De plus en plus présents parmi nous sont les adultes qui peinent à quitter le royaume de l’enfance, l’âge de toutes les curiosités possibles, où l’on explore, papillonne sans limites… Il était une fois la généalogie de ce phénomène, et le décryptage des motivations de ces nouveaux Peter Pan, Ces adultes qui ne grandiront jamais (1).
L’enfant ne disparaît jamais en nous. Quand nous atteignons l’âge adulte, nous pouvons choisir d’ignorer sa présence ou de le refouler quand il cherche à se faire entendre. Nous pouvons aussi tenter de lui faire de la place. Quand il la prend en entier, autour de nous on s’exclame, le regard mi-amusé mi-réprobateur : « Quel grand enfant vous êtes ! » Nos sociétés sont aujourd’hui plus ouvertes à cette part d’enfance que chacun porte en lui. De nombreux signes en attestent. Certains adultes ont leurs cahiers pour colorier et dessiner dans leur coin. D’autres traversent joyeusement les villes en trottinette, affublés de pantalons fluo. Dans les appartements néobourgeois, les jouets d’enfants trônent fièrement au milieu des objets décoratifs. Et depuis quelques années, nos téléphones sont devenus de beaux joujoux sophistiqués. Quant aux joueurs de jeux vidéo, leur âge moyen a depuis longtemps dépassé quarante ans… Notre monde n’oppose plus aussi fermement la jeunesse et la maturité. Passer de l’une à l’autre ne signifie pas renoncer à l’une pour l’autre. Les frontières entre les deux sont devenues poreuses et ont donné naissance à un nouveau type d’individus.
Qu’importe l’avenir !
Qui sont-ils, ces individus d’un nouveau genre ? Avant d’essayer de les définir, essayons d’abord de les imaginer. J’ai souvent à l’esprit, quand je pense à eux, l’image de voyageurs dans un port qui regardent partir les bateaux. Pour être plus précis : ils regardent s’éloigner un bateau en particulier, celui qui emporte avec lui les secrets de leur avenir. Ces voyageurs insolites éprouvent un plaisir particulier à rester sur le quai le jour où s’en va le bateau qui devait les conduire sur d’autres rives. Qu’importe l’avenir ! Ils n’embarqueront pas : le quai est leur destination finale. Leur plus grand plaisir est justement celui-là : différer l’heure du départ. Plaisir de l’attente, du rêve, de la contemplation. Plaisir du songe et de la non-action. Plaisirs et réjouissances de l’inaccompli. Cioran disait que ceux qui n’accomplissent rien dans leur existence sont les plus sages des hommes, car en ne produisant aucune œuvre, ils restent toujours purs : « Les désœuvrés saisissent plus de choses et sont plus profonds que les affairés : aucune besogne ne limite leur horizon ; nés dans un éternel dimanche, ils regardent – et se regardent regarder. » Si Cioran dit vrai, ces voyageurs qui restent sur le quai de la vie appartiennent sans le savoir à cette minorité d’élus et de privilégiés.
Pendant des siècles, il n’y eut guère de place pour eux. La vie possédait une trajectoire fixe et implacable. De la naissance à la mort, ses grandes étapes s’imposaient à tous : adolescence, maturité, vieillesse. L’enfance à peine entamée, il fallait la quitter et voguer vers cet âge adulte où tout se jouait. Au début du xxe siècle, l’entrée en lice de Peter Pan révéla au grand jour ce que les artistes avaient souvent éprouvé dans le secret de leur art : que l’enfance était le vrai royaume, qu’ici s’écrivait la partition la plus décisive de notre existence, et que là résidait, en conséquence, l’étape où demeurer le plus longtemps possible. Mais comment y parvenir ? Comment réussir cette heureuse prouesse : arrêter le temps ?
Le syndrome de Peter Pan
Je devine votre regard. Vous vous demandez sans doute : mais de quoi parle-t-il ? Eh bien c’est tout simple. Je parle des « grands enfants », ces adultes restés enfants au fond d’eux-mêmes et qui, consciemment ou inconsciemment, cherchent par tous les moyens à préserver cette part d’enfance. Je parle de ces individus que je croise chaque jour dans la rue, au bureau, dans les magasins ou dans les wagons du métro. Partout où je vais, je les reconnais. Ils arborent souvent cet air rêveur et mutin du passager qui regarde s’éloigner le bateau qui voulait l’embarquer contre son gré. Je parle de ceux qui ne veulent plus grandir. Ou plus exactement, de ceux qui se sentent de plus en plus incapables de grandir. Ceux qui rêveraient, si ce miracle était possible, d’appuyer sur « pause », d’interrompre la fuite du temps, de ralentir son cours irrésistible. Ils sont nombreux aujourd’hui. Combien sont-ils précisément ? Je l’ignore. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont toujours existé. Mais on les a vus apparaître en nombre significatif dans les années 1960. Et par la suite, à chaque décennie, on les a sentis de plus en plus présents parmi nous. Que s’est-il donc passé dans les années 1960 ? Une nouvelle génération a surgi. Contrairement à celles qui l’avaient précédée, celle-ci ne voulait plus se fixer dans un rôle unique. Elle ne voulait plus passer, sans transition, d’une étape de la vie à une autre. Pourquoi se précipiter ? Et pourquoi refermer la porte de l’enfance ? N’était-il pas permis de la laisser grande ouverte, ou au moins entrebâillée ? Cette nouvelle génération ne voulait pas quitter la jeunesse du jour au lendemain. Elle voulait en profiter. Quitte à paraître puérile ou enfantine aux yeux de ceux qui avaient déjà revêtu leurs habits d’adultes.
Le futurologue Alvin Toffler en repéra quelques spécimens dans les foules solitaires des grandes villes américaines et soupçonna que ce n’était qu’un début. Dans Le Choc du futur (1970), il annonça que des êtres « hybrides » allaient bientôt débarquer dans nos écoles, dans nos entreprises, dans nos administrations. Nous devions nous préparer à voir de plus en plus d’enfants dans des corps d’adulte, mais aussi d’adultes dans des corps d’enfant. Il prévint ses lecteurs : l’ordre traditionnel des âges de la vie en serait bouleversé. Dans les années 1970, ces êtres mi-adultes mi-enfants envahirent les divans des psychanalystes. Le psychiatre Dan Kiley, qui les voyait défiler dans son bureau, évoqua, pour les décrire, le « syndrome de Peter Pan » (2). Son diagnostic ? C’étaient des adultes à l’état civil, mais des enfants à l’intérieur. Comme Peter Pan, ils ne voulaient pas grandir. Ils avaient le plus grand mal à prendre des décisions et à se fixer dans une situation. Ils voulaient continuer à s’amuser comme quand ils étaient enfants. Perplexe, Dan Kiley s’interrogea : qu’allons-nous faire de tous ces adultes immatures ?
La fidélité aux joies et aux étoiles
Encore fallait-il comprendre le motif de leur refus de grandir. En étudiant dans le détail plusieurs dizaines de cas, Dan Kiley conclut que ces Peter Pan d’un genre nouveau présentaient deux particularités. La première est qu’ils avaient été élevés par des parents très permissifs qui avaient manqué d’autorité et n’avaient pas osé punir leurs enfants. Ces derniers, privés de limites, n’avaient pas appris à se prendre en charge eux-mêmes et, en grandissant, certains sombraient dans l’irresponsabilité. La seconde particularité identifiée par Dan Kiley est que ces « hommes-enfants » éprouvaient une peur panique de l’avenir. En demeurant au seuil de l’existence, ces grands enfants ne cherchaient même pas à entrer à reculons dans l’avenir, ils ne voulaient pas y entrer du tout. Pendant des siècles, l’enfance avait été l’antichambre de la vie. Pour les « grands enfants », cette antichambre était en train de devenir la vie même. Mais la peur de l’avenir n’était peut-être qu’un prétexte. Et le « syndrome de Peter Pan » n’était pas qu’une pathologie. Rappelons-nous la phrase que Saint-Exupéry a placée en exergue du Petit Prince : « Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants, mais peu s’en souviennent. »
Laissons de côté le contexte historique quelques instants. Il me semble qu’on peut aussi formuler cette hypothèse : contrairement à la majorité de leurs congénères, les grands enfants ne veulent pas oublier leurs premières années. Non seulement ils ne veulent pas les oublier, mais ils voudraient y rester encore un peu. Parfois sans se l’avouer à eux-mêmes. Une des leçons qu’ils ont tirées de leur enfance, c’est qu’il est bien plus amusant de rêver sa vie que de la vivre. Au lieu de se hâter comme les autres vers un horizon inconnu, ils préfèrent regarder, imaginer, inventer, prendre leur temps et rêver à tous les horizons que ne verront jamais ceux qui s’en sont choisi un. Vivre sans horizon, telle est leur ligne de conduite. Ils se réservent pour cette autre vie qu’ils ne sauraient définir si vous le leur demandiez, mais dont ils sont convaincus qu’elle vaut tous les trésors du monde. Loin de souffrir de régression ou de retard infantile, ils seraient donc en harmonie avec eux-mêmes, fidèles aux joies et aux étoiles de leurs premières années.
Une troublante lucidité
Qu’on s’en étonne, qu’on s’en amuse ou qu’on s’en agace, les grands enfants ne varient pas. Leurs goûts et leurs idées semblent avoir été coulés dans l’or du temps une fois pour toutes. Mais le plus troublant est ailleurs. Non contents d’être restés les mêmes depuis l’enfance, les questions qu’ils posent, elles, paraissent en avance sur notre temps, comme si l’interruption volontaire de grandir, loin de les avoir retardés sur le chemin de la vie, leur avait conféré des dons d’anticipation. Qu’on songe seulement aux films de Jacques Tati et à son grand enfant Hulot, à ce qu’ils nous annoncent de notre monde robotisé, déshumanisé, dominé par un babil électronique global et incessant. Peut-être que les grands enfants sont plus lucides que nous – une lucidité qui les retient dans l’entresol de la vie.
1. Ces adultes qui ne grandiront jamais. Petite sociologie
des grands enfants, Rémy Oudghiri, éd. Arkhe, 2017. 2. Le Syndrome de Peter Pan. Ces hommes qui ont refusé
de grandir, Dan Kiley, éd. Odile Jacob, 2000 (1re éd., 1983).
Article publié dans la revue INfluencia n°21, La Curiosité