INfluencia : comment évoluent les entreprises face aux questions environnementales ?
Mathieu Jahnich : les conseils d’administration et les comités exécutifs demandent à ce que les choses bougent, mais la prise de conscience reste souvent limitée. Il y a encore une forme de déni qui pousse à croire qu’il suffira de quelques efforts pour réduire les externalités et les impacts négatifs, et que l’évolution se fera sans changer de modèle économique. La digitalisation a transformé en partie les métiers, mais le modèle est resté à peu près identique. Avec le changement climatique, l’impact sur les ressources, les enjeux sociaux et sociétaux, etc., certains pans d’activité doivent évoluer de manière radicale ou s’arrêter, et d’autres se développer. Et quand les entreprises le comprennent, encore faut-il trouver le moyen d’y parvenir. Si 90 % du chiffre d’affaires dépend d’une activité non soutenable, comment se transformer sans mettre la clé sous la porte ? Que fait une compagnie aérienne quand il faut réduire le nombre de voyages en avion ? Changer les process en conservant les emplois et en recrutant de nouvelles compétences, garder les clients et les consommateurs alors que l’on propose des services différents constituent des défis énormes. Se transformer en profondeur nécessite un plan, une vision et une trajectoire.
IN : au risque de se voir rattrapé ou dépassé par une concurrence moins vertueuse ?
MJ : ce cheminement suppose aussi de remettre de la régulation – alors qu’on ne cesse de déréguler depuis plusieurs dizaines d’années – et d’avoir un contrôle de planification de la part de l’État et de l’Union européenne pour que les entreprises qui investissent dans des process plus vertueux ne soient justement pas pénalisées par rapport à celles qui restent sur l’ancien modèle. Cela peut passer par des aides ou des règles qui créent, au moins à l’échelle européenne, un marché avec des
barrières pour les produits et services qui ne répondent pas aux standards attendus. Les trois pôles (État, entreprises et individus) doivent bouger pour enclencher une dynamique suffisante et façonner un écosystème qui propose une justice sociale et des solutions concrètes. Relocaliser la production implique de retrouver un tissu industriel qui a parfois disparu. Avoir chez soi des appareils électroménagers davantage réparables est une bonne chose, à condition de trouver à proximité des personnes capables de réparer des vélos ou des vêtements, donc de développer des métiers plus manuels.
IN : quelle type de démarche permet aux entreprises de s’engager efficacement dans la transformation ?
MJ : toutes les fonctions à l’intérieur de l’entreprise doivent être sensibilisées et avoir été formées pour s’engager. Parfois, la direction générale en a pris conscience, les directions RSE, marketing et communication ont commencé à pousser certains sujets, mais les achats ou la direction financière continuent de piloter avec les mêmes indicateurs qu’avant. Si on n’entraîne pas toute l’entreprise, cela ne peut pas fonctionner. C’est souvent une question de méthodologie. S’ouvrir aux salariés, aux clients, aux parties prenantes ou aux ONG permet de comprendre comment l’entreprise est perçue, ce qu’elle peut apporter à la société, la valeur qu’elle crée… et de faire émerger des voies de progrès et d’amélioration.
IN : dans la mise en adéquation des objectifs et des moyens, certaines initiatives coûtent de l’argent et d’autres beaucoup moins…
MJ : mieux sourcer ses matières premières ou fabriquer en France coûte évidemment plus cher. L’entreprise peut procéder à des arbitrages pour que certaines augmentations soient compensées par des économies dans différents process : collaborer avec d’autres entreprises pour mieux négocier certains prix, mieux calibrer ou cibler ses actions de marketing et de communication… Tout cela ne fonctionne que si on intègre les enjeux le plus en amont possible et si on s’interroge sur la finalité des actions.
IN : les entreprises qui publient des rapports RSE sont-elles plus avancées ?
MJ : les rapports RSE sont trop souvent perçus comme une obligation sans que l’entreprise cherche à en faire un outil de transformation en interne et en externe. On voit plutôt une course à l’argument écologique trompeur, ou disproportionné, et au greenwashing pour laisser croire que l’entreprise prend le sujet à bras-le-corps, sans qu’elle se transforme véritablement. Celles qui font vraiment des efforts ont encore plus de mal à se différencier…
IN : en tant que consultant, votre propre approche a-t-elle évolué au fil des ans ?
MJ : il y a dix ans, quand je parlais des enjeux pour la France, je n’intégrais pas l’eau du robinet. Aujourd’hui, la tension s’accroît sur l’alimentation en eau. Le Sud de la France doit déjà faire des choix pour savoir si l’eau va aux agriculteurs, aux centrales électriques, aux citoyens… Même si elles reçoivent des taxes en échange, des villes questionnent le pompage d’eau par des entreprises qui prive une partie de la population ou d’autres usagers de cette ressource. Les embouteilleurs pourront sans doute garder une partie de leur business sur des segments très particuliers, mais la vente d’eau en bouteille va logiquement connaître une réduction drastique.
IN : l’été 2022 très difficile qu’a connu la France et l’hiver qui s’annonce en pleine crise énergétique renforcent-ils l’urgence à agir ?
MJ : les feux de forêt cet été dans des régions jusqu’alors épargnées, les vagues de chaleur et la sécheresse généralisée ont montré que les dérèglements climatiques, ce n’est pas en 2100 ou sur la banquise, mais dès aujourd’hui en France. Chez tout le monde, la prise de conscience progresse. Pour les entreprises comme pour les individus, il faut s’engager sur ce qui est facile à faire parce que cela permet d’avancer et chaque économie est bonne à prendre. La difficulté reste de changer durablement et voir quel sera l’effet cliquet anti-retour de tous ces épisodes. Dès qu’une crise passe, on a tendance à revenir à ce que l’on faisait avant… J’espère qu’à travers ces expérimentations de sobriété un peu contraintes et forcées, on trouvera aussi des formes de satisfaction et de plaisir, comme quand on commence à prendre le vélo à la place de la voiture. C’est en expérimentant qu’on pourra se rassurer sur ce qu’on est capable de faire, que cela pourra déborder sur d’autres aspects et amener à d’autres déclics.