3 septembre 2023

Temps de lecture : 7 min

« Apple et amazon pourraient racheter les débris des majors. C’est de la média-fiction, mais c’est possible »

Directeur du cabinet d’architectes en nouveaux médias Buzz2Buzz, Alain Le Diberder a multiplié les expériences au sein des médias, notamment à France Télévisions, Canal+ et Arte, ou dans la vidéo à la demande en tant que cofondateur de la plateforme Filmo TV. Auteur de plusieurs ouvrages, dont «La nouvelle économie de l’audiovisuel» (La Découverte, 2019), il détaille les forces en présence et décrypte les mécanismes d’un marché de l’audsiovisuel qui a basculé vers la vidéo et le «streaming». Dans ce secteur aux mains d’acteurs américains aux ambitions mondiales, les groupes audiovisuels nationaux font aussi évoluer leur offre et leur modèle économique. 
Nfluencia : Ces dernières années ont été marquées par le développement des plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVoD), de la VOD gratuite et financée par la publicité (AVoD), des offres délinéarisées des diffuseurs traditionnels… En quoi cette « plateformisation » façonne-t-elle le secteur du streaming duquel se réclament désormais bon nombre de groupes de télévision ?

Alain Le Diberder : Les services de streaming sont souvent mis dans une même catégorie comme s’il s’agissait d’un univers homogène qui irait de Netflix à Amazon. En réalité, il n’y a pas une mais différentes sortes de plateformes, qui n’ont ni le même modèle économique ni la même vision à long terme ni les mêmes effets sur le paysage. Le sujet peut sembler insoluble ou surévalué quand on parle des plateformes en général, mais dès que l’on entre dans le détail de cet univers, on voit apparaître des tendances intéressantes. Il faut par exemple distinguer le streaming payant avec la SVoD du streaming gratuit, dont la forme principale est YouTube et qui recoupe aussi les plateformes des diffuseurs traditionnels, l’AVoD, la FAST TV (lire page 92).

Tous ces services connaissent des dynamiques très différentes. Avec leurs plateformes, les majors américaines sont coincées entre leurs exclusivités et la nécessité de trouver des abonnés. Apple et Amazon pratiquent un dumping que les États interdiraient si les marchés audiovisuels étaient un peu régulés. Netflix plafonne après avoir dépassé la barre des 200 millions d’abonnés que le groupe visait et qu’il est parvenu à rentabiliser.

 

IN : Netflix semble pourtant être l’aiguillon d’une partie du marché…

ALD : C’est le seul acteur qui constitue à lui seul une catégorie dans le streaming payant. Cette entreprise créée ex nihilo propose un seul produit et n’est pas sensible à la chronologie des médias (qui consiste à exploiter un film successivement en salle, en VOD, sur la télé payante puis gratuite, ndlr). C’est un groupe rentable alors que les autres acteurs sont en déficit. Il a réussi à construire une offre mondiale avec des productions locales. Même à l’échelle de l’Europe, on a toujours cru que c’était impossible pour des questions de langue. En six mois, Netflix avait structuré le marché européen des traducteurs et des doubleurs, et a pu proposer un catalogue qui a fait le succès à l’international de séries espagnole comme Casa Del Papel, française comme Dix pour cent, britannique comme Black Mirror ou coréenne comme Squid Game.

 

IN : Les studios américains se sont aussi positionnés sur le streaming, mais accusent aujourd’hui de lourdes pertes. Leur modèle est-il plus fragile ?

ALD : En se lançant sur ce marché, Disney, Universal, Paramount-CBS ou Warner, qui sont très liés à l’écosystème du cinéma et à la chronologie des médias, ont rencontré un problème qu’ils ont longtemps nié. Construire une offre payante attractive sur le streaming – en ne comptant que sur leurs propres forces puisqu’ils sont maintenant tous concurrents – les prive à court terme de revenus qu’ils auraient pu réaliser par ailleurs. En 2022, ces quatre acteurs ont accusé 5 milliards de dollars de pertes opérationnelles. À lui seul, Disney a renoncé à 1,5 milliard de dollars de recettes issues de la vente de ses films à des chaînes de télé, y compris les siennes, pour les réserver à Disney+. Certains de ces studios historiques ont déjà été rachetés par des groupes plus importants qu’eux. Ils devraient peut-être laisser tomber la SVoD mais ne le peuvent pas par rapport à la concurrence. Disney s’en sortira probablement parce que c’est un groupe mondial avec un catalogue extraordinaire. Il n’est en revanche pas impossible que Paramount ou Warner soient à nouveau rachetés…

IN : Malgré le développement de l’économie de l’abonnement, les tarifs restent-ils le nerf de la guerre ?

ALD : Le lancement de Disney+ à 6 dollars a été une catastrophe pour tout le secteur. Pendant longtemps, le payant a coûté 40 € à 50 €. Face à la concurrence, Canal+ en France et Sky en Angleterre ont descendu leurs tarifs autour de 20 € quand Netflix était déjà entre 10 € et 12 € depuis 2014. L’an dernier, un abonné Disney a rapporté trois fois moins qu’un abonné Netflix. Il ne sert à rien d’accumuler des millions d’abonnés qui créent un déficit. Le patron de Disney, Bob Iger, accepte maintenant de perdre des abonnés en remontant ses prix, ce qui n’est pas facile en période d’inflation. Même pour Disney, la route va être longue avant de revenir à l’équilibre.

IN : Dans cet univers mondialisé, quelle place reste-t-il pour les acteurs locaux ?

ALD : Ils sont très hétérogènes et ne seront jamais très puissants. Pour répondre aux usages, les télévisions ont construit à raison des extensions en streaming (MyTF1, 6play ou france.tv en France, ITVX au Royaume-Uni, Joyn en Allemagne…), gratuites avec parfois des extensions payantes et qui dépendent des programmes de leur maison mère. En France, les offres des opérateurs télécoms n’ont pas rencontré grand succès. Elles marchent mieux à l’étranger, même si cette activité restera toujours marginale dans leur business et source de conflit d’intérêt entre leur activité d’éditeur et de distributeur. Les offres thématiques vivotent bien qu’il y ait un créneau en France pour le cinéma de patrimoine et indépendant, les mangas ou le documentaire.

IN : Les stratégies d’adaptation des diffuseurs traditionnels vous semblent-elles à la hauteur des enjeux ?

ALD : En France, ce développement est défensif. TF1 et M6 font ce que toutes les chaînes commerciales font dans le monde et qui a commencé aux États-Unis avec la plateforme Hulu. Le standard obligatoire a aujourd’hui trois étages : le gratuit en linéaire, le gratuit à la demande et le payant à la demande, avec un peu moins de publicité ou pas du tout. Cela correspond aux usages, ne coûte pas très cher, rapporte un peu d’argent… mais ne génère pas non plus de pertes. Il est plus facile qu’avant de proposer des offres par abonnement, mais ce système ne sera pas la réponse des groupes de télévision au service SVoD de Netflix. Le virage de Canal+ est intéressant ; en considérant qu’il ne pouvait plus lutter avec une chaîne premium mais qu’il pouvait se renforcer comme distributeur, le groupe est en train de gagner des positions en France comme à l’international.

IN : Netflix développe une offre avec publicité, Paramount investit dans les chaînes FAST, Amazon dans le sport… Faut-il y voir une convergence entre les modèles ?

ALD : La technologie permet une forme de convergence mais les rapprochements se font seulement par les marges. Quand il s’agit de réfléchir dans quoi on investit, certains tablent sur des programmes de prime time et d’autres sur le marketing et la technologie. Même s’ils se diversifient, les groupes de télé commerciale dépendent à 90 % du marché publicitaire quand les offres de type Amazon ou Netflix reposent à 90 % sur l’abonnement. La linéarisation d’une offre fait sens pour un événement ou pour répondre à un rythme de consommation. Le FAST et l’AVoD, c’est du cash & carry audiovisuel, une manière d’écluser des droits de catalogue. Pour le moment, ces offres concernent surtout les programmes anciens, les plateformes payantes ne peuvent pas construire un modèle là-dessus.

 IN : L’avenir des télés est-il aussi sombre qu’on le prédit régulièrement ?

ALD : La télé est sur une mauvaise pente. Un peu partout en Europe, son pic d’audience s’est produit vers 2012-2013. Dix ans plus tard et après les soubresauts du Covid, l’audience baisse et surtout vieillit. C’est une tendance à laquelle on ne peut pas grand-chose. Les moins de 15 ans, puis les 15-25 et les 25-35 sont passés à d’autres offres : à TikTok, à Facebook, aux services payants… Mais quand on fait de la prospective, il ne faut pas oublier que les évolutions sont longues, surtout pour un média comme la télé, qui reste beaucoup plus puissant que tous les autres. On peut laisser croire que les 4-14 ans ne regardent que TikTok, mais Médiamétrie montre qu’ils passent quand même 60 minutes en moyenne chaque jour devant la télé, alors qu’ils ne passent pas une heure sur YouTube. L’audience va continuer à s’effriter, mais la fin de la télé, ce n’est pas pour demain…

IN : En va-t-il de même pour les chaînes publiques et privées ?

ALD : On a toujours tendance à critiquer les services publics, mais ils ne vont pas si mal. Partout en Europe, ils sont estimés sur l’info et leur image est plutôt bonne. Ils ont moins d’argent qu’avant mais aussi moins de déficit, ce qui prouve qu’il y avait des marges sur la gestion. Assez silencieusement, il y a eu une refonte des services publics, notamment en France et en Allemagne. La BBC a été sous tension pendant des années mais reste un pôle d’excellence. Du côté des chaînes privées, il n’y a plus de place pour les groupes de taille intermédiaire. Il est intéressant de voir que TF1, qui était une institution jusque dans les années 1990, essaie de retrouver une position stable d’autant que son image s’est améliorée. Je serais moins optimiste pour M6, car il est très difficile d’être un média traditionnel outsider, même s’il faut saluer sa gestion et sa performance économique. Avec deux fois moins d’audience que TF1, M6 vaut plus cher en Bourse mais sa situation n’est pas stable. Ailleurs en Europe, Mediaset (Italie) est en grandes difficultés, ProSieben (Allemagne) aussi. En Grande-Bretagne, ITV s’en sort, en tout cas mieux que Channel 4… Il y aura probablement une prime aux leaders à condition que ceux-ci jouent leur rôle de leaders.

IN : Faut-il attendre d’autres grands mouvements dans le paysage du streaming ?

ALD : Il y a cinq ans, on pouvait penser qu’il y aurait de moins en moins de chaînes de télévision et de plus en plus de plateformes. Depuis, le paysage s’est décanté. Même si leur audience est redescendue en dessous du niveau de 2019, les chaînes privées et publiques ont gagné en visibilité et montré qu’elles étaient indispensables au moment de la crise sanitaire. Pour la première fois depuis quinze ans, les actions des groupes de télévision ont évolué un peu mieux que les indices boursiers. La télévision a donc l’air moins moribonde en 2023 qu’on aurait pu le dire en 2019. Sur le marché des plateformes, on pouvait avoir l’illusion folle qu’il y aurait de la place pour tout le monde. Les chocs du Covid, puis l’inflation et la récession ont remis les pendules à l’heure et montré le contraire. La vraie incertitude – ou menace – se situe du côté d’Apple et Amazon, qui sont dans une situation anormale de concurrence et dont les objectifs se situent plutôt du côté de l’équipement de la maison ou de la domotique. Ils pourraient quitter le marché de l’audiovisuel ou alors mobiliser rapidement leurs réserves de cash-flow, par exemple pour racheter les débris des majors. C’est de la media-fiction mais c’est possible.

IN : La technologie peut-elle permettre de nouvelles évolutions ?

ALD : Les grandes innovations technologiques qui ont bouleversé le secteur datent d’il y a vingt-cinq ans et ont été largement déployées dès 2010. Depuis dix ans, on est dans une phase de stabilité des technologies et sur une asymptote pour les PC, les écrans, les réseaux et les téléphones portables. La Blu-ray 4K n’a pas marché, la 8K, la 5G et le métavers ne convainquent pas. TikTok est apparu, mais ce réseau social fonctionne sur le même principe et dans la même économie que Facebook. Les débits de la fibre optique sont largement suffisants pour tous les usages prévus et à venir. Des produits d’intelligence artificielle apparaissent mais ils ne sont pas grand public. D’ici à ce que ChatGPT écrive des scénarios réellement utiles et plus intéressants pour les producteurs, il va se passer du temps.

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