S’inspirer du système suntzéen pour mettre en lumière le conflit numérique et mondial dans lequel notre civilisation est entrée a du sens. Avec pour seul but de maîtriser et non soumettre le monde digital… Vaste programme pensé par Caroline Faillet, l’auteure du livre « L’art de la guerre digitale. Survivre et dominer à l’ère du numérique ».
Uberisation, bad-buzz… Engagés dans une guerre digitale dont on ne maîtrise ni les armes, ni les techniques de défense, nous sommes contraints d’adapter notre arsenal de riposte. Brouiller les pistes, connaître au mieux son adversaire et les forces en présence, contrôler sur le bout des doigts la topologie d’un terrain et occuper la meilleure position lors de l’affrontement… Dans son livre, « L’Art de la guerre », Sun Tzu lève le voile sur les stratégies à employer pour se défaire d’un adversaire par la ruse et la stratégie.
Mais quand le duel a lieu dans l’immensité du web, comment les organisations, les marques et même les individus peuvent-ils s’en sortir ? « Netnologue » et rattachée à HEC, Celsa-La Sorbonne, Caroline Faillet vous donne toutes les « techniques de combat » à adopter en terrain 2.0. Son manifeste ? « L’art de la guerre digitale. Survivre et dominer à l’ère du numérique ». Précisions avec cette passionnée des phénomènes de propagation propres au web.
INfluencia : pourquoi utiliser la notion de guerre ?
Caroline Faillet : parce qu’il y a un changement des équilibres de pouvoir grâce à l’arme digitale. On a pu parler du 4ème pouvoir des médias face aux pouvoirs régaliens. On ne peut pas vraiment parler de 5ème pouvoir à propos d’Internet car personne ne le contrôle. Le digital a fourni des armes d’autant plus redoutables qu’elles sont accessibles à tous. En 3 révolutions numériques, le citoyen-consommateur a progressivement pris le pouvoir au détriment des autorités scientifiques, médiatiques, politiques et économiques. Face à ce déséquilibre de l’ordre établi, la réaction naturelle de nombre d’organisations est de résister. En luttant, ces dernières entrent dans une guerre longue, mondiale, invisible : c’est la guerre digitale.
IN : le terme de guerre n’est-il pas trop fort ?
CF : c’est la guerre au sens moderne du terme, la guerre décrite par Trinquier : la guerre subversive, la guerre révolutionnaire. Par exemple, la guerre des djihadistes n’a pas grand-chose à voir avec la guerre des nations du siècle dernier. Toutes proportions gardées, la guerre digitale est aussi fragmentée et difficile à maîtriser et n’est pas vraiment comparable avec la guerre de l’information de l’ancien monde.
IN : dans ce premier chapitre, vous évoquez les différentes révolutions numériques, quelles sont-elles ?
CF : cette conquête de pouvoir du citoyen-consommateur est totalement corrélée à l’histoire du Web. La première révolution, dite du Web 1.0, a apporté les sites internet et les moteurs de recherche. L’internaute découvre le pouvoir de s’informer et ainsi de démasquer les tentatives de mensonge. Mais il ne peut encore les dénoncer. Avec le Web 2.0, c’est l’avénement des média sociaux et des réseaux sociaux. L’individu découvre le pouvoir de s’exprimer, de se transformer lui-même en média et d’organiser son réseau donc de se mobiliser. Il retrouve une certaine liberté et l’esprit de revanche qui va avec. Sûr de son pouvoir, il s’adonne à ses jeux sociaux préférés : bad buzz, fuite d’information, rumeur, mobilisation, bashing…
La troisième révolution est celle des données dites big data. Elles permettent des services inédits qui facilitent la vie de l’internaute et font de lui un consommateur augmenté de pouvoirs comme ceux d’être un guide touristique avec Tripadvisor, un loueur d’appartement avec Airbnb , un chauffeur de taxi avec uber, un financeur de start-up avec le crowd-founding… Ce consommateur récupère une partie de la chaîne de valeurs de nombre de filières et accélère le risque d’ubérisation des modèles économiques. Si le Web 2.0 a flatté l’égo des internautes en offrant des outils au service du narcissisme des utilisateurs, on peut dire que le Web 3.0 consacre la toute-puissance du Moi. Le cyberespace qui se façonne autour de l’internaute devient un miroir de ses goûts, de ses besoins et de ses relations. Web 1 consommateur informé, Web 2 consommateur mobilisé, Web 3 consommateur augmenté, si le citoyen-consommateur n’est pas toujours un super-héros, il a en tout cas des super-pouvoirs !
Chapitre 2 : L’art de la guerre économique
IN : quels sont les changements économiques liés aux différentes révolutions numériques ?
CF : l’entreprise ne doit plus seulement affronter ses concurrents historiques. Sur le web, elle doit défendre ses positions face à 3 risques d’extermination : désintermédiation, dématérialisation et uberisation. Et aujourd’hui, la machine à générer des victimes paraît s’emballer. Au-delà des victimes structurelles du Net liées à une exposition particulière au risque de désintermédiation ou de dématérialisation, aucune filière ne semble épargnée et chaque nouveau secteur touché ajoute du désordre au chaos. Contrairement à une simple innovation concurrentielle, on a, en effet, affaire à des phénomènes violents, dévastant des filières entières en moins de 10 ans avec un effet de surprise où les victimes découvrent trop tard, quand elles n’en ont plus les moyens, les lourds investissements qu’elles auraient dû mener pour s’adapter. On parle d’uberisation pour qualifier cette piraterie des temps modernes qui consiste à piller un modèle économique.
IN : quel est le secret de ces nouveaux barbares ?
CF : leur secret pour conquérir des business-models, est d’avoir parfaitement cerné ce qu’était devenu le consommateur après 3 révolutions numériques et même, de savoir accompagner sa prise de pouvoir. Des acteurs de l’économie collaborative aux nouveaux barbares disrupteurs de business-model, tous ont bien compris qu’il fallait se mettre en orbite autour du Moi de ce consommateur qui se construit un monde qui lui ressemble.
Ils occupent le terrain de l’information, ils coopèrent avec les communautés, ils personnalisent leur service par la donnée. Prenez un Amazon : il est incontournable dans toutes nos recherches, il propose à l’internaute de devenir critique littéraire avec les avis et il utilise les data pour nous conseiller des livres de façon personnalisée. Il a mis le consommateur augmenté au cœur de leur modèle !
Chapitre 3 : L’art de la guerre idéologique
IN : quelles conséquences de la prise de pouvoir du citoyen ?
CF : la prise de pouvoir du citoyen a fait de la réputation de l’entreprise son actif le plus vulnérable. Le risque de crise d’image fait plier les organisations bien plus vite et plus fortement qu’une décision de justice. La fuite d’une information auprès d’une communauté ciblée, sa propagation rapide dans les réseaux sociaux, sa reprise dans les médias, son officialisation sur Wikipédia… Le parcours du bad buzz est aujourd’hui bien balisé. Il est sûr que cette vigie est rassurante pour tous les citoyens que nous sommes. Tout un chacun aspire à ce que des scandales comme celui de l’amiante ou du sang contaminé ne soient pas étouffés par des conflits d’intérêts mais révélés au grand jour le plus vite possible afin que toute victime supplémentaire soit évitée.
IN : cette arme du bad-buzz est-elle toujours utilisée à bon escient par le citoyen ?
CF : le problème est que cette arme est aujourd’hui totalement maîtrisée par les partisans de la guerre idéologique, c’est-à-dire ceux qui veulent contrôler l’action de l’entreprise au nom de certaines idéologies. Dogmatiques, activistes, partisans de thèses extrémistes ou fantaisistes organisent la désinformation et utilisent l’opinion publique pour exercer leur pression. La légitimité de l’entreprise est contestée, comme si celle-ci devait désormais obtenir, au-delà des autorisations légales, un assentiment citoyen, « un permis social d’exercer ». Cette arme présente donc aussi le risque d’une forme de justice populaire dictée par l’émotion où les moyens pour endiguer l’installation d’une rumeur sont complexes et doivent être mis en place rapidement.
Chapitre 4 : Qui veut la paix évite la guerre
IN : comment les entreprises ont-elles réagi face à leur perte de pouvoir ?
CF : à chaque phase de la révolution numérique, les organisations ont tenté de s’adapter mais leur acculturation a été partielle, non pas faute d’avoir pris les virages technologiques qui s’imposaient mais pour ne pas avoir compris comment le consommateur était modifié par ces technologies. La réaction des entreprises face à ces conquêtes est donc souvent la résistance et la démonstration de force. On affiche son pouvoir juridique, on cherche à contrôler sa réputation, on impressionne ses concurrents par de grandes déclarations sur le digital et de l’achat de fans sur Facebook. Les populations (salariés et actionnaires) sont rassurées et les concurrents dissuadés d’attaquer tout en usant de la même tactique. Mais ce sont des lignes Maginot qui maintiennent l’entreprise dans une illusion de puissance.
IN : comment devraient-elles réagir alors ?
CF : il est temps de réveiller le sens tactique des dirigeants pour créer l’urgence dans les entreprises et faire sonner la mobilisation générale. Puis en appliquant les principes de Sun Tzu qui préfère la ruse à la force, l’espionnage et les alliances à la guerre frontale. L’art de la guerre digitale, c’est l’art de bien connaître son environnement web, de déployer et concentrer ses forces au bon endroit, de favoriser la prospérité des communautés, de créer l’union nationale et de rester en alerte sur ses rivaux et ses peuples hostiles avec la veille. Mais je vous invite à lire l’ouvrage pour connaître les méthodes en détail !
IN : pourquoi avoir écrit ce livre ?
CF : je suis, depuis 15 ans, une observatrice neutre de ces jeux de pouvoir, je les décode pour mes clients, je suis une sorte de « netnologue ». En théorie, ces armes sont à la disposition de tous mais en réalité, elles sont bien mieux maîtrisées par une minorité de dogmatiques ou les GAFA. Comme l’a dit Xavier Delaporte, c’est un pharmakon. C’est-à-dire que c’est à la fois le remède et le poison, une arme pour détruire, un outil pour construire. Mon ambition avec ce livre est que ces techniques soient connues du plus grand nombre pour que le remède soit supérieur au poison, pour un progrès partagé.
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