Ban de TikTok aux États-Unis : quelles leçons pour la Creator Economy française ?
Ce dimanche, les États-Unis s’apprêtent à devenir le 5ème pays à interdire l’application TikTok sur leur territoire – sauf rebondissements de dernière minute – après l’Inde, le Pakistan, l’Afghanistan et, tout récemment, le Népal. La fin d’une bataille judiciaire outre-Atlantique... qui pourrait en inspirer d’autres aux quatre coins du globe. Autant se préparer.
Le sujet était presque devenu un marronnier de journaliste. Chaque année, depuis 2019, les pouvoirs publics étasuniens remettaient sur le tapis la possibilité d’interdire TikTok sur leur territoire selon le motif que l’application chinoise constituerait « une menace pour la sécurité nationale du pays ». Mais chaque année… la tentative faisait chou blanc. La faute, pêle-mêle, aux conséquences que pourraient avoir une telle décision sur les relations, déjà tendues, entre les deux pays, aux intérêts économiques importants pour les États-Unis de garder l’application ou même à un agenda électoral peu favorable à une telle décision.
En novembre 2020, alors que son bannissement avait même été acté par l’administration Trump quelques mois plus tôt, le département du Commerce des États-Unis, chargé de la gestion du commerce et de l’industrie à l’échelle fédérale, créait la surprise en repoussant le ban pour une durée indéterminée… seulement deux jours avant la date qui était prévue pour son activation. Une décision qui semblait presque enterrer définitivement cette affaire, même si elle n’évoquait à l’époque qu’un « [sursis] dans l’attente de nouveaux développements juridiques ».
Un débat qui en est réellement devenu un
Mais en 2024, les craintes que le gouvernement chinois puisse manipuler les contenus publiés sur la plateforme ou même s’en servir comme un outil de désinformation ont pris du poids. Pour rappel, TikTok appartient à la société ByteDance, accusée par plusieurs gouvernements occidentaux d’être un cheval de Troie du gouvernement chinois. En avril 2024, le Congrès étasunien adoptait à une large majorité une loi bipartisane pour interdire définitivement le réseau social sauf si il était cédé avant le 19 janvier prochain à un acheteur approuvé par le gouvernement. Comprenez… surtout pas chinois.
« Autant pour la sécurité nationale du pays que pour éviter d’éventuelles tentatives de manipulation de la population, le sujet d’un ban de TikTok est bien réel outre-Atlantique », concède Quentin Bordage, fondateur et CEO de la plateforme Kolsquare, dédiée au marketing d’influence. « D’autant plus que d’autres pays, tels que l’Inde ou le Pakistan, ont déjà pris une décision similaire, sans évoquer le Royaume-Uni qui a choisi d’interdire son usage sur les appareils gouvernementaux en 2023 ou le Parlement Européen qui a pris la même décision l’année dernière concernant ses officiels ».
Pour justifier cette décision – que certains observateurs jugent comme étant uniquement liberticide –, les législateurs ont invoqué un arsenal législatif chinois qui permet au gouvernement de demander secrètement des données aux entreprises et aux citoyens chinois pour des opérations de collecte de renseignements. D’autres affirment de leur côté que « TikTok a favorisé la propagation de l’antisémitisme depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas et pendant l’élection présidentielle », comme le résumait le New York Times dans son édition du 10 janvier dernier. Bien sûr, les dirigeants de TikTok nient en bloc ces accusations et dénoncent une tentative de « censure du peuple Américain ».
Les créateurs français et les marques prennent des notes
Concrètement, cette interdiction ne ciblerait pas directement les utilisateurs mais plutôt les portails qui permettent de télécharger les applications – coucou l’App Store – en leur infligeant des sanctions économiques s’ils continuaient à distribuer TikTok. Bien plus qu’une simple décision juridique prise outre-Atlantique, cette bataille juridique pourrait donner des idées aux législateurs européens et français, une éventualité à laquelle notre Creator Economy doit se préparer bon gré malgré.
« Il faut savoir que TikTok est aujourd’hui le deuxième réseau pour l’influence marketing derrière Instagram », nous explique Quentin Bordage. « Donc c’est un vrai sujet pour les acteurs comme nous qui avons des technologies, ou pour les annonceurs et les créateurs qui investissent leur temps et leur énergie dans l’objectif de développer des audiences et trouver des mécaniques éditoriaux et commerciaux qui fonctionnent. Juste pour vous donner quelques indications : en France, il y a 137.000 influenceurs qui ont plus de 5.000 followers sur TikTok, et au moins 30% de leur audience en France. Au niveau européen, ils sont à peu près 550.000 ».
Une chose est sûre, selon lui, c’est que le marché français anticipe les pires scénarios : « Aujourd’hui, les créateurs sont présents sur plusieurs plateformes pour arriver à une meilleure balance entre leur revenu principal et leurs revenus complémentaires. Tout comme les marques au moment d’investir ». Cette nécessité de se diversifier n’a d’ailleurs pas attendu le spectre d’un bannissement de TikTok pour être assimilée par les créateurs. Le fait que les plateformes modifient régulièrement leurs algorithmes, et mettent ainsi « les créateurs à risques », renchérit Quentin Bordage, en redéfinissant constamment le type de contenu qui peut devenir viral ou non, y est pour beaucoup.
Qui aura la part du lion ?
Pour revenir outre-Atlantique, d’autres applications ont déjà tiré parti des déboires de TikTok. Les sections Reels d’Instagram et Shorts de YouTube, directement inspirées de TikTok en faisant la promotion des contenus courts, sont déjà identifiées comme des destinations naturelles pour les utilisateurs comme pour les créateurs étasuniens si bannissement il y avait. Pour être plus précis, le site eMarketer a récemment détaillé qu’Instagram s’approprierait 22,2 % des dépenses publicitaires jusque-là affectées à TikTok, Facebook 17,1 % et YouTube 10,7 %. Les constructeurs de télévision connectée — une donnée qui amène un nouvel éclairage sur notre article d’hier –, les diffuseurs et les entreprises de médias numériques se disputeraient un montant autour de 30 % tandis que les « miettes » restantes seraient ensuite partagées entre Snapchat, Pinterest et X.
Les « réfugiés de TikTok », comme se décrivent eux-mêmes certains créateurs de l’Oncle Sam – une qualification quelque peu douteuse quand on considère son sens politique –, ont même commencé à migrer sur une toute nouvelle application chinoise – chassez le naturel, il revient au galop – dénommée Xiaohongshu, pour « Petit livre rouge » en mandarin, rapidement surnommée « RedNote » par les occidentaux. Cette plateforme, qui ressemble fortement à Instagram, est désormais n°1 des téléchargements aux Etats-Unis sur l’Apple Store. Un succès que prouve également le nombre de tutoriels qui sont apparus ces derniers jours sur internet pour apprendre le mandarin, l’application n’étant pour l’instant disponible que dans la langue de Fan Bing Bing – une célèbre actrice de l’Empire du Milieu –.
Quoi qu’il advienne ce dimanche, « les audiences ne vont pas disparaître. Il faut juste anticiper là où elles vont aller », complète Quentin Bordage. D’autant plus que nous ne sommes jamais à l’abri d’un revirement spectaculaire.
Une « happy » ending ?
Déjà parce que les dirigeants de Bytedance pourraient trouver un acquéreur d’ici dimanche – si telle est réellement leur volonté –. Plusieurs profils potentiels ont déjà été avancés : Elon Musk aurait par exemple été proposé comme une option par ByteDance, comme l’a rapporté la presse ce lundi. Une vente qui a cependant peu de chance d’aboutir, déjà parce qu’elle poserait des problèmes d’un point de vue antitrust – Elon Musk est déjà le propriétaire de X – mais surtout parce que ByteDance a démenti ces rumeurs en les a qualifiant de « pure fiction ».
Le groupe du milliardaire Frank McCourt – que l’on connait en France comme le propriétaire de l’Olympique de Marseille – a quant à lui présenté une offre officielle évaluant les activités américaines de TikTok, sans compter son algorithme, à 20 milliards de dollars. Aucune réponse pour le moment. Les autres noms cités sont ceux de Bobby Kotick, ancien CEO d’Activision Blizzard, qui aurait notamment approché Sam Altman, le CEO d’OpenAi, pour en faire son binôme, Doug McMillon, le CEO de Walmart et Microsoft, une autre porte de sortie qui poserait des problèmes d’un point de vue légal.
Pour finir, le bannissement pourrait également être évité par une décision politique. Ce n’est pas les éléments pour la réclamer qui manquent, comme l’explique Quentin Bordage : « Aux États-Unis, le débat est un peu plus vif que dans d’autres pays car TikTok y déploie depuis 2023 sa marketplace TikTok Shop qui fait vivre tout un tas de TPE-PME ». Bannir l’application pourrait donc laisser sur la paille une multitude de commerces en ligne.
Donald Trump en sauveteur intéressé ?
Sans oublier que Donald Trump, l’un des plus farouches opposants àTikTok il y a encore quatre ans, comme on l’évoquait en début d’article, s’est depuis illustré par un volte-face spectaculaire sur la question. Il est allé jusqu’à qualifier TikTok de seul outil capable « de promouvoir la libertéd’expression » fin 2024. Personne n’est dupe, et surtout pas Geoff Garin, un stratège démocrate cité dans un article du New York Times : « Il est difficile de croire que le revirement de Trump sur TikTok soit lié à autre chose qu’à l’influence d’un milliardaire donateur et à la réticence de Trump à renoncer à son accès à ses abonnés sur la plateforme », faisant ainsi référence à Jeff Yass, un méga donateur républicain qui possède une part importante de ByteDance .
« Comme pour presque tout ce que fait Trump, son changement de position est motivé par son intérêt personnel, et non par des principes ou l’intérêt national », conclut-il. Quelles que soient ses motivations, Donald Trump va devoir se dépêcher ou plutôt créer l’impossible s’il veut tuer dans l’œuf cette décision de justice. Son investiture étant prévue pour lundi prochain, soit un jour APRÈS le bannissement programmé de TikTok. En politique comme sur les réseaux, le temps c’est de l’argent…
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