24 septembre 2024

Temps de lecture : 7 min

Alexandre Guérin (Directeur général Ipsos France) : « La France est l’un des rares pays du monde à idéaliser son passé »

Ce lundi, Ipsos dévoilait la dixième édition de sa plus large étude tendances & prospective, la bien nommée « Ipsos Global Trends ». Par la réalisation de plus de 50 000 interviews dans 50 pays différents, cette enquête fait ressortir les « grandes tendances mondiales exprimant les profonds changements d’attitudes et de valeurs des individus et leurs incidences pour les marques et les institutions », précise l’institut de sondage. Afin de marquer le coup autour de cette édition décennale, d’une ampleur inédite pour l’occasion, nous avons échangé avec Alexandre Guérin, Directeur général Ipsos France, pour approfondir le débat.

INfluencia : l’un des grands axes de cette enquête, et ce depuis les premières éditions, est de prendre le pouls des Françaises et des Français sur ces tendances et de le comparer à celui de la moyenne mondiale. À la lecture de cette nouvelle édition, sommes-nous globalement plus optimistes quant à notre avenir que nos voisins… ou l’inverse ?

Alexandre Guérin : les Français continuent de se distinguer, cette année encore, par leur pessimisme. Seulement 13% se disent optimistes concernant l’avenir du monde et 21% concernant l’avenir de leur pays ; soit respectivement 18 et 23 points d’écart avec les moyennes mondiales. Les Français se montrent notamment plus inquiets que leurs voisins sur le sujet de la mondialisation : seuls 35% des Français pensent qu’elle est bénéfique pour leur pays. C’est le score le plus faible observé sur les 50 marchés étudiés (26 points d’écart avec la moyenne mondiale). Pour autant, la mise en perspective des résultats de notre étude depuis 10 ans ne décrit pas des Français comme résignés, abattus ou fatalistes. Pour preuve, le niveau d’optimisme des Français concernant leur avenir ou celui de leur famille approche la moyenne mondiale (59%, -8 points par rapport au monde) et connait même une augmentation depuis 2013 : +10 points.

Si nous observons dans l’étude des réflexes de protection face à un monde hostile et en constante accélération, nous voyons aussi de fortes aspirations à aller de l’avant. Les Français n’ont pas toujours la solution mais cherchent de nouvelles formules, qu’il s’agisse de notre rapport aux nouvelles technologies, aux autres, au travail ou aux efforts demandés en matière d’environnement. Ils disent avancer pas à pas et au jour le jour. Ils disent aussi avoir besoin des entreprises pour aller plus loin : 79% des Français (82% dans le monde, 79% en Europe) estiment qu’elles ont le devoir de contribuer à la société et pas seulement de faire des profits.

IN. : nous célébrons cette année les 10 ans de votre étude. À quel point les mentalités ont évolué, dans le monde et dans nos frontières, depuis la première édition ?

A. G : il y a dix ans, le monde avait déjà connu diverses crises financières, des guerres et des épidémies telles qu’Ebola, qui semblaient se succéder sans lien apparent. Aujourd’hui, les habitants de notre planète prennent conscience qu’ils vivent dans un contexte de polycrises et de mutations simultanées et interdépendantes : la guerre en Ukraine bouleverse les équilibres géopolitiques, le réchauffement climatique entraînera des réfugiés climatiques, et l’IA est perçue comme une révolution dont les conséquences sur le travail et le statut humain restent incertaines. Global Trends révèle qu’en 2024, la majorité des individus comprennent que les transformations mondiales influencent directement leurs aspirations et leurs actions, les poussant à créer leurs propres équilibres pour réduire l’écart entre les deux. C’est ce que notre titre « Des Tensions aux Intentions, à la recherche d’un nouveau consensus » illustre, alors que plus de 80% des personnes interrogées dans 50 pays estiment que le monde évolue trop rapidement. Au cours des 10 dernières années depuis la première édition de notre étude, nous avons observé des évolutions significatives dans les mentalités, tant en France qu’au niveau mondial, que nous avons réunies autour de 9 tendances :

  • Fractures de la mondialisation​
  • Fragmentation des sociétés​
  • Convergence climatique​
  • Dilemme technologique​
  • Santé consciencieuse​
  • Refuge vers le monde d’avant​
  • Nouveau nihilisme​
  • Pouvoir de la confiance​
  • Echappée individualiste​
Le prix de l’inestimable, par Franz Schultheis

IN.: les résultats des études précédentes ont-elles un impact direct sur votre approche et méthodologie au moment de plancher sur une nouvelle édition ?

A. G : les résultats des études précédentes influencent directement notre approche et méthodologie pour chaque nouvelle édition de l’étude Ipsos Global Trends. Nous intégrons les tendances émergentes et ajustons nos outils de mesure pour mieux refléter les évolutions sociétales. Par exemple, des thématiques comme la santé mentale ou l’intelligence artificielle, qui ont gagné en importance, sont désormais incluses. Nous affinons également nos techniques d’analyse de données pour obtenir des insights plus précis, ce qui nous permet de mieux comprendre les dynamiques sous-jacentes des tendances observées. En résumé, chaque édition est enrichie par les enseignements des études antérieures, assurant une approche évolutive et une méthodologie constamment améliorée. Pour une compréhension encore plus approfondie, il serait bénéfique d’examiner les rapports détaillés de chaque édition antérieure.

IN. : l’un des enseignements qui a spécifiquement retenu notre attention est la nostalgie des Français.e.s, induite par les difficultés socio-économiques actuelles, qui les amènent à regretter, je cite, « la France d’antan ». Puisque nous ne sommes pas les seuls à être impactés par ce contexte difficile, pourquoi ce sentiment est-il bien plus ancré dans nos têtes que dans celles de nos voisins ?

A. G : la France est l’un des rares pays du monde à idéaliser son passé en s’obstinant à nommer la période 1945-1975 les « Trente Glorieuses », comme si la France avait connu un âge d’or incomparable pendant cette époque qui va de la fin de la Seconde guerre mondiale au premier choc pétrolier. Cette séquence a posé les fondamentaux : Etat-providence, ascenseur social, plein-emploi, avenir synonyme de progrès. Depuis, 82% des Français pensent que « la France est en déclin » (+7points de 2022 à 2023), comme le montrent les éditions successives de notre enquête « Fractures Françaises », réalisée pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne. 76% des sondés craignent même que le gouvernement et les services publics de leur pays ne fassent pas assez pour aider les gens dans les années à venir (+10 points par rapport à 2022). Tout semble sous le signe de la perte et du danger dans le monde incertain des polycrises. La nostalgie incarne l’antidote parfait à la mondialisation, de présent incertain, d’avenir inquiétant, étant synonyme de local, de petit, d’authentique, d’humain, de transmission, de solidité, de constance (les produits d’antan ont survécu à toutes les crises et sont toujours là). Son univers attire les milléniaux et post-milléniaux – qui n’ont connu ni les années 1960, 1970, 1980… –, mais qui idéalisent ces « temps plus simples et plus heureux ».

Dans d’autres pays, la tendance est exactement l’inverse avec le développement des infrastructures, l’émergence d’une vraie classe moyenne, les nouvelles technologies, l’accès à l’éducation et aux soins, etc. À part ceux qui en ont directement profité, qui peut être nostalgique des régimes totalitaires et des guerres civiles en Asie ou en Amérique latine par exemple ? Logiquement aussi, 70% des Indonésiens ou 67% des Indiens estiment que « leur pays va dans la bonne direction » . En France ? 24% — source : enquête mensuelle IPSOS « What Worries the World » d’août 2024 —.

IN. : certaines thématiques feront-elles l’objet de travaux de recherches qui leur seront entièrement dédiés à l’avenir ? Nous pensons par exemple au chapitre « l’éloge grandissant de la pause et de la lenteur pour s’extraire du rythme de la modernité », un angle qui nous paraît à la fois très intéressant… et très peu exploité par les instituts de sondage.

A.G : oui bien sûr. Ipsos Global Trends est notre rendez-vous annuel qui donne le pouls de nos sociétés. C’est une grande et vaste étude qui nous permet d’identifier les inflexions et d’anticiper la diffusion des changements. Elle peut aussi être le point de départ d’investigations plus poussées et ciblées. Cet éloge grandissant de la pause et de la lenteur est une dynamique que nous analysons déjà dans différents univers : notre rapport au travail, les évolutions en matière de mobilité, notre rapport au bien-être et à la santé, la place des nouvelles technologies dans nos vies… C’est aussi des nouvelles valeurs que nous voyons émerger au sein des nouvelles générations de jeunes et de jeunes parents.

IN. : comment les marques s’emparent-elles des résultats de cette étude ?

A.G : les marques exploitent les résultats de l’étude Ipsos Global Trends de manière stratégique pour s’adapter aux évolutions des comportements et des attitudes des consommateurs. Elles s’en servent pour innover en développant de nouveaux produits et services répondant mieux aux attentes de leurs consommateurs et du marché. Elles ajustent leurs messages et campagnes publicitaires pour mieux résonner avec les préoccupations actuelles des consommateurs et repositionnent leur image pour se différencier sur le marché. De plus, ces insights les aident à améliorer l’expérience client et à adapter leurs stratégies de marché en fonction des spécificités régionales. En résumé, l’étude offre aux marques des informations précieuses pour rester compétitives et alignées avec les évolutions sociétales.

IN. : selon vous, quelles sont les tendances identifiées les plus à même de « bousculer » certains process de production et la manière de communiquer avec leurs publics ?

A.G : Ipsos Global Trends met en lumière plusieurs tendances susceptibles de bouleverser les processus de production et les méthodes de communication des marques avec leur public. La prise de conscience croissante des enjeux environnementaux pousse les entreprises à adopter des pratiques de production plus durables, tout en mettant en avant leurs efforts en matière de durabilité dans leur communication en évitant pour autant des écueils avec des promesses non tenues. La santé mentale influence les entreprises à créer des environnements de travail plus sains et à développer des produits favorisant le bien-être, avec des messages de transparence et d’empathie. L’essor de l’intelligence artificielle et des technologies avancées transforme les processus de production et permet une communication personnalisée grâce à l’analyse des données. Les réseaux sociaux continuent de transformer la manière dont les marques interagissent avec leur public, nécessitant des contenus engageants et des interactions en temps réel. Enfin, le désir croissant de profiter de la vie et de rechercher des plaisirs immédiats incite les marques à offrir des expériences client enrichissantes et instantanées, avec des messages de gratification instantanés et des promotions attractives. Ces tendances obligent les marques à repenser leurs modes de production et leurs stratégies de communication pour rester pertinentes et compétitives dans un environnement en constante évolution.

IN. : une question plus large en guise de conclusion : avec le contexte bouillonnant de ces dernières années – crises économiques et politiques partout dans le monde, révolutions technologiques, etc. –, y-a-t-il une demande exponentielle pour ce type d’études ?

A. G. : dans un monde de plus en plus complexe, en polycrises, ces études permettent de comprendre les comportements, les attitudes et les attentes des consommateurs et des citoyens, fournissant ainsi une base solide pour la prise de décision stratégique. La complexité croissante des enjeux mondiaux rend ces études indispensables pour anticiper les tendances futures et s’adapter aux changements rapides de notre société.

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