13 juin 2021

Temps de lecture : 8 min

Annabelle Gawer : « Le téléphone mobile est l’accès à l’économie numérique »

Professeure titulaire de la chaire d’économie numérique à l’Université du Surrey, Annabelle Gawer* a enseigné à l’Imperial College de Londres, à l’Université d’Oxford et à l’Insead (Fontainebleau). Ingénieure des Mines, elle a décroché des masters en mathématiques appliquées à Paris 6 et en génie industriel à Stanford avant de passer un doctorat en gestion de l’innovation technologique au MIT. Elle est partagée entre le temps long de ses activités d’enseignante-chercheuse et le temps court de l’actualité, et conseille, en tant que référente franco-britannique au sein de l’Observatoire de l’économie des plateformes en ligne, le gouvernement britannique et la Chambre des lords, l’OCDE et la Commission européenne. Experte non auto-proclamée, elle l’est sans conteste : reconnue par ses pairs et désignée par les institutions sur les questions contemporaines d’innovation et de compétition digitale, Annabelle Gawer anime régulièrement des séances de coaching en stratégie auprès de cadres d’entreprise, dont Huawei, Samsung, Vodafone… Smartphone en main, nous prenons rendez-vous pour une leçon particulière.
INfluencia : quel est le véritable poids économique du smartphone ?

Annabelle Gawer : le smartphone est l’arbre qui cache la forêt. Il fait partie d’un système économique et technologique qui est un système de réseaux et de connexions. Le mobile est la partie visible de l’iceberg, car c’est l’objet physique qu’on a tous dans la poche. Or, son véritable pouvoir provient des choses invisibles auxquelles il est lié, tels que les services numériques et Internet. Pour parler de l’impact économique du smartphone, il faut donc comprendre les ressorts cachés qui donnent à cet objet sa puissance.

IN : quel est ce modèle économique ?

A.G. : Il comprend des acteurs au niveau des entreprises et des pays. L’espace numérique est contrôlé par les Big Tech que sont les Gafam et autres plateformes chinoises. Leurs portails d’accès au Web sont de véritables goulots d’étranglement. Ces sociétés occupent en quelque sorte la place centrale de nos villages d’antan. Elles contrôlent tout ce qui entre et sort d’Internet, en gagnant de l’argent à tous les étages. Elles sont arrivées à cette position en créant un modèle d’affaires triangulaire dit de « plateforme ». Dans le système économique classique, le modèle de base de toute transaction comprend deux parties : il y a un acheteur et un vendeur, et la seule variable est le prix de la transaction qui reflète à la fois l’offre et la demande. En revanche, le schéma mis au point par les Big Tech positionne entre les deux acteurs leur plateforme, qui joue un rôle d’intermédiaire, un peu comme celui d’un agent immobilier ou d’une marieuse dans un village. Seule la plateforme connaît la demande des utilisateurs et elle seule sait qui va vouloir accéder aux utilisateurs par son intermédiaire. La plateforme est donc un connecteur entre les utilisateurs et d’autres agents économiques tels que les publicitaires. Mais elle fait aussi écran aux utilisateurs, car elle ne dévoile pas tout. Par le biais du smartphone, nous tous, hommes, femmes et enfants, devenons donc éminemment manipulables. Sans tomber dans la logique du complot, il faut quand même bien comprendre cela. Les moguls de la Silicon Valley ne s’y trompent d’ailleurs pas et ils ne laissent pas leurs propres enfants devenir addicts au smartphone : ils en connaissent trop bien les mécanismes, de l’intérieur.

IN :  à quel moment le smartphone a-t-il pris une telle importance dans l’économie mondiale ?

A.G. :  le premier smartphone qui a eu beaucoup de succès a été l’iPhone d’Apple. Il y avait eu des tentatives avant, pendant les années 1990, quand la société dominante des téléphones portables – qu’on n’appelait pas encore des smartphones – était Nokia. Pourtant, pour des raisons complexes de guerre industrielle, ce n’est pas cette entreprise ni les autres fabricants traditionnels comme Ericsson, Sony ou Motorola qui ont raflé le gros lot.

IN: quelles erreurs ont-ils commis ?

A.G. :  ils ont loupé leur coup parce que l’objet qu’ils mettaient dans la main des gens était mal fichu. Ils ont créé une sorte de Lego qui était fait de bric et de broc et de technologies qui ne s’agençaient pas bien les unes avec les autres. Ils ont voulu construire des smartphones comme des ordinateurs. Dans les années 1980 et 1990, la guerre sur le marché des PC opposait Apple et Microsoft, aux visions tout à fait divergentes. Apple proposait un produit fini et bien léché que les utilisateurs n’avaient ni le droit d’ouvrir ni d’en faire un mix and match entre carte mère d’untel et carte vidéo d’un autre. Ses ordinateurs étaient beaux, intégrés, et trois fois plus chers. PC et le système d’exploitation Windows, à contrepied, proposaient une sorte de puzzle dont les pièces interchangeables et compatibles entre elles étaient fabriquées par un grand nombre d’entreprises. Cette architecture ouverte a attiré beaucoup d’investisseurs et la forte concurrence a permis de faire chuter les prix des ordinateurs personnels, ce qui a facilité leur adoption et favorisé l’explosion du marché des PC.

IN: que s’est-il passé quand les premiers smartphones sont apparus sur le marché ?

A.G. : les fabricants d’électronique traditionnels sont rentrés dans le mur. Ils ont pensé que la dynamique industrielle du PC allait se reproduire. Ils considéraient les smartphones comme des mini-ordinateurs qu’on pouvait tenir dans la main. Et le modèle qui s’était imposé dans le PC était celui de l’architecture ouverte. Apple avait, lui, échoué sur ce marché, où il s’était enfermé dans une niche – souvenons-nous que Steve Jobs en a payé les frais, tout éjecté qu’il fut en 1985 de son poste de CEO. Les fabricants de téléphones étaient donc terrifiés par Microsoft et à l’idée qu’ils allaient subir le même sort que les marques d’ordinateurs. En réalité, ils n’avaient rien compris ; leur véritable concurrent était Apple. À la différence du PC, les gens voulaient pouvoir tenir dans leur main un système qui marche dès le début. Et l’iPhone a été le premier objet beau et intégré à proposer cette harmonie entre facilité d’utilisation et esthétique imparable, le design parfait à la croisée du hardware, du software et des services. C’est ce modèle qui a lancé le marché du smartphone, et au fil du temps tous les autres fabricants se sont alignés, ou plutôt se sont contentés de le copier.

I.N. : le succès du smartphone est donc entièrement lié à la sortie de l’iPhone ?

A.G. :  pas uniquement. Le smartphone (au-delà du phone) doit également sa réussite à Internet. C’est avec la Toile que les gens pouvaient utiliser leur téléphone portable pour s’appeler et aussi accéder au Web. C’est ça le génie d’Apple qui a été de comprendre qu’il devait laisser la possibilité aux développeurs externes de créer des applications pour ses iPhone. Cette stratégie – au final comparable à celle de l’architecture ouverte des PC – Apple l’a adoptée à son corps défendant, car Steve Jobs était un control-freak notoire, mais le groupe l’a adaptée en fixant des règles très strictes aux développeurs. Si Apple n’aime pas votre appli, il ne l’acceptera pas dans son App Store. L’iPhone doit enfin son succès aux deux piliers sur lequel repose tout son modèle. Son système d’exploitation iOS est une plateforme d’innovation qui permet à des développeurs de créer à moindre coût des applications, et l’App Store est une plateforme de transaction et un canal de distribution planétaire pour tous les ingénieurs ou développeurs de softs innovants. Apple a ainsi créé un véritable écosystème en permettant aux développeurs de pouvoir gagner de l’argent.

IN : à qui profite cette économie ?

A.G. : Apple et Google sont ceux qui s’accaparent les deux énormes parts de ce gâteau. Pour amasser des revenus, Apple vend ses smartphones et Google force les fabricants à acheter les licences d’exploitation d’Android. Mais le smartphone ne représente que le petit doigt qui fait bouger beaucoup de choses. C’est quand on tape sur son écran qu’on appelle un Uber ou que l’on passe une commande sur Amazon. Le téléphone mobile est donc le portail qui nous donne accès à l’économie numérique. Il joue le rôle des douaniers qui vous font payer des taxes pour entrer dans un pays.

IN. : pourquoi ce marché est-il contrôlé par des groupes américains et chinois, et non pas européens ?

A.G. : L’Europe a raté le coche dans les années 1990 en laissant passer le boom d’Internet. Les entreprises américaines ont pris le dessus grâce à leur environnement légal, à la taille de leur marché intérieur et aux investissements que les sociétés de capital-risque ont misés sur elles. Elles ont également pris beaucoup de risques. Avant l’arrivée de Google, le Web était une jungle dans laquelle on ne retrouvait rien, mais le moteur de recherche américain nous a permis de trouver les réponses qu’on cherchait sur la Toile. Le succès de ce groupe vient du fait qu’il a trouvé une solution à un vrai problème. Google aurait pu nous faire payer ce service en exigeant un abonnement, comme Netflix le fait aujourd’hui, mais il a fait le pari de tout donner gratuitement en partant de l’idée qu’il deviendrait si gros que les publicitaires allaient obligatoirement devoir passer par lui pour toucher leurs clients. Ce modèle d’affaires était innovant et génial, bien que risqué puisque des investisseurs ont dû mettre le paquet pour permettre à Google d’atteindre la taille critique suffisante pour asseoir son modèle économique. Les acteurs européens n’ont pas saisi cette opportunité à temps. L’Europe a été frileuse et absolument nulle, car elle n’a pas osé miser sur le numérique. Il ne faut donc pas s’étonner de la situation actuelle.

IN : les Big 5 sont pourtant la cible de nombreuses critiques aujourd’hui.

A.G. : on assiste en effet à une réaction brutale contre ces groupes qui est pleinement légitime. Les citoyens se sentent espionnés à leur insu et à juste titre. Les Big Tech ont utilisé les données des utilisateurs d’une manière cachée et extensive. Un mouvement populaire demande à ce qu’on régule davantage ces entreprises. C’est que les utilisateurs ont l’impression d’être surveillés et manipulés par des forces qui leur paraissent invisibles. Cette véritable lame de fond contre la Big Tech a aussi une dimension de protectionnisme économique et social. Les gens ont le sentiment d’être colonisés de l’intérieur, via leur smartphone, par des acteurs qui financent ces Gafam pour leur faire acheter tel produit ou voter pour tel candidat. Le téléphone portable permet à des forces importantes mais pas toujours bienveillantes d’avoir accès à notre intimité, car cet objet, que l’on tient dans la main, capture notre attention. Ces entreprises profitent de notre addiction et de nos faiblesses. Expliquer aux gens ces vérités est presque un service public. Il ne faut pas tomber dans le manichéisme, mais il est important de savoir pourquoi les entreprises font ce qu’elles font et réaliser les forces économiques qui sont en jeu. Quand on comprend ce qui se passe et qu’on voit des choses qui nous déplaisent, on peut alors se mobiliser.

IN. le smartphone va-t-il rester aussi puissant à l’avenir ?

A.G. : pour moi, ce n’est pas le smartphone qui est puissant. Ce sont plutôt les acteurs qui le manipulent. Concernant la question de savoir si le pouvoir de ces groupes sera le même dans dix ans, je pense qu’il existe une possibilité de changement si les régulations évoluent dans le bon sens. Il y aura toujours des smartphones, mais pas forcément uniquement Google et Apple. Il y aura peut-être une distribution plus équitable des profits dans cette industrie. Aujourd’hui, si la création de valeurs est très largement distribuée, la capture des profits est extrêmement centralisée. C’est un problème. Le smartphone est un instrument d’une puissance extraordinaire, mais tout pouvoir peut être utilisé pour le bien ou pour le mal. Si on n’établit pas des règles de régulation pour bien cadrer ce qui doit l’être, on s’expose à tout et n’importe quoi. Il faut des sociétés vivaces, innovantes, dont l’environnement sera légal et responsable.

IN : la mainmise des Gafam sur nos smartphones et l’économie numérique peut donc être mise à mal ?

A.G. : Il est aujourd’hui possible de prendre des décisions stratégiques qui pourraient donner une nouvelle chance à l’Europe. Le mouvement de contestation des citoyens et celui de l’establishment techno-industriel, qui ne veut pas être exterminé par les plateformes américaines, sont suffisamment forts pour changer le modèle actuel. La France et l’Allemagne qui dirigent le véhicule européen – surtout depuis le Brexit – ne veulent pas de l’hégémonie américaine sur l’espace informationnel. Cette confluence de force peut modifier la donne. Les Gafam ont saisi le marché qui s’offrait à eux et ils l’ont croqué sans que personne ne les en empêche. Aujourd’hui, les gens se sentent en danger contre ces « méchants » géants et c’est ce type de prise de conscience qui fait avancer les choses. Il y a donc des opportunités à prendre et les Européens ont leur carte à jouer. Comme nous ne sommes pas des idiots, nous pouvons tirer les leçons de ce qui s’est passé ces vingt dernières années. Elle est là la chance qui se présente à nous…

Cet article a été publié dans la revue 36 Mobile. pass liberté? Pour s’abonner c’est ici !

*Auteure de 30 articles et 4 livres (non traduits en français) sur le sujet des plateformes, dont The Business of Platforms: Strategy in the Age of Digital Competition, Innovation, and Power (avec M.A. Cusumano [MIT] et D.B. Yoffie [Harvard Business School] chez HarperCollins (2019), et Platform Leadership (Harvard Business School Press, 2002) avec M. Cusumano. En 2021, son étude “Online Platforms: Economic and Societal Effects” (avec N. Srnicek) a été publiée par le Parlement européen.

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