Comment les marques doivent-elles désormais communiquer, quel est le rôle du sens dans le business, quelle importance accorder à la RSE, comment le retail doit-il évoluer, etc ? En direct des États-Unis, notre nouvelle rubrique, IN THE USA, interroge les grands du luxe et du retail. Pour démarrer, Alain Bernard, CEO Richemont* North America.
INfluencia : en quoi avoir et donner du sens (le « purpose ») aide-t-il ? En tant que leader ? En tant qu’entreprise ?
Alain Bernard : le sens n’aide pas. Il est LE cœur de ce qui nous anime. Le « purpose », pour une entreprise, un leader, une équipe, ce n’est pas le carburant du moteur, c’est le moteur lui-même ! C’est absolument indispensable. Tout le monde aujourd’hui – les GenZ et les Millennials, mais aussi les Gen X et Y – est à la recherche d’un « supplément d’âme » dans son travail et dans l’entreprise. Nous voulons tous être en phase avec les gens pour lesquels et avec lesquels nous travaillons, être fiers de ceux auxquels nous donnons du temps, faire partie de quelque chose de grand, au-delà de nos professions. Nous souhaitons tous être des constructeurs de cathédrales inspirés, et non de simples maçons. Même si la tâche est la même, la perception que nous en avons est différente. Nous aspirons tous à changer le monde, d’une manière ou d’une autre. Bonne nouvelle : aujourd’hui, les entreprises et les marques ont précisément la responsabilité de contribuer à rendre notre monde meilleur. Et c’est là que les dirigeants jouent un rôle central, décisif, et pas facile, en confiant à leurs équipes des missions qui transcendent les objectifs commerciaux : connecter les gens, apporter de la beauté au monde, sauver la planète (par exemple). Est-ce utile et productif ? Oui… Sans « purpose » clair, positif, incarné et empreint d’authenticité, une entreprise quelle qu’elle soit, perdra inévitablement ses talents, ses clients et in fine son existence…
IN. : comment les derniers mois ont-ils remodelé votre façon de stimuler l’engagement et la performance au sein de vos équipes ?
A.B. : j’ai toujours été convaincu que le « sens » crée la motivation qui crée l’engagement qui crée la performance. Ces derniers mois l’ont démontré. Regardons les choses en face : du jour au lendemain, nous avons dû fermer l’ensemble de nos réseaux de boutiques, les bureaux, renvoyer tout le monde à la maison. Une vie totalement nouvelle a commencé pour une grande majorité d’entre nous – avec soit les joies soit les tracas de la famille, des colocataires, ou ceux de la solitude – assommés par la peur et l’angoisse, devant réinventer nos méthodes de travail et d’interaction. Physiquement éloignés de nos clients et collègues, de notre bureau et de nos produits. Immédiatement, nous avons travaillé sur l’engagement, en insufflant du « sens » ; réaffirmant que la/les valeur(s) de notre (nos) marque (s) n’avai(en)t pas changé. Qu’au contraire, il était plus que jamais important d’apporter des émotions et de la beauté à ce monde, de s’appuyer sur la force générée par la notion d’ « être ensemble à distance» pour vivre cette période dramatique…
IN. n’est-ce pas un peu utopique?
A.B. : non, je ne crois pas. Il était encore plus capital de s’entraider et se soutenir les uns les autres. Rester connectés avec les clients et les partenaires. S’inscrire au service des communautés environnantes. Lorsque les membres de votre équipe sont prêts à tout cela, à apprendre les uns des autres, à construire ensemble, l’engagement et la performance s’imposent naturellement. Et maintenant, la question du retour au bureau est une occasion parfaite pour revisiter l’engagement et la performance. Pourquoi venir au bureau quand on peut faire tant de choses depuis chez soi, sur Zoom ? La réponse que nous trouvons, après avoir mûrement réfléchi (c’est moins facile qu’il n’y paraît), est l’équilibre entre le bureau et la maison, en tirant le meilleur de chacun. En conservant néanmoins nos bureaux comme principaux lieux de travail, car c’est là que la magie opère : relation, lien, créativité. Nous sommes des animaux sociaux.
IN. : comment le coronavirus – et les récents mouvements sociaux – modifient-ils le comportement des consommateurs? Et comment les marques Richemont réagissent-elles à ces changements ?
A.B. : eh bien, quiconque prétend que les récents mouvements sociaux n’ont pas eu d’impact sur sa vie est un menteur ! Notre monde, aux États-Unis en tout cas, n’est plus le même depuis juin. Les sujets sociaux ne sont malheureusement pas nouveaux, mais la façon dont ils façonnent dorénavant chaque conversation et chaque action est nouvelle et, je crois, est là pour durer. Les clients ne portent plus le même regard sur les marques. Les employés ne voient plus leurs employeurs, actuels ou futurs, avec les mêmes lentilles. Nous revenons à la notion de « sens » et la question que nous nous posons, en tant que dirigeants, est « comment aborder la question sociale de manière claire, positive, authentique et incarnée ». Si les sujets ne sont pas nouveaux, l’intensité du « call to action » et du sentiment d’urgence le sont. Heureusement pour Richemont et ses Maisons, nous n’avions pas attendu #BLM pour agir, à bien des égards, pour la diversité, l’équité et l’inclusion. Des notions primordiales pour qui nous sommes, depuis nos débuts, avec des valeurs familiales fortes. Nous ne sommes pas parfaits cependant, et devons faire plus. Et mieux… on y travaille !
IN. : croyez-vous en une nouvelle ère pour le « purposeful capitalism » ?
A.B. : nous y sommes déjà. Des marques anciennes qui se réinventent, de nouvelles marques qui se créent autour de valeurs fortes, des fonds privés qui remodèlent leurs politiques d’investissement autour du sens et de l’impact… Le monde du business s’aligne. Enfin. Avec de nouveaux gourous, surtout ici en Amérique. Certains pourraient prétendre que les chefs de file comme Bill Gates, Elon Musk, Mark Zuckerberg, Larry Fink, ou d’autres leaders « qui changent le monde », sont simplement cyniques ou naïfs. S’il y a un peu de ça, j’aime à croire qu’il s’agit aussi pour eux de vouloir vraiment utiliser leur pouvoir pour rendre cette planète plus vivable et plus humaine. Notre environnement et une grande majorité de ceux concernés poussent en ce sens. Le reste du monde économique doit suivre. Ce qui, espérons-le, influencera les décideurs politiques. C’est ainsi que ça se passera. J’y crois.
* A. Lange & Söhne, Azzedine Alaïa, Baume & Mercier, Buccellati, Cartier, Chloé, Dunhill, IWC Schaffhausen, Giampiero Bodino, Jaeger-LeCoultre, Lancel, Montblanc, Officine Panerai, Piaget, Peter Millar, Purdey, Roger Dubuis, Vacheron Constantin, and Van Cleef & Arpels