12 avril 2023

Temps de lecture : 5 min

Brice Teinturier (Ipsos) : « Cette perception de vivre dans un pays et dans un monde en polycrises suscite l’inquiétude et la colère »

Brice Teinturier est le directeur délégué d’Ipsos, et le deuxième invité de notre série L'état de la France. Cet expert, qui prend le pouls des Français depuis plus de 30 ans, relativise la crise actuelle. L’avantage de l’expérience...

Le mouvement de colère actuel ne date pas de la réforme des retraites.

INfluencia : notre pays est-il vraiment au bord de la crise de nerfs ?
Brice Teinturier : notre pays est polarisé et en colère depuis longtemps. Un tiers des Français s’auto-définit comme étant en colère et plus de la moitié d’entre eux se disent globalement mécontents. À la dernière rentrée, à peine 8% des Français jugeaient être satisfaits et apaisés. Le mouvement de colère actuel ne date donc pas de la réforme des retraites.
Cette perception de vivre dans un pays et dans un monde en polycrises suscite l’inquiétude et la colère
IN : quelles sont les raisons de ce mécontentement ?
B.T. : elles sont multiples et c’est la grande nouveauté de la période actuelle. Traditionnellement, un enjeu paraissait plus important que les autres. Il y a une quinzaine d’années, l’emploi était le sujet qui préoccupait le plus les Français. Il y a six ou sept ans, c’est l’environnement qui inquiétait davantage. Aujourd’hui, plusieurs menaces figurent en haut de la liste des craintes de la population. La baisse du pouvoir d’achat, la transition écologique, la guerre aux portes de l’Europe, l’absence de perspectives, la hausse des inégalités, le délitement des services publics…. Cette perception de vivre dans un pays et dans un monde en polycrises suscite l’inquiétude et la colère. Les Français sont, de surcroît, fatigués. Le Covid les a laissés extrêmement las et leur incapacité à se projeter dans l’avenir ne les aide pas à aller mieux. Il suffisait donc d’un simple irritant pour raviver leur colère. La réforme des retraites a été cette mèche qui a allumé le feu qui couvait en eux mais cela n’a pas été surprise : toutes les enquêtes montraient depuis longtemps que les Français étaient catégoriquement opposés à un recul de l’âge de départ à la retraite.
L’autre nouveauté est que le recours à la violence avait, dans le passé, tendance à retourner rapidement l’opinion publique en faveur du gouvernement. Or, ce phénomène a mis beaucoup de temps à se concrétiser durant la crise des Gilets Jaunes en 2018
IN : les récentes violences lors des manifestations vous ont-elles étonné ?
B.T. : les Français ont, pour beaucoup d’entre eux, l’impression de vivre dans une société de plus en plus violente. 20% à 25% de la population considèrent même comme légitime de recourir à la violence pour défendre les causes auxquelles elle croit. Cela n’était pas le cas auparavant. L’autre nouveauté est que le recours à la violence avait, dans le passé, tendance à retourner rapidement l’opinion publique en faveur du gouvernement. Or, ce phénomène a mis beaucoup de temps à se concrétiser durant la crise des Gilets Jaunes en 2018 et les récents débordements lors des manifestations contre la réforme des retraites n’ont pas encore eu d’importantes conséquences sur les courbes des sondages. Mais il faut aussi souligner que les manifestations de ces derniers mois se sont globalement plutôt bien passées. Il y a bien eu quelques débordements mais ils ont été bien plus limités que certains le prédisaient et les syndicats, comme les manifestants, ont su éviter le piège de la violence. Attention aussi aux véritables causes : j’ai entendu que le 49.3 était la cause des débordements. C’est faux. Cela a été un facteur aggravant bien entendu mais la cause de la mobilisation,  c’est le recul à 64 ans. Certains disent également que les jeunes se mobilisent. Il suffit de voir le nombre extrêmement limité de lycées bloqués pour réaliser que ce n’est pas vrai. D’autres répètent, par ailleurs, qu’aucun autre président n’a été aussi contesté qu’Emmanuel Macron. Ils ont la mémoire courte et oublient combien Nicolas Sarkozy et François Hollande ont également été impopulaires, pour ne pas dire plus, durant leur présidence. Quiconque aurait repoussé l’âge de la retraite à 64 ans aurait subi le même rejet que le locataire actuel de l’Elysée même si l’inflexibilité de ce dernier a pu accentuer les choses.
Aujourd’hui, nous avons affaire à une tripartition de la Chambre et cela change tout. Je ne pense donc pas que la crise actuelle est institutionnelle. Elle est avant tout politique.
IN : les nombreux recours à l’article 49.3 ont surpris pour ne pas dire choqué…
B.T. : mais il faut bien prendre conscience que le gouvernement actuel est le premier de la cinquième république à ne pas disposer d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Beaucoup comparent la situation actuelle à celle de Michel Rocard mais il ne manquait que quelques députés au premier ministre socialiste pour avoir la majorité et l’assemblée était séparée en deux blocs distincts. L’opposition pouvait être vive mais rien à voir avec la polarisation actuelle. Aujourd’hui, nous avons affaire à une tripartition de la Chambre et cela change tout. Je ne pense donc pas que la crise actuelle est institutionnelle. Elle est avant tout politique. Quand vous n’avez pas de majorité, et c’est donc inédit, soit vous dites que tout est négociable, et pas que les 64 ans, le cœur de la réforme, est hors du champ de la négociation, soit vous trouvez une majorité et en l’occurrence, les LR ont fait défaut. La crise provient du dysfonctionnement majoritaire. Tout le monde semble avoir oublié que les projets de réforme des retraites en 2010 et en 1995 avaient été également massivement rejetés.
Les tensions sociales sont si fortes qu’elles peuvent exploser à tout moment.
IN : le gouvernement actuel va-t-il être en mesure de passer d’autres réformes importantes durant les quatre prochaines années malgré sa minorité parlementaire ?
B.T. : mais de quelle réforme parle-t-on ? Les mesures à prendre concernant la santé et l’éducation n’ont pas forcément besoin de projets de loi et ne cliveront pas la société comme les retraites. De simples textes peuvent sans doute suffire. Le seul sujet aussi clivant que la retraite en France est l’immigration mais il semble repoussé. Je ne vois pas des millions de Français défiler dans la rue sur ce sujet. Je ne veux pas dire, pour autant, que la fin du second quinquennat d’Emmanuel Macron sera un long fleuve tranquille. Les tensions sociales sont si fortes qu’elles peuvent exploser à tout moment. Une simple étincelle peut rallumer le brasier et surtout, la question de l’impossible majorité reste entière. Mais tout n’est pas bloqué.
L’attachement au service public, la demande d’ordre et d’autorité ou la volonté de vivre dans un cadre sécurisé qui nous permet d’être libre et d’exprimer nos individualités sont des valeurs qui sont partagées par une vaste majorité de la population
IN : les médias n’ont-ils pas tendance à souffler sur ces braises ?
B.T. : la polarisation sur les réseaux sociaux et le développement des chaines d’information en continu qui se concurrencent en mobilisant des personnes qui s’affrontent devant les caméras entretiennent un bruit de fond d’une société violente et contribuent à rajouter de la tension. Si j’ai, moi-même, beaucoup travaillé autour de la fragmentation de notre société, je trouve que ce thème est aujourd’hui trop mis en avant et qu’on néglige l’autre versant, ce qui unit les Français. L’attachement au service public, la demande d’ordre et d’autorité ou la volonté de vivre dans un cadre sécurisé qui nous permet d’être libre et d’exprimer nos individualités sont des valeurs qui sont partagées par une vaste majorité de la population. Au lieu de toujours regarder ce qui nous sépare, pensons plutôt à ne pas oublier ce qui nous rassemble et à tenir les deux bouts de la chaîne…

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