“ C’est moche, ça ” : voilà certainement la phrase qui siffle le plus aux oreilles des créatifs, tel un soufflet. S’ensuit une remise en question chronique, comme si chaque personne qui prononçait ces trois mots magiques gagnait un droit d’ascendance sur le débat esthétique. Mais qu’est-ce qui justifie le point de vue subjectif d’autrui ? Et d’ailleurs, existe-t-il nécessairement un point de vue plus légitime que l’autre ?
« Les goûts et les couleurs ne se discutent pas » selon la pensée commune. Cependant, mettons-nous d’accord sur un point capital : les créatifs doivent par tous les moyens émettre du contenu objectivement beau. Il est intéressant de cerner l’étendue de cette question. Sortons de la microsphère graphique pour toucher d’autres domaines : le cinéma, la musique, l’amour… bref, le goût en général et le plaisir qui en naît.
Rita Carter, journaliste et auteure scientifique britannique, établit notamment dans son phare Atlas du cerveau que le plaisir est la résultante d’un triumvirat inaltérable : le désir entraîne à l’action qui mène au plaisir. Ajoutons à cela que 2500 ans plus tôt, Platon écrivait que l’esthétique était intimement liée à la jouissance d’esprit : tout ce qui est beau est agréable à l’œil, provoque du plaisir, suivant alors le schéma dicté.
Le Beau comme idée préconçue ?
On peut donc émettre le postulat suivant : d’une part, il est impossible de conférer de la beauté à une chose, sans avoir au préalable une idée préconçue de ce qui est un « bel objet ». D’autre part, la beauté ne surprend pas, et si elle surprend, c’est qu’elle correspond à la synthèse, à la suite logique de tout notre stéréotype du beau. Ainsi, bien plus que d’interloquer, elle brosserait dans le sens du poil notre conception de l’esthétique. En ce sens, la beauté devient narcissiquement bien-pensante.
Nous aimons ce que nous connaissons, ce qui est en lien avec nos connaissances. Voyons cela comme une addition. Ce qui différencie un fan de PNL d’un fan de Johnny Hallyday, c’est leur histoire de vie. On ne tombe pas dans la marmite du rap par PNL, c’est plutôt la suite logique d’un intérêt particulier pour le rap qui construit une esthétique du rap et qui amène à aimer sa finalité : PNL.
La voilà notre première hypothèse : le goût est le miroir de nos connaissances, de nous-mêmes. Dire “ j’aime ce film ” signifie en fait “ je m’aime moi ”. C’est donner un sens à tout ce qu’on a aimé dans le passé. C’est rendre cohérent et affirmer qui nous sommes. Quelqu’un qui n’aime pas les films d’horreur n’a jamais étendu sa culture dans cette catégorie : Cronenberg est pour lui, au mieux, une marque de bière. Tout comme celui qui n’aime pas lire n’a tout simplement peut-être jamais véritablement lu.
Le Beau comme sentiment d’appartenance ?
Abordons toutefois les choses sous un autre angle : que faire de ceux qui n’avaient pas connaissance de l’avant PNL et qui pourtant aiment ce binôme ? Gustave Le Bon, dans Psychologie des foules, explique qu’un groupe est dominé par une âme collective. Tout acte est contagieux. Le sentiment d’appartenance nous amène à aimer sans aucune rationalité tout ce que le groupe aime. Et la capacité de jugement est d’autant plus altérée que notre QI baisse au sein de celui-ci. Ainsi, si on appartient ou si on souhaite appartenir à un groupe dont l’une des caractéristiques est d’aimer le rap, il y a fort à parier que PNL deviendra, sans aucun sacrifice, l’un des groupes préférés.
À présent, que faire de ceux qui apprécient les films d’horreur, la lecture, mais n’en aiment pas tous les auteurs ?
Deux possibilités :
Option 1 : si en matière de films d’horreur, le cinéma de Romero vous semble “ has been ” -notez que, sans lui, les films de zombies n’en seraient qu’à leurs balbutiements. Être en avance sur les goûts d’un réalisateur d’une époque révolue ne condamne pas celui-ci. Ce serait comme dénigrer un enfant en bas âge qui s’amuse avec des Lego : à chaque âge correspond son centre d’intérêt. Tributaire de notre culture, on peut être en avance sur les goûts de notre époque, mais également en retard.
Option 2 : comme mentionné plus haut, le goût est une affaire de projection. On se retrouve dans ce qu’on aime. Le problème c’est d’être tellement sûr de son opinion, qu’il est tentant de reprocher à l’autre la création que l’on n’a pas faite. Comme si l’œuvre critiquée appartenait au critique et moins à son créateur. Pencher vers la critique, c’est pencher vers une réalisation différente de la nôtre, c’est oublier son désir premier et embrasser la frustration. En d’autres termes : l’ego entre en jeu à ce moment précis.
En fait, le « beau » est démago, c’est un vieux réac qui regarde son reflet sans se lasser. Le plus étonnant, c’est l’autosatisfaction de nos mises en scène esthétiques qui n’ont rien de surprenant puisqu’elles sont la preuve de notre connaissance de soi et de notre univers. Vient le paradoxe, résidant en l’adjectif « créatif ». Si le « beau » est toujours attendu, alors il n’y a rien de subversif à avoir du goût. Quelle place le « beau » peut alors vraiment laisser à la créativité ? N’est-ce pas tout simplement un abus de langage ?
Socrate dit qu’il n’y a de beau que ce qu’il y a de bon, en sous-entendant que l’esthétique est attachée à la vertu. Mais au diable la morale, il n’y a de beau que ce qui a un sens, un sens qui dépasse notre passé, qui dépasse notre culture visuelle. La « beauté » porte un message en elle. Il n’y a de beau que ce qui est traduisible et c’est ici qu’il y a un espoir de réconciliation. « C’est beau, ça » !