7 mars 2025

Temps de lecture : 9 min

« Même si je m’habille comme un banquier, je reste un rebelle », Andrea Stillacci (Herezie)

On n’imagine pas forcément ce publicitaire franco-italien ceinture bleue de Krav Maga et fan de musique industrielle et de bruitisme. Andrea Stillacci, fondateur et président de Herezie France et Italie*, répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’Hôtel Littéraire Le Swann** – Proust oblige.

INfluencia : Votre coup de cœur ?

Andrea Stillacci : Mon coup de cœur est lié à un livre de plus de 1700 pages en italien que je viens de terminer. Il s’agit d’une compilation de tous les entretiens de Carmelo Bene, un écrivain de romans et de pièces, acteur de théâtre, réalisateur de cinéma d’avant-garde et pionnier de la télévision qui a connu un grand succès en France dans les années 70 et 80. Même Gilles Deleuze lui a dédié un livre. Il a développé les intuitions d’Antonin Artaud sur le théâtre de l’absurde et les a poussées à leur paroxysme. Il a été l’un des protagonistes de la neoavanguardia théâtrale italienne. Lire et découvrir son univers culturel a été pour moi un véritable tsunami. Il m’a fallu au départ du courage pour me lancer dans la lecture de ce pavé. Mais après les premières 100 pages, je me suis dit que je voulais connaître Carmelo Bene, même s’il est décédé en 2002. Je suis presque certain que dans six mois, je relirai cet ouvrage.

Bien que je ne sois pas un grand fan de théâtre, ce livre et cet homme ont complètement transformé ma vision du métier d’acteur. Carmelo Bene a su donner vie à une expression dans l’abstraction la plus radicale, en s’éloignant de la page écrite pour mettre l’accent sur la performance, la sonorité de chaque mot et l’union émotionnelle avec le public. Cette approche a ouvert un univers conceptuel qui m’a profondément marqué.

Lire un livre de 1700 pages composé d’entretiens avec des journalistes tout au long de sa vie est une expérience unique. On découvre l’homme avec ses obsessions, son génie et sa démarche théâtrale absolue. Je suis maintenant plongé dans la lecture de nombreux ouvrages à son sujet. En Italie, il n’était pas toujours compris en raison de son avant-gardisme, mais la France lui a toujours réservé un accueil chaleureux. Les articles de l’époque dans des journaux comme L’Humanité, Le Monde et Libération lui ont consacré plusieurs pages, ce qui témoigne de son impact.

J’ai l’impression que l’Europe est forte avec les faibles et faible avec les forts

IN. : Et votre coup de colère ?

A.S. : Mon coup de colère est dirigé contre l’Europe. J’ai toujours cru en l’importance et au rôle de l’Europe, tant l’ancienne que la nouvelle, incluant les pays de l’Est. Cependant, je suis aujourd’hui très en colère et déçu par ce qu’elle est devenue. J’ai l’impression que l’Europe est forte avec les faibles et faible avec les forts. Forte quand elle a imposé des règles strictes, notamment dans la gestion de la pandémie de Covid-19. Mais faible et passive face aux grandes puissances comme les États-Unis, la Russie et la Chine. Cette incohérence me frustre profondément.

Je pense que nous avons raté une occasion majeure. Aujourd’hui, chaque pays se replie sur lui-même, et l’énergie collective pour agir ensemble s’est dissipée. Mon pessimisme vient du fait que je crois qu’il est désormais trop tard pour retrouver cette unité. La bureaucratie de Bruxelles a étouffé les véritables intentions de l’Europe, elle s’est enlisée dans le formalisme et la bureaucratie. Résultat : l’Europe n’a plus de voix forte et unifiée. Les élections récentes dans divers pays montrent qu’elle n’a plus de rôle clair et défini. Ça veut dire quoi aujourd’hui les drapeaux bleus avec les étoiles ? Qu’est-ce que cela signifie d’être européen ? Cette question reste sans réponse, et cela me désole profondément. J’avais placé beaucoup d’espoir dans l’Europe, mais la réalité actuelle est bien loin de mes attentes.

J’ai vécu avec peu de confort, pas de salle de bains, peu d’électricité, dans un quartier dangereux, mais riche en expériences humaines et artistiques

IN. : L’évènement qui vous a le plus marqué dans votre vie ?

A.S. : L’événement qui m’a profondément marqué remonte à 1993. J’ai passé un mois dans un squat à New York, juste avant l’arrivée de Rudy Giuliani à la mairie de Manhattan. Le squat, qui existe encore, s’appelait Bullet Space et était situé dans Alphabet City, entre les avenues B et C, dans une zone très dense et intense du Lower East Side. C’était un bâtiment occupé illégalement par des punks et des artistes extrêmes.

Mon arrivée là-bas est le fruit d’une rencontre fortuite avec un artiste punk de Milan, que j’avais croisé dans une agence. Nous avions beaucoup de points communs, notamment notre passion pour la culture punk. Nous sommes restés en contact et il m’a invité à venir vivre dans ce squat, et j’ai saisi cette opportunité. Pendant ce mois, j’ai vécu une expérience intense et enrichissante. Les rencontres, les interactions et la vie communautaire m’ont profondément transformé. J’ai appris à vivre avec peu de confort, pas de salle de bains, peu d’électricité, dans un quartier dangereux, mais riche en expériences humaines et artistiques. C’était aussi une période de grande liberté et de créativité. J’étais entouré de personnes incroyables, comme le poète Allen Ginsberg et le photographe Richard Kern. Nous étions plongés dans une bulle culturelle unique, à la fois stimulante et borderline. La New York de 1993 était un melting-pot d’énergies créatives et rebelles, et j’ai eu la chance de faire partie de cette communauté punk anarchiste. Cela a été une étape cruciale de ma vie, et je chéris ces souvenirs avec une immense gratitude. Cette période a laissé une empreinte indélébile sur moi, et je garde encore aujourd’hui les souvenirs et les leçons de cette aventure.

Apprendre à faire des discours politiques sans lire ses notes, à réagir aux questions et à gérer les critiques de l’opposition est une formation précieuse

IN. : Votre rêve d’enfant ou si c’était à refaire

A.S. : Si c’était à refaire, je m’engagerais en politique. Dans les années 80, j’étais très impliqué dans la politique. J’ai été élu conseiller municipal à Turin, en Italie. Cela signifiait travailler pour la ville, sur le terrain, avec les communautés locales. J’appartenais à un parti qui n’existe plus aujourd’hui, le parti républicain, qui était un parti historique de centre-gauche, avant l’ère Berlusconi.

La politique, quand on est jeune, est une formidable école de formation, un excellent moyen d’apprendre à écouter les gens et à comprendre leurs besoins. C’est aussi là que j’ai appris l’art de la rhétorique. Beaucoup des compétences que j’utilise quotidiennement dans mon métier, je les ai acquises grâce à mon engagement politique. La politique est probablement le seul domaine où l’on se retrouve face à un public réellement opposé. Dans les réunions politiques, une partie de l’audience est souvent contre vous, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on rencontre des clients ou que l’on élabore des stratégies dans la vie de tous les jours. Apprendre à faire des discours politiques sans lire ses notes, à réagir aux questions et à gérer les critiques de l’opposition est une formation précieuse.

J’ai arrêté la politique lorsque j’ai atteint un niveau où je devais me présenter aux élections nationales. J’avais déjà commencé à travailler comme rédacteur dans une agence. Turin étant une ville importante, j’ai senti que je devais faire un choix décisif, et j’ai opté pour la communication.

J’ai créé Antitesi, une société philanthropique pour promouvoir des actions culturelles dans le domaine de l’avant-garde extrême

IN. : votre plus grande réussite ? (pas professionnelle)

A.S. : Ma plus grande réussite est récente, et elle ne concerne ni mon travail ni ma famille, mais Antitesi, une société philanthropique que j’ai créée pour promouvoir des actions culturelles dans le domaine de l’avant-garde extrême. Nous nous concentrons sur la musique expérimentale, le bruitisme, l’improvisation et la musique industrielle.

Nous avons récemment édité un album et financé la version anglaise d’un livre intitulé « Shock Factory », qui sera publié par Intellect Books cette année, avec une distribution mondiale et également dans les universités. Ce livre de 600 pages et de plus de 500 illustrations explore la culture visuelle des musiques industrielles, une musique électronique extrême née dans les années 1970 et 1980. La version française du livre, éditée par Les presses du réel en 2023 (avec une réédition l’année suivante), vient de remporter le prix Olga Fradiss 2024, le plus prestigieux dans le domaine de l’histoire de l’art. Et je vais également collaborer avec le Festival culturel de Friedrichshafen, , sur les rives du Lac de Constance en Allemagne.

.Je travaille actuellement sur un double album avec des musiciens d’avant-garde, inspiré par les théories de Iannis Xenakis, en collaboration avec sa fille et la Fondation Xenakis. J’ai également publié un livre « The Rita « Correlations » » autour de l’univers de Sam McKinlay, un musicien « noise » canadien, et je produis un long-métrage sur le groupe de post-punk indépendant américain, The Soft Moon.

Antitesi organise des concerts, des festivals et des projections de films, toujours dans l’univers de la musique d’avant-garde et industrielle. Je voyage beaucoup pour participer à des festivals à travers le monde, de Dresde à Stockholm, et je suis en contact avec de nombreux labels et musiciens. Antitesi, ma petite créature parallèle, est ma vraie réussite car j’arrive à dialoguer avec ces artistes qui sont aux antipodes des univers du sponsoring et de la communication.

Mon objectif est de réinvestir les bénéfices dans des projets culturels underground, pour soutenir cette scène souvent méconnue. Même si je m’habille comme un banquier (rires) et suis impliqué dans le monde de la communication et du capitalisme, je reste un rebelle, profondément attaché à ces cultures extrêmes. C’est ma vie.

Toute ma vie a été liée à la musique, mais je ne joue pas

IN. : Votre plus grand échec ? (idem)

A.S. : Ce n’est pas un véritable échec, mais j’ai un regret. Je n’ai jamais eu le temps ni l’énergie d’apprendre à jouer d’un instrument de musique, et cela me manque énormément. Que ce soit la basse, la batterie ou la musique électronique, j’espère un jour m’y consacrer. Toute ma vie a été liée à la musique, mais je ne joue pas… C’est un regret, car c’est quelque chose que j’ai toujours eu à cœur sans jamais franchir le pas.

J’ai dû me rendre aux urgences à trois reprises à cause de blessures graves

IN. : votre plaisir coupable ou inavouable

A.S. : C’est difficile à expliquer, mais je vais essayer. Il y a une dizaine d’années, j’ai pratiqué le Krav Maga – une discipline d’arts martiaux extrêmement violente, développée par l’armée israélienne – pendant plusieurs années et j’ai atteint le niveau de la ceinture bleue (ndlr : les différentes ceintures sont Jaune, orange, vert, bleu, marron et noire). J’ai finalement arrêté en raison de l’âge et de l’intensité des combats. Contrairement à d’autres arts martiaux, il n’y a pas de règles. J’ai dû me rendre aux urgences à trois reprises à cause de blessures graves, mais ces moments m’ont appris à percevoir le monde différemment. Tout semble se dérouler au ralenti, malgré la rapidité des actions. On a une relation avec son corps et avec celui de l‘adversaire. Le plaisir coupable ou inavouable est l’émotion presque abstraite qu’on ressent. On est dans une autre dimension. C’était une expérience sensorielle et intellectuelle profonde, où j’ai pu observer comment mon corps et mon esprit réagissaient à la peur physique et à l’adrénaline.

Je n’ai jamais été violent et je déteste toute forme de violence mutuellement non consentie, et cette discipline m’a permis d’explorer ces sensations dans un environnement sécurisé. C’est une expérience intime et difficile à partager, car elle peut être mal comprise. Mais pour moi, c’était une quête de connaissance et de maîtrise de soi. Cela m’a permis de mieux comprendre la fragilité et la force du corps humain. C’était une démarche intellectuelle pour moi, une exploration de mes limites dans un cadre consensuel et contrôlé. J’ai pu découvrir des aspects de moi-même que je n’aurais jamais explorés autrement.

« Bof », un mot que je déteste et qui n’existe pas en italien

IN. : Votre mot préféré et détesté en français et en italien

A.S. : J’apprécie beaucoup le mot « détournement » en français. C’est un terme que je lie souvent à Marcel Duchamp et aux situationnistes. Il évoque une transformation de la réalité, un changement de contexte. Phonétiquement, je le trouve très poétique et intéressant. Le mot que j’affectionne en italien est « immersione« . Il évoque une plongée profonde dans les choses, une exploration intérieure. C’est un concept qui me parle beaucoup.

En revanche, il y a un mot en français de trois lettres que je n’aime pas du tout : « bof« . Il n’existe pas en italien, et il représente pour moi un certain manque d’enthousiasme, une attitude détachée que l’on retrouve parfois en France, notamment à Paris. Comme si l’enthousiasme était quelque chose de bon marché, banal ou superficiel.

En italien, je déteste le mot : « furberia« , qui signifie fourberie ou malice. C’est une attitude typique de certains Italiens, qui consiste à trouver des solutions parallèles ou à tromper les autres. C’est quelque chose que je rejette totalement, qui est loin de moi et que je m’efforce de combattre.

J’ai des tatouages très importants et très conceptuels sur mon corps, qui sont une partie de mon histoire

IN. : Quel objet emmèneriez-vous sur une île déserte ?

A.S. : En dehors, bien sûr, du livre de Carmelo Bene, j’emmènerais mes tatouages, je n’ai pas besoin d‘autre chose. J’ai des tatouages très importants et très conceptuels un peu partout sur mon corps, qui sont une partie de mon histoire et des étapes de ma vie.

* Andrea Stillacci est également coprésident et fondateur de 777  l’agence dédiée au groupe automobile Stellantis créée avec l’agence indépendante italienne Armando Testa, et cofondateur du réseau de 16 agences créatives indépendantes créé en 2020, By The Network

** l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’ « À la recherche du temps perdu ».

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L’actualité

Herezie

    • Agence indépendante créée en 2010 à Paris puis à Milan en 2023.

    • En 2023 a créé l’agence 777 dédiée à Stellantis avec l’agence italienne indépendante Armando Testa. Principaux budgets : Lancia, Spoticar, Fiat, Maserati.

    • Aujourd’hui 60 personnes

    • Nouveau management en septembre 2024 : Romain Bruneau (DG), Lucas Scotti (directeur du planning), Lena Monceau et Julia Deshayes (DC).

    • Principaux budgets : Unilever, Cofidis, Vileda, Gallina Blanca, Giovanni Rana, Snapchat, Kayak, Goldcar, Google.

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