5 septembre 2022

Temps de lecture : 7 min

Du tic à la tactique : les mécanismes grammaticaux de l’infox à travers les tweets de Donald Trump

Sur Twitter, le format court et percutant impose une certaine standardisation de l’expression. Pour autant, chaque « twitto » a son propre style, ses habitudes d’écriture. Mais quand on se penche sur des comptes particulièrement populaires ou influents, observer les tics d’écriture peut se révéler riche d’enseignements. Dans quelle mesure l’auteur utilise-t-il un écrit systématisé pour maximiser l’effet de ses paroles sur ses followers et assurer une certaine viralité à ses propos ? Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.  

 

 

 

Regardons en quelques lignes la manière dont Donald Trump use de Twitter pour propager des informations contenant des informations dont les faits sont prouvés comme faux (des infox, ou fake news en anglais).

Donald Trump, entre 2017 et 2021, a envoyé 30 573 tweets jugés fallacieux et erronés par les médias américains ; parmi ces messages, 14 928 prennent le lecteur à témoin (« You »), 2685 lui rappellent ce qu’il sait (« You know ») et 746 ajoutent des informations avec « et c’est »/« et ça » (« And then,/and that’s »), quand plusieurs milliers utilisent une forme assez étrange de conjonction de coordination en tête de phrase ? : « Et » précédé d’un point (« . And »).

Est-ce là un style simplement allégé pour public pressé, qui lit sur son écran de téléphone ? Disons plutôt que Donald Trump utilise une écriture efficace faite de prises à témoin, d’appositions, d’affirmations du couple je/vous, de rupture grammaticale et d’élisions (la suppression d’éléments essentiels au sens ou à la grammaire) – qui se situe à deux niveaux de l’analyse grammaticale : la grammaire de phrase et la grammaire de modélisation. La première analyse comment on construit les phrases; la seconde analyse comment on construit un texte qui donne un avis ou une opinion. Donald Trump choisit des effets stylistiques renforçant la perte de jugement du lecteur en insistant sur la position d’autorité qui est la sienne.

Par ses tics d’écriture, Donald Trump ne convainc pas, il subjugue. Sa grammaire n’est pas argumentative mais émotionnelle, il s’exprime à la manière d’un prédicateur, ce qui, en termes de raisonnement démocratique, n’est pas des plus rassurant, mais en vue d’une élection permet de se constituer un faction de fidèles en fractionnant la société en groupes irréconciliables.

Rappelons que les infox sont étudiées avec des outils qui permettent de les cibler ou de les penser selon des méthodologies différentes qui ont été analysées dans l’ouvrage publié sous la direction de Ioan Roxin, Information, Communication et Humanité numérique.

Rappelons que la grammaire permet de construire le discours, donc de porter l’information. Une utilisation très neutre et informative de la langue crée une relation au lecteur, quand une utilisation très personnelle, marquée par des Je, des adjectifs de valeurs, des exclamations fabrique une tout autre posture qui lie plus intimement émetteur et récepteur.

Grammaire de modélisation

Une analyse grammaticale permet de signaler les phénomènes à l’œuvre dans l’écriture du message. En effet, la grammaire utilisée par les infox courtes (quelques dizaines de mots) correspond à ce qu’on appelle la grammaire de la modélisation. Ce champ grammatical consiste à utiliser des procédés linguistiques pour renforcer la présence de l’émetteur, d’insister sur la dimension personnelle, pour affirmer de manière très forte l’avis et l’opinion de celui qui écrit. Ainsi le « Je », les verbes d’opinion (penser, croire, estimer, vouloir), les adjectifs et adverbes de valeurs (meilleurs, bien, utile, supérieur, vrai et faux) sont utilisés massivement.

Cette utilisation de la grammaire de modélisation est inattendue car on aurait plutôt pensé qu’une information trompeuse était construite comme un raisonnement, donc correspondait à une grammaire de l’argumentation. En réalité, une infox n’est pas un discours trompeur qui embarque le lecteur dans une série d’arguments qui perturbe son sens de la logique et du raisonnement. Ce serait alors une grammaire de l’argumentation, avec par exemple des liaisons de type « ainsi, alors, c’est pourquoi, donc », des verbes comme « déduire, conclure, montrer, signaler, analyser », et une grammaire de phrase reposant sur la subordination de cause (parce que), de condition (si) de conséquence (si bien que), de concession (bien que), de but (pour que)…

 

En réalité, nous ne sommes pas trompés par un tweet, nous y adhérons parce qu’il exprime l’avis clairement assumé d’une personne que nous considérons comme référentielle. Ce qui explique ainsi que malgré des affirmations largement dénoncées comme fausses, monsieur Donald Trump continue de jouir d’une grande popularité : on le croit parce que sa parole est perçue comme honnête. Indépendamment de son contenu.

C’est dans une fausse simplicité que se niche l’enjeu de l’écriture grammaticale du tweet.

La grammaire de l’infox repose en effet sur des effets très travaillés de ruptures grammaticales qu’on pourrait analyser comme des tics de langage. On utilise des formules répétées, au style relâché, mais qui sont en fait calculées pour leur effet « naturel » ou pour l’aspect peu travaillé qu’elles semblent manifester. Je dis la vérité car mon style est brut, peu littéraire, naturel, directement issu de ma pensée profonde. J’écris sans fard (sans effet stylistique), donc je parle vrai !

Analysons quelques phénomènes très répétés, dans les tweets de Donald Trump, de cette forme d’affirmation grammaticale de l’opinion véridique.

Connecteurs logiques et familiarité

L’usage en début de phrase d’un connecteur logique (comme « And by the way », « Et d’ailleurs », par exemple) permet de poursuivre un raisonnement absent, mais qui enchaîne uniquement sur ce que le lecteur aurait déjà dans l’esprit. « Et au fait/et d’ailleurs » introduit théoriquement une suite, et ne peut être un début… c’est aussi induire l’idée d’une conversation ininterrompue, donc d’une proximité de pensée entre locuteur et récepteur.

C’est le cas ici :

« Et au fait, est-ce que quelqu’un croit que Joe a eu 80 millions de votes ? Est-ce que quelqu’un croit cela ? Il avait 80 millions de votes par ordinateur. C’est une honte. » (« And by the way, does anybody believe that Joe had 80 million votes ? Does anybody believe that ? He had 80 million computer votes. It’s a disgrace », 6 janvier 2021.)

Ou encore ici :

« Et au fait, Joe Biden n’a pas battu Barack Obama avec, euh, le vote noir. Ne l’a pas battu, d’accord ? » (« And by the way, Joe Biden did not beat Barack Obama with, uh, the Black vote. Didn’t beat him, okay ? », 26 novembre 2020.)

On retrouve ici tic d’écriture, faute de grammaire (l’absence de sujet dans la seconde phrase), élisions, mais il s’agit surtout d’indiquer que lecteurs et auteur sont sur la même longueur d’onde puisque capables de poursuivre un raisonnement non énoncé. En somme, dit Trump à travers cette formulation, vous êtes à ce point complices avec moi que vous pouvez suivre ma pensée même si je ne l’exprime pas. Vous poursuivez ma logique même en la prenant en cours de route, sans qu’elle ait besoin d’être formulée.

Créer des ruptures

Le goût de la rupture, qui brise la fluidité de la lecture, permet d’authentifier la pensée ou de prendre à témoin le lecteur. Donald Trump utilise les appositions introduites par des tirets ou des virgules plutôt que par des parenthèses, en vue d’apporter des jugements très personnels qui insistent sur le fait qu’il exprime une pensée qui lui est propre.

On note la grande présence par exemple sous sa plume des « vous savez » en apposition (« you know »). C’est un avis très individuel qui s’exprime, qui semble s’appuyer sur la pensée déjà acquise du lecteur :

« Et au fait, nous avons annoncé, vous savez, que j’ai prépayé des millions et des millions de dollars d’impôts. » (« And by the way we announced, you know, I prepaid millions and millions of dollars in taxes », 2 novembre 2020.)

Le procédé se trouve souvent en relation avec un autre tic d’écriture qui consiste à placer le sujet en apposition en début de phrase, puis à le répéter par un pronom immédiatement après.

« Nos magnifiques vétérans, ils ont été très mal traités avant notre arrivée. Et, comme vous le savez, nous leur obtenons un excellent service de [santé] et nous prenons en charge la facture, et ils peuvent sortir et consulter un médecin s’ils doivent attendre longtemps. » (« Our beautiful vets, they were very badly treated before we came along. And, as you know, we get them great service and we pick up the bill, and they can go out and they can see a doctor if they have to wait long periods of time », 20 janvier 2021.)

Les appositions en général sont le lieu de l’information très personnelle, et donc très fallacieuse : l’apposition met en valeur une partie de la phrase (puisque cette partie est isolée par la ponctuation) et permet d’autant plus au message qu’elle contient d’imprégner le lecteur. C’est donc là que s’expriment les idées les plus contestables. Les appositions rompent la lecture et invitent le lecteur à partager leur contenu.

Abuser des verbes de jugement

La prise à témoin par l’usage de verbe de jugement (croire, pouvoir, deviner, estimer) permet au Président de rappeler qu’une communauté de pensée l’unit à son électorat/lectorat :

« Ne peux pas croire qu’un juge puisse mettre notre pays dans un tel péril. Si quelque chose arrive, blâmez-le lui, et le système judiciaire. Les gens affluent. Mauvais ! » (« Just cannot believe a judge would put our country in such peril. If something happens blame him and court system. People pouring in. Bad ! », 5 février 2017.)

C’est le cas ici :

« Vous y croyez ? L’administration Obama a accepté de prendre des milliers d’immigrants illégaux venus d’Australie. Pourquoi ? Je vais étudier cette affaire de fou ! » (« Do you believe it ? The Obama Administration agreed to take thousands of illegal immigrants from Australia. Why ? I will study this dumb deal ! », 2 février 2017.)

Ou encore ici :

« Un reportage du Time magazine – et j’ai été en couverture 14 ou 15 fois. Je crois que nous avons le record de tous les temps dans l’histoire du Time magazine ». (« A reporter for Time magazine – and I have been on their cover 14 or 15 times. I think we have the all-time record in the history of Time magazine », 23 février 2017.)

En réalité, le président Nixon a été en couverture du Time 50 fois et le président Reagan 37 fois… Mais peut-on reprocher à un homme de se tromper lorsqu’il dit « je crois » ? Le mot « believe » (croire) apparaît dans plus de 600 de ses tweets, « you can » (« vous pouvez ») près de 500 fois, « you want » (vous voulez) 176 fois, « think » (penser) 2 050 fois…

Pour analyser une habitude d’écriture (« And by the way », « what », « you know » ou l’importance des verbes de parole ou de sentiment), il faut s’interroger sur l’effet produit avant de réfléchir en termes de pauvreté d’expression. En se mettant en scène comme un individu possédant son propre jugement, l’auteur provoque par ses multiples tics une adhésion forte de son lectorat à sa pensée.

En jouant sur la certitude de la pensée vraie et non sur le raisonnement, cette écriture est dangereuse pour le débat démocratique, en ce qu’elle appelle une adhésion au jugement clairement assumée et non à l’idée sous-tendue : ce qui est mis en évidence par l’écriture est l’avis très personnel et non l’idée démontrable.

En fait, vous voyez, en politique, je crois que nous sommes dans l’ère des gourous…

 

 

 

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