17 octobre 2023

Temps de lecture : 11 min

70 ans de l’Express, la grande interview d’Alain Weill

L’Express fête ses 70 ans et commence à engranger les fruits de la stratégie mise en place depuis son rachat par Alain Weill en 2019. Grâce au travail sur le produit et à la stratégie de la valeur finalement préférée à une stratégie d’audience, le journal sera bénéficiaire au second semestre 2023. L’homme de médias, désormais seul propriétaire du groupe, détaille les nouvelles étapes du plan de développement de la marque, avec l'objectif de doubler le chiffre d'affaires d'ici 5 ans.
INfluencia : à l’occasion de ses 70 ans, L’Express organise mercredi 18 octobre un colloque sur le thème « C’était bien hier, ce sera mieux demain ». En quoi ce thème reflète la manière dont L’Express se positionne sur le marché ?

Alain Weill : le titre du colloque correspond à la ligne éditoriale de L’Express qui est un journal libéral et tourné vers l’avenir, qui croit au progrès économique et social, à un capitalisme régulé qui profite à la collectivité, aux bienfaits de la démocratie pour les citoyens, à la science qui permet au monde de continuer à progresser… On est donc définitivement optimistes ! Quelle que soit l’époque, le progrès a toujours fait peur aux gens mais, à toutes les générations, le monde n’a cessé de progresser. C’était déjà l’esprit du journal à ses débuts quand Jean-Jacques Servan-Schreiber voulait accompagner le développement économique de la France et la transformation des entreprises. En 1967, dans Le défi américain, il parlait déjà de l’importance de l’informatisation. 70 ans, c’est un anniversaire important qui montre que L’Express a marqué l’histoire de la presse, de la politique et de l’actualité en France, mais aussi que c’est un journal qui veut innover dans son secteur, réussir sa transformation dans un contexte où toute l’économie doit passer au digital, ce qui est complexe pour tout le monde.

L’Express s’adresse à une cible très étroite de cadres dirigeants et de professions intellectuelles, des lecteurs très fervents d’information et prêt à payer à condition d’avoir une information de qualité

IN : en 2019, lors de la reprise de L’Express à Altice via votre holding personnelle, vous disiez vouloir en refaire une marque emblématique de la presse française, comme elle l’avait été à son lancement…

A.W. : la priorité était de remettre le journal à l’endroit sur le plan éditorial, ce qu’a fait Eric Chol (directeur de la rédaction, ndlr) avec une rédaction qui a été très largement renouvelée et rajeunie qui a, aujourd’hui, une moyenne d’âge autour de 40 ans. Depuis la nouvelle formule de janvier 2020, le journal est beaucoup mieux positionné et est monté en gamme. L’Express s’adresse à un public plus restreint qu’auparavant : une cible très étroite de cadres dirigeants et de professions intellectuelles, des lecteurs très fervents d’information et prêt à payer à condition d’avoir une information de qualité et plus que ce qu’ils peuvent trouver chez les médias gratuits. Pour les convaincre de s’abonner, nous ne sommes plus un hebdomadaire, mais un journal d’analyse qui produit de l’information en continu sur le digital et propose une sorte de best of chaque semaine dans l’hebdomadaire, disponible en digital et en papier qui est le produit de luxe de notre offre d’information. Avec nos journalistes et experts, nous produisons aussi des podcasts, des vidéos… Le destin d’une marque d’information est de devenir pluri-plateformes sur sa ligne éditoriale. La nôtre consiste à analyser des sujets pointus.

Le destin d’une marque d’information est de devenir pluri-plateformes sur sa ligne éditoriale. La nôtre consiste à analyser des sujets pointus

IN : quels effets a eu cette évolution et quel a été son accueil ?

A.W. : nous traitons moins de sujets qu’avant et nous nous concentrons sur l’essentiel, en donnant beaucoup de valeur ajoutée dans la politique, l’international, la transformation digitale, climatique, les sciences. Ce sont des domaines qui nécessitent un approfondissement, des illustrations, de l’iconographie, des cartes… Je dis souvent à la rédaction « Faites de la géographie ! ». Nos études montrent que ces évolutions ont été appréciées. L’Express est souvent la deuxième marque payante de nos abonnés après un quotidien national ou régional, voire leur première ou leur unique marque payante. Les études montrent que le journal est apprécié des abonnés. La rédaction autour d’Eric Chol a fait un très bon travail.

IN : en 2020, vous annonciez un objectif de 200 000 abonnés, reconnaissant que le point mort était à 70 000. Combien sont-ils désormais ?

A.W. : on est à 100 000 abonnés tout compris et autour de 20 000 pour les abonnés numériques. Les objectifs ont évolué. Dans un premier temps du plan de transformation, on a testé une stratégie d’augmentation de valeur sur le kiosque en passant, en 18 mois, le prix du journal de 4,90 € à 6,90 €, le prix illustrant aussi notre exigence en termes de qualité. L’Express est aujourd’hui le newsmagazine le plus cher et, pourtant, c’est l’hebdomadaire d’information qui a les meilleures tendances en kiosque. Depuis le début de l’année, on est à +2 % en vente au numéro, quand Le Point est à -8 % et L’Obs à -20 %. Même si nos abonnements papier sont aussi en légère progression, l’idée est de transférer les abonnements du papier au digital. Le destin du papier est de continuer à baisser et d’être remplacé par le digital. Un abonnement digital est proposé un peu moins cher que le papier – pas tellement non plus – mais rapporte beaucoup plus. On perd un peu de chiffre d’affaires, mais on améliore surtout la marge.

Même si nos abonnements papier sont en légère progression, l’idée est de transférer les abonnements du papier au digital. Un abonnement digital est proposé un peu moins cher que le papier – pas tellement non plus – mais rapporte beaucoup plus

IN : en septembre 2023, vous êtes monté à 100 % dans le capital en reprenant les 49 % de Patrick Drahi. Qu’est-ce que cela change dans le plan de transformation ?

A.W. : rien car Altice était très en retrait. Comme il n’y avait pas de synergies, j’ai d’ailleurs préféré détenir 100 % du journal. Le désengagement s’est fait en très bons termes et dans un bon climat. Je suis confiant et totalement disponible pour assumer le fonctionnement et la suite du développement du groupe.

IN : L’Express était très déficitaire quand vous l’avez repris avec 12 M€ de pertes en 2019. Le plan de transformation visait à retrouver l’équilibre que vous espériez d’abord pour 2020, avant de repousser cette échéance à 2023. Y arriverez-vous pour cette année ?

A.W. : quand on a décidé il y a un an de fêter les 70 ans en octobre 2023, j’ai considéré qu’il fallait profiter de cette opportunité pour atteindre nos objectifs de retournement vers de bons résultats. On va réussir ! Le journal va retrouver le chemin de la croissance pour la première fois depuis des décennies. Son chiffre d’affaires va progresser en 2023. Je ne sais pas encore dans quelles proportions puisque l’année n’est pas complètement terminée mais les progressions sont assez significatives sur la publicité, la diffusion se porte bien, le churn (taux de désabonnement, ndlr) a énormément baissé…. On sera bénéficiaires au second semestre. Le journal restera déficitaire sur l’ensemble de 2023 mais, dans les mois à venir, on repasse dans le vert. Les 70 ans marquent le retour à la croissance et à la rentabilité de L’Express. Et c’était l’objectif fixé. Il est atteint et c’est très rassurant.

Le journal va retrouver le chemin de la croissance pour la première fois depuis des décennies. Il sera bénéficiaire au second semestre 2023. On continue à innover en diversifiant la marque dans les salons virtuels.

IN : vous avez relevé de nombreux défis dans l’audiovisuel avec la reprise de RMC ou le lancement de BFM TV. Cela avait été plus compliqué dans la presse avec La Tribune… Quels enseignements tirez-vous de ces premières années à L’Express ?

A.W. : avec RMC, BFM Radio, BFM TV et RMC Découverte, on avait beaucoup innové sur le plan éditorial et technique, avec des nouveaux moyens de transmission et de reportage par téléphone… Je suis venu à L’Express par passion et pas seulement par raison, en sachant que ce la mission serait difficile. Mais s’attaquer au redressement d’une marque aussi emblématique que L’Express était un challenge très stimulant. Annoncer des bonnes nouvelles pour le 70e anniversaire est très gratifiant mais l’aventure n’est pas terminée. Il faut continuer à innover. Pour les 70 ans, je voulais aussi que l’on ait un plan de développement et de diversification de la marque L’Express. J’ai regardé beaucoup de secteurs : l’événementiel, les lettres d’information, d’autres journaux à racheter… Finalement, j’ai fait deux choix.

IN : lesquels ?

A.W. : d’abord, tout recentrer sur la marque L’Express. Puis, j’ai choisi avec mes collaborateurs de nous diversifier dans l’univers des salons virtuels car je voulais investir dans une activité 100 % numérique. Les salons ont à peu près la même problématique que la presse : ils ne sont pas très éloignés de l’univers du contenu, des exposants cherchent à rencontrer des clients… Aujourd’hui, on peut faire des salons en virtuel en proposant à des exposants de payer un abonnement mensuel pour être présents toute l’année, 24h/24 et sans que les uns et les autres n’aient pas besoin de se déplacer. En février 2023, j’ai donc racheté What the Franchise, une jeune entreprise lyonnaise qui lançait un salon de la franchise, un sujet sur lequel L’Express a une légitimité car il publie depuis longtemps des hors-série sur la franchise.

IN : que s’est-il passé depuis ce rachat ?

A.W. : le salon L’Express Franchise a été lancé – assez discrètement car il sert un peu de laboratoire cette année – et nous nous étions fixé différents objectifs : atteindre 180 abonnés en 2023 – nous sommes déjà à 150 et les 180 seront touchés avant la fin de l’année -, créer un cahier spécial L’Express Franchise dans l’hebdomadaire tous les trois mois – cela a été testé en septembre et avec d’excellents résultats sur la publicité -, monter une soirée annuelle avec des trophées remis aux professionnels – elle s’est déroulée en juin – et faire des conférences. Nous en avons déjà monté deux qui ont aussi fait le plein, dont un sur le thème « franchise et intelligence artificielle », un sujet passionnant et qui m’a permis de découvrir vraiment ce qu’était l’intelligence artificielle. L’IA a permis de monter en deux heures ce qu’on aurait fait en six mois sur un projet de franchise autour des burgers aux insectes : le contrat de franchise, la campagne de pub, le slogan, le recrutement des collaborateurs en allant sur Linkedin… Fin octobre, nous dresserons un bilan de cette première année et nous lancerons en 2024 deux ou trois verticales supplémentaires parmi plusieurs thématiques : Education, Patrimoine sur la gestion patrimoniale, Emploi des cadres avec un salon de l’emploi, Voyages sur le tourisme…

Pendant très longtemps, les journaux ont dégagé leur bénéfice grâce à des activités de service. La diversification dans les salons virtuels est une manière de renouer avec les habitudes passées à travers un outil digital

IN : quel peut être le potentiel économique de cette diversification ?

A.W. : pendant très longtemps, les journaux ont dégagé leur bénéfice grâce à des activités de service : petites annonces immobilières pour Le Figaro, cahier emploi de 60 pages pour L’Express… Les salons sont une manière de renouer avec ces habitudes passées à travers un outil digital. Dans ce modèle, le journal n’a pas vocation à dégager des résultats énormes mais il profitera des synergies avec l’activité autonome de portails thématiques. J’espère ainsi doubler le chiffre d’affaires de l’entreprise dans les 5 prochaines années.

J’espère doubler le chiffre d’affaires de l’entreprise dans les 5 prochaines années

IN : le projet L’Express TV est-il toujours d’actualité ?

 A.W. : tout à fait car je considère qu’aujourd’hui une marque média doit être multi-plateformes. On demande déjà à nos talents et experts de faire de la télévision délinéarisée. Est-ce que demain on fera de la télévision linéaire ? On regardera les opportunités s’il y en a en 2025 (quand les autorisations de 15 fréquences TNT lancées en 2005 arriveront à échéance, ndlr). Dans l’univers de la télévision, aujourd’hui en pleine transformation avec des audiences qui ne vont pas cesser de baisser dans les années qui viennent, 2025 c’est un horizon très lointain. On peut se demander s’il ne sera pas trop tard pour lancer une chaîne linéaire. En même temps, une chaîne linéaire serait un moyen d’exposer des contenus qui seront, de toutes façons, créés par la marque d’information…

En 2025, on regardera s’il y a des opportunités pour L’Express TV sur la TNT. En tous cas, on ne lancera pas une chaîne d’information. J’ai affirmé pendant longtemps qu’il n’y avait pas de place pour trois chaînes. Je ne vais pas lancer la cinquième

IN : Par une extrême ironie de l’histoire, vous pourriez peut-être être amené à reprendre la fréquence TNT de CNews…

A.W. : d’abord, je ne sais pas si la fréquence de CNews sera disponible. Il y a un appel à candidatures et on ne sait pas quelles fréquences seront renouvelées… En tous cas, on ne lancera pas une chaîne d’information. C’est trop tard. J’ai affirmé pendant longtemps qu’il n’y avait pas de place pour trois chaînes d’information. Je ne vais pas lancer la cinquième.

IN : quand vous avez défendu le projet BFM TV en 2002, il semblait difficile de croire qu’une chaîne info pourrait atteindre les 2 % de part d’audience que vous visiez. Elle est aujourd’hui autour de 3,5 %… Que vous inspire l’engouement du public pour les chaînes d’info dans cette configuration actuelle à quatre chaînes ?

A.W. : dans les commentaires sur la montée en puissance globale des chaînes d’info, on ne note jamais que cette progression est relative par rapport à la baisse des autres chaînes. Les chaînes d’info sont moins touchées que les généralistes par la délinéarisation car l’actualité se suit avant tout en direct, surtout ces deux dernières années avec la guerre en Ukraine, la présidentielle en France, maintenant la guerre en Israël… Leur durée d’écoute a progressé et leur part d’audience monte mécaniquement par rapport à celle des autres chaînes linéaires.

L’Express est un journal indépendant et libre. Je suis le premier garant de son indépendance et je considère que cela fait partie de ma mission, y compris par rapport aux annonceurs

IN : après les débats sur la concentration des médias au Sénat, les Etats généraux de l’information ont été lancés début octobre 2023. Qu’en attendez-vous en tant que patron d’un média qui se dit « du bon côté de l’information » ?

A.W. : ces débats sont toujours intéressants car il est important d’avoir une presse indépendante. La nature ayant horreur du vide, quand les journaux ne seront plus indépendants, d’autres vont se créer. Je ne crois pas que la presse française soit en danger. L’offre est très pluraliste et les actionnaires industriels peuvent être de très bons actionnaires pour des journaux. J’ai connu le groupe Altice et, avec l’arrivée de ce groupe, je ne peux pas dire que l’ambiance, le travail, l’organisation et surtout la gouvernance aient changé. Le Monde est aussi indépendant et ne subit pas l’influence de ses actionnaires. L’Express est un journal indépendant et libre. Je suis un professionnel des médias, en phase avec sa ligne éditoriale, et je n’ai pas vocation à l’influencer par d’autres métiers que j’aurais. On a une charte éditoriale et tout se passe très bien. Je suis le premier garant de l’indépendance du journal et je considère que cela fait partie de ma mission, y compris par rapport aux annonceurs.

L’histoire retiendra sans doute qu’on était quand même bien contents que des industriels assurent les fins de mois pendant le quart de siècle nécessaire à la transformation de la presse. Peut-être qu’ensuite on reviendra à des actionnaires professionnels du secteur

IN : d’autres actionnaires sont plus interventionnistes. Parmi les pistes envisagées pour protéger les rédactions, certaines vous tiendraient-elles à cœur ?

A.W. : il ne faudrait pas qu’en voulant trouver des solutions à des problèmes assez circonscrits et qui ne concernent pas l’ensemble de la presse, on crée une organisation qui soit beaucoup plus lourde et moins libérale. Il faut aussi donner envie d’investir dans la presse car les actionnaires n’ont pas vocation à être des mécènes. D’où l’importance de la rentabilité, qui est la meilleure manière de protéger un journal. On est aussi dans une époque de transformation. L’histoire retiendra sans doute qu’on était quand même bien contents que des industriels viennent assurer les fins de mois pendant le quart de siècle nécessaire à la transformation de la presse. Peut-être qu’ensuite on reviendra à une industrie plus traditionnelle avec des actionnaires professionnels du secteur.

IN : l’entrepreneur des médias que vous êtes s’est aussi diversifié dans l’hôtellerie de luxe. Est-ce plus « facile » d’évoluer dans un secteur plus classique que les médias, si tant est que l’hôtellerie soit un secteur plus classique…

A.W. : au départ, c’était une opportunité avec un hôtel à vendre dans un endroit que j’aime beaucoup et je me suis laissé entraîner pour en faire un hôtel qui connaît un vrai succès. Nous allons en faire un deuxième à Courchevel, toujours avec Philippe Starck et sous sous la marque Lily of the Valley, qui ouvrira je l’espère en 2025. Pour la plaisanterie – car les univers sont très différents – on peut presque dire qu’un hôtel, ça marche comme une chaîne d’information. C’est non-stop et la qualité doit être assurée 24h/24. Donc la clé, c’est l’organisation du management car il faut toujours des relais pour que la qualité soit assurée, comme dans une chaîne d’info.

En résumé

L’Express a été lancé le 16 mai 1953 en tant que supplément hebdomadaire des Echos par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud.

Son premier numéro au format newsmagazine a été publié le 21 septembre 1964.

Le titre a connu différents actionnaires après la famille Servan-Schreiber : Jimmy Goldsmith, la Compagnie générale d’électricité (CGE), Compagnie européenne de publications, Vivendi Universal Publishing, groupe Dassault, Roularta… avant d’être repris par Alain Weill en 2019.

Son chiffre d’affaires est d’environ 25 M€.

La diffusion France payée du magazine est de 149 572 exemplaires (DSH 2022-2023), en retrait de 4,9 % sur un an. Son audience s’établit à 1,383 million de lecteurs dernière période (OneNext S1 2023), dont 614 000 sur les individus de foyers CSP+.

La moyenne d’âge des lecteurs est légèrement inférieure à 50 ans, alors qu’elle était plus autour de 65 ans en 2019.

Le newsmagazine indique être le newsmagazine leader sur les CSP+ et les 25-65 ans.

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