je l’écoutais sur France Culture, notamment dans « Des papous dans la tête », une émission à la fois pleine de culture et de fantaisie, « Voix du silence » sur les droits de l’homme, etc. Je venais de passer mon bac et je m’apprêtais à faire une prépa et entrer dans ce tunnel qui me mènerait vers une école de commerce. J’ai appris qu’Antoine Spire avait fait HEC et je me suis dit : « ce gars s’en est sorti, alors moi aussi… ». Je l’ai appelé et il m’a aussitôt reçue ! Je lui ai expliqué que j’allais être envoyée au bagne en prépa et que je voulais être journaliste depuis l’âge de 11 ans. Il m’a demandé : « mais si tu étais journaliste quel sujet choisirais-tu ? ». Un peu au hasard, car un copain venait de me parler de la situation des Tziganes en Hongrie, je lui ai répondu : « la situation des tziganes en Hongrie est épouvantable, je ferais un reportage sur le sujet ». Sa réponse : « Eh bien c’est d’accord et je vais te prêter mon Nagra ». Vous imaginez ce Nagra à l’époque c’était presque une valise et il valait une fortune. Sans lui dire, j’ai dérobé du papier à en-tête de France Culture, que j’ai faxé à Radio Magyar en annonçant ma venue comme envoyée de la station, de telle sorte que j’étais attendue par un chauffeur et un traducteur…

Il m’a donné la possibilité de démarrer et j’ai gardé cette idée qu’il fallait aider les autres de la même façon,  ce qui a notamment pesé plus tard dans la création d’une école de journalisme gratuite.

 

Le Brésil a vraiment transformé ma vie

 

IN. : Si c’était à refaire ?

 

C.G. : je serais restée au Brésil, où j’ai vécu longtemps, qui a été une passion et a vraiment transformé ma vie. Quand je suis arrivée dans ce pays, j’avais l’air brésilienne et je parlais portugais car j’avais vécu au Portugal. Les paysages, la musique, la mer, les gens, le rire, tout y est magique. Je faisais énormément de terrain, je couvrais toutes les rubriques, pour toutes les radios francophones, suisses, belges, jusqu’à Radio Vatican… Et quand je suis rentrée – pour des raisons familiales -, j’étais une tout autre personne. Mais si c’était à faire je ne partirais pas car le Brésil m’a aussi permis une certaine forme de journalisme de terrain. On y rencontre aussi bien des chefs d’Etat que des gens dans les favellas ou des chefs de tribus indigènes. C’est vraiment de l’aventure et je me rends compte que dans ma vie je recherche toujours l’aventure…

  La diversité n’est pas normée, on est toujours la diversité de quelqu’un.

IN. : Votre plus grande réussite…

C.G. : c’est mon école de journalisme et j’en suis très très très fière. J’ai été pendant des années reporter en banlieue, où j’étais accueillie par des crachats et où je me faisais interpeller par les gens qui me disaient : « les médias c’est n’importe quoi ». Je leur répondais « vous ne prenez jamais la parole » et je distribuais ma carte du Figaro à l’époque en leur disant :« si vous voyez quoique ce soit, n’hésitez pas à me contacter ». A un moment donné, je me suis dit qu’il fallait aller plus loin et aider les gens à produire eux-mêmes et rediversifier l’information. Donc, en 2012, nous avons monté une école de journalisme la « Street School », aujourd’hui rebaptisée « La School Media Maker ». C’était une association, qui le weekend proposait des classes de journalisme. La première année nous avons eu 500 candidatures ! Nous en avons pris 20 et nous avons lancé la première promo. Aujourd’hui, ces anciens élèves travaillent partout et ils ont des postes très importants dans tous les médias.

Ensuite nous avons continué et nous avons ouvert à Marseille. La « School Media Maker » est financée par des subventions et des dons – avis aux donateurs, nous accueillons votre argent avec plaisir – et le paiement de cotisations des étudiants qui peuvent le faire. Son idée est de favoriser la diversité dans les médias. Mais la diversité n’est pas normée, on est toujours la diversité de quelqu’un. Donc mon critère principal n’était pas le diplôme, ce qui a réouvert complètement le spectre. Nous avons une diversité totale : origine, niveau social, sexe, diplômés ou pas, citadins ou ruraux…. Ce que je leur apprends dans cette école, c’est bien sûr le journalisme mais aussi la réconciliation avec soi-même pour pouvoir rencontrer les autres.

La diversité est un enjeu majeur pour les médias, pas le fait d’avoir des Arabes qui écrivent sur les Arabes ou des ruraux qui écrivent sur l’agriculture, mais des journalistes qui sont capables de traiter tous sujets. C’est la diversité des regards et des sensibilités qui fait la richesse de ce qu’on écrit.

 

 Je n’ai pas créé le scotch anti-rides que j’ai imaginé il y a déjà des années qui m’aurait rendu riche

IN. : Et votre plus grand échec

C.G. : j’en ai plein ! Je n’ai pas créé le scotch anti-rides que j’ai imaginé il y a déjà des années qui m’aurait rendu célèbre et riche.

Je n’ai pas développé ma série sur « les hommes et la nouvelle virilité », que j’ai écrite avec un co-auteur, David Naim en 2010. Je voyais le féminisme monter et bouleverser en ricochet le statut de l’homme. Une maison de prod nous a acheté ce scénario qui est resté dans un tiroir et nous n’avons jamais rien fait pour le développer. C’est dommage car cela aurait été un énorme succès.

Nous avons écrit un deuxième scénario « le perfect love », l’histoire quelqu’un qui s’était fait plaquer par sa copine et qui, pour la reconquérir, s’était fait embaucher dans une appli de dating et dont l’algorithme arrivait à trouver l’amour parfait. Là encore une maison de prod l’a acheté mais n’a rien fait. Et depuis, j’ai vu l’idée reprise dans plein de séries.

Avec tous ces échecs, je suis arrivée à la conclusion que j’avais manqué de persévérance et qu’il y a des choix profonds à faire. Est-on un amoureux de l’idée ? du projet ? ou de la réalisation ?

IN.: Si vous n’aviez pas peur…

C.G. : je reprendrais immédiatement ma vie d‘aventurière, je me baladerais dans le monde entier tout le temps et je serais une nomade.

J’ai vécu énormément de grands bouleversements dans ma vie. Mon père travaillait chez Air France et ouvrait les nouvelles lignes, donc nous avons tout le temps voyagé. J’ai habité Londres, l’Australie, à Tahiti, le Portugal… et nous avons fini par atterrir un jour dans la banlieue de Versailles, un autre pays finalement. C’était un choc.

Le fait de vivre dans des pays différents a complétement façonné ce que je suis. J’ai toujours été étrangère et il y a une richesse dans le fait d’être étranger. J’aime beaucoup cette disposition mentale, d’être toujours dans une posture où rien ne parait normal, de questionnement, d’émerveillement. Et, vraiment, je le ressens encore aujourd’hui. Et c’est aussi ce qui m’intéresse dans le journalisme.

 

Mon rêve absolu est de tenir l’antenne la nuit à la radio

 

IN.: Quel personnage humain auriez-vous aimé être?

C.G : J’aimerais être un mélange entre plusieurs personnes. Avec d’abord un peu de Yannick Noah, qui est très sympathique et arrive à afficher ses différentes identités en même temps. C’est le slasheur parfait ! Il a une force que j’adore. Et en plus je l’ai rencontré !  A l’époque, en 1996, j’apprenais à filmer. On nous avait envoyés avec un petit groupe sur les Champs-Elysées pour la victoire de l’équipe de France de tennis à Malmö. Arrive une camionnette avec plein de gens de couleur très joyeux qui sortent de cette voiture, avec qui on commence à parler. C’était la famille Noah, ses sœurs, son père… Quand les joueurs ont commencé à descendre les Champs, son père l’appelle. Il s’arrête, descend de la voiture et, pensant que j’étais avec eux, me prend dans les bras et m’embrasse. Du coup je suis restée sans me laver pendant deux jours, j’avais été touchée par Yannick Noah. (rires)

Je serais donc Yannick Noah qui aurait rencontré Fanny Ardant parce que je ne peux pas résister à son charme fou, son phrasé, son intensité et ce côté très britannique de retenue que j’aimerais avoir. Enfin, je les aurais mélangés avec Macha Béranger car mon rêve absolu est de tenir l’antenne la nuit à la radio et de pouvoir écouter et accompagner les gens.

J’ajouterais une dernière touche avec Charlie Chaplin qui a bercé mon enfance et a tout : le rire, la tristesse, l’espoir et une forme de mélancolie burlesque.

IN.: Quel homme ou quelle femme politique décédé(e) emmèneriez-vous sur une île déserte ?

C.G.: Léon Blum. Il avait l’air d’un homme tellement exceptionnel, passionnant, novateur, avec un vrai sens de l’action publique, du respect des femmes – on dirait « féministe » aujourd’hui – avec une grande droiture et un militantisme qui n’était pas triste. Il parait aussi que c’était quelqu’un de très drôle, ce qui est très important pour une île déserte…

 

 

 

* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’A la recherche du temps perdu

En savoir plus

L’actualité de Cécilia Gabizon

 

  • Actualité personnelle :

. Les 100 femmes de la culture 2023. « Je suis ravie, étonnée d’avoir été nommée parmi les« 100 femmes de la culture 2023 ». Quand je regarde les lauréates des années précédentes, franchement je me demande comment je suis arrivée là. J’en suis très fière et je compte en faire bon usage »

. Elle est chroniqueuse sur France Info dans « Les informés » et sur LCP dans « les Affranchis »

  • Actualité professionnelle

ETX Majelan, qui travaille sur la conceptualisation et la personnalisation, vient de lancer Majelan Pro la première application audio pour optimiser le temps des salariés passé en voiture.

 

 

 

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