Anne Vincent (TBWA France) : « j’adorerais me démultiplier pour vivre simultanément beaucoup plus d’expériences »
Anne Vincent aime vivre en tribu, c’est même indispensable à son équilibre. La vice-présidente exécutive du groupe TBWA répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’hôtel Swann* – Proust oblige
INfluencia : votre coup de cœur ?
Anne Vincent : j‘ai toujours été une fan absolue du clan Hardy-Dutronc. Je suis assez touchée par cette famille, je les trouve tous authentiques. Ils ont une façon de traverser l’existence qui me touche beaucoup. Avec élégance, distance, humour, discrétion. Et en restant fidèles à ce qu’ils sont. Je trouve qu’il y a une espèce d’alchimie de ces personnages, à la fois individuellement et en tant que famille. Leurs textes sont subtils, délicats, poétiques. Un peu en décalage avec l’époque. Tout cela me touche et résonne en moi. Je suis aussi sensible à leur musique. J’écoute de façon assez obsessionnelle je dois dire, les albums de Françoise Hardy, ainsi que ceux de son fils que j’adore. Je suis Thomas Dutronc depuis longtemps, je vais à tous ses concerts, j’ai déjà pris des places pour La Cigale(ndlr : le 17 septembre prochain).
A.V. : La teneur du débat public en France, même s’il y a eu un petit soulagement et une forme de sursaut démocratique lors du second tour. J’essaie de ne pas manifester de nostalgie et de ne pas dire que c’était mieux avant, mais on vit dans un pays où le primat du politique était très important. Je viens d’une famille où la politique occupait une place importante. Les déjeuners du dimanche – aussi loin que je m’en souvienne – étaient d’ailleurs souvent très animés. Mes parents étaient de gauche. Ma mère était une féministe avant l’heure.
J’ai fait Sciences Po Service Public, qui était l’antichambre de L’ENA. J’ai gardé beaucoup d’amis issus de ces deux écoles. Tout cela a constitué mon socle de pensée et je dois dire que j’ai une haute idée de la politique. L’état du débat actuel me met en colère. Je ne le trouve pas à la hauteur de notre pays.
IN. : l’événement qui vous a le plus marquée dans votre vie ?
A.V. : l’élection de François Mitterrand en 1981. J’étais encore très jeune, j’avais 16 ans et j’étais en première. J’ai deux grands frères. L’un d’entre eux, sept ans de plus que moi, qui avait été fortement influencé par mai 68 et était un grand lecteur des journaux de gauche, m’avait emmené faire la fête dans la rue avec ses amis. Tendance étudiants en médecine de gauche, plutôt post soixante-huitards, cheveux aux épaules, épris de liberté et de volonté de changer le monde. C’était partout la liesse. Je me suis soudain sentie appartenir au monde adulte. J’étais grisée. J’avais grandi d’un coup. J’ai eu un sentiment d‘accélération. J’appartenais soudain à la communauté de celles et ceux qui allaient faire évoluer la société. Je me souviens précisément de cette sensation et de cette bascule.
IN. : votre rêve d’enfant ou si c’était à refaire
A.V. : étudiante, je voulais être journaliste, plus précisément grand reporter. Je trouvais que ce métier permettait a minima d’être un témoin du monde, voire de le faire changer. Mais lorsque j’étais à Sciences Po, j’avais un petit ami qui voulait absolument faire l’ENA et qui m’avait dit que la seule voie noble était celle du service public et pas celle de l’école de journalisme. Il m’a influencé d’une certaine manière. De plus j’avais une conception très exigeante de cette profession, je voulais travailler dans un grand journal d’information comme Le Monde. Donc il m’a semblé que la montagne allait être extrêmement difficile à gravir. Je n’avais pas de piston, je risquais de commencer tout au bas de l’échelle et je me disais que je n’y arriverais peut-être pas. Bref, je n’ai eu ni le courage ni l’audace d’aller au bout de ce projet et comme j’aimais la politique j’ai choisi Sciences Po section Service Public. J’ai ensuite suivi un troisième cycle de finances à Dauphine. Mon autre frère était rentré dans la publicité et je me suis dit que ce qu’il faisait n’avait pas l’air mal (rire). J’ai fait un stage chez FCB, et puis j’ai été embauchée. Et voilà, c’était parti. J’ai privilégié un chemin à la pente moins raide. Je ne le regrette pas car j’ai vite adoré ce mélange entre la réflexion et le monde de la création. Je ne m’y suis jamais ennuyée. C’est un univers qui exige beaucoup de curiosité intellectuelle, qui est très vivifiant. Mais je continue à penser que le journalisme est un métier formidable et j’ai beaucoup d’admiration pour les grands reporters, qui se rendent dans des endroits compliqués, souvent sur des terrains de conflit. A fortiori lorsque ce sont des femmes.
IN. : votre plus grande réussite ? (pas professionnelle)
A.V. : Avoir réussi à créer autour de moi une tribu, mélangeant mes amis de toutes les périodes de ma vie et ma famille. J’ai encore une amie que j’ai connue quand j’avais 6 ans. Cela fait des tablées très joyeuses où les déjeuners et dîners se prolongent très longtemps, mélangeant les générations et les styles. Je suis très attachée à ce mélange. J’aime vivre en tribu. Ma maman, 95 ans, est le plus souvent au milieu de nous. J’aime être entourée de ce petit monde que j’ai choisi. C’est très précieux pour mon équilibre, cela me rassure et me procure beaucoup de joie. Ce monde privé n’a rien à voir avec ma vie professionnelle. Il est très important pour moi de protéger cette sphère.
IN. : votre plus grand échec ?
A.V. : n’avoir pas su développer une activité artistique. Musique, dessin, art des jardins (j’adore les jardins). J’ai un peu touché à tout cela mais sans rien approfondir. Je prendrai peut-être un jour des cours à l’École nationale supérieure de paysage. Je pense que consacrer du temps à une activité artistique m’aiderait parfois à affronter la rugosité de la vie avec plus de détachement et créerait un refuge par rapport au réel. Dans mon métier, j’adore la création. Je suis souvent très proche des créatifs mais je ne suis pas du tout créative moi-même. C’est une frustration.
IN. : quel pouvoir aimeriez-vous avoir ?
A.V. : celui de pouvoir mener plusieurs vies de front. Plus j’avance en âge, plus je sens une forme d’urgence. Moi, je ne me calme pas du tout, plus je vieillis, plus mon espace de curiosité et mes centres d’intérêt s’agrandissent et plus j’ai envie de faire de choses. Je crois que c’est vraiment constitutif de ma personnalité.
A l’évidence je n’aurai pas assez de temps pour mener tous mes projets, pour visiter tous les endroits du monde et assouvir ma curiosité. Je ne suis pas quelqu’un de solitaire, j’aime les rencontres, les découvertes, les projets avec les autres. Alors, si je le pouvais, j’adorerais me démultiplier pour simultanément vivre beaucoup plus d’expériences. Comme je ne le peux pas, je me contente d’assouvir le plus possible mes envies, autant que faire se peut, sans remettre à plus tard.
IN. : de quoi avez-vous peur?
A.V. : de la perte de repères, du flou généralisé. Il n’aura échappé à personne que nous vivons un moment très trouble. Ne commentons pas plus avant car nous risquerions de tomber dans le café du commerce. Mais personnellement, sans la possibilité de me raccrocher à certains repères cardinaux, je me sentirais en déshérence. J’ai eu la chance qu’on m’inculque l’essentiel de ces repères puis de poursuivre ma vie en y restant fidèle. Je vois beaucoup de jeunes dans mon métier et je suis souvent inquiète pour la jeunesse qui n’a pas toujours cette chance, et par l’absence de valeurs qui me semblent fondamentales.
Alors, je conclurais en reprenant quelques mots récents, à la fois sages et pas moralisateurs, d’Edgar Morin qui m’ont inspirée et d’une certaine façon réconfortée : « je dirais aux jeunes que sans culture historique, sans culture politique, on ne peut que s’égarer. Cultivez vous et allez dans le sens de vos aspirations qui sont généreuses et humanistes. »
IN. : quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ?
A.V. : j’hésite entre plusieurs livres, mais ce serait un très grand classique. J’ai beaucoup lu quand j’étais jeune car avant de rentrer à Sciences Po j’ai fait hypokhâgne. Je choisirais certainement un recueil de poèmes. Et sans doute « les chants de Maldoror » de Lautréamont. C’est un des livres qui m’a le plus marqué. Je les ai lus un été, l’année de ma sortie de Sciences Po, sur une plage dans le sud et j’ai pris une grande claque magistrale… Cela dit j’apporterais plutôt un bateau pour m’enfuir car je n’aimerais pas du tout être sur une île déserte, je dépérirais, je déteste être toute seule, c’est absolument contraire à ma nature (rires)
* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’ « À la recherche du temps perdu »
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L’actualité de Anne Vincent
2024 est une année de triples célébrations pour Anne Vincent, qui va fêter ses 60 ans et 30 ans de présence au sein de TBWA (qui s’appelait BDDP en 1984), qui, lui, fête ses 40 ans.
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