“World Tech Companies”, “Digital Cold War”, ou “Digital Detox” ? L’avenir sera probablement fait d’un mélange de ces trois scénarios, selon Ludovic Cinquin. Si les deux premiers tirent le fil de tendances déjà bien présentes, le troisième scénario s’appuie sur des signaux faibles que l’on peut difficilement ignorer.
“World Tech Companies” : la domination des GAFAM
Dans ce scénario, “quelques multinationales, américaines pour l’essentiel, et peut-être un peu chinoises, dominent les services digitaux BtoC et poussent le digital”. Jusque-là, rien de révolutionnaire : il s’agit peu ou prou de la situation actuelle, dans laquelle les GAFAM, ou plutôt les MAAAM (Meta, Apple, Alphabet, Amazon, Microsoft) dominent le marché des services digitaux. Mais cette domination pourrait encore s’accentuer, en dépit des velléités de régulation des pouvoirs publics européens ou américains.
“On fait souvent l’analogie entre GAFAM et géants du Web. Ce n’est pas tout à fait ça. Il y a une nuance : les GAFAM, ce sont des acteurs qui ont comme ambition de vous enfermer dans un écosystème. Ce que veulent ces entreprises, c’est faire en sorte que vous soyez le matin avec elles et que vous finissez votre journée avec elles.”
À l’horizon, rien ou presque ne semble vraiment remettre en cause la domination de ces entreprises, car elles ont su créer des barrières à l’entrée très fortes et se sont construit des avantages concurrentiels puissants grâce à l’accumulation de données. “Ces entreprises commencent à avoir une puissance de l’ordre de grandeur de certains Etats”, souligne Ludovic Cinquin. À l’avenir, “on peut imaginer qu’il y en ait un ou deux qui rentrent dans le jeu, peut-être un acteur chinois.”
“Digital Cold War” : une résistance des États
Dans ce scénario, “les États ont compris que les pure-players sont puissants et parfois au service de pays concurrents. Ils organisent donc leur résistance : chaque bloc utilise ses armes pour assurer sa position dans le jeu mondial” résume Ludovic Cinquin. Chaque bloc ayant ses propres atouts et ses propres armes : la Chine, sa vaste population, son tissu de startups et son régime centralisé ; l’Europe, son vaste marché et son pouvoir de régulation ; les Etats-Unis, son “soft-power” culturel et la domination des GAFAM.
“On voit au sein de ces blocs des interdictions de technologies et de certains acteurs de plus en plus fréquentes”, explique-t-il, en citant l’exemple de Huawei, qui s’est notamment vu interdire d’intégrer les technologies de Google à ses téléphones. Des interdictions de technologies émergent aussi pour des raisons éthiques, à l’image de l’Union Européenne, qui cherche à réguler les usages de la reconnaissance faciale ou de la Chine, qui limite fortement les jeux vidéos pour les plus jeunes.
On commence à voir la fin des stocks des matières premières dont on a besoin pour créer la technologie
“Digital Detox” : vers une décroissance forcée
Les deux premiers scénarios s’appuient sur une même logique : la prolongation de tendances existantes. Mais que se passe-t-il si un phénomène de rupture survient ? “La grande question, c’est ‘est-ce-que les projections de courbes vont survivre à la crise environnementale ?’,” se demande Ludovic Cinquin. Et d’ajouter : “Le scénario Digital Detox consiste à considérer que la société dans laquelle on est – qui est quand même globalement solutionniste sur le volet technologique – va peut-être trouver sa fin dans les décennies qui viennent. Pas dans 100 ans, plutôt dans 20 à 30 ans.”
Épuisement des ressources minières, crise énergétique, tensions géopolitiques… Les nuages noirs s’accumulent. “On commence à voir la fin des stocks des matières premières dont on a besoin pour créer la technologie”, souligne notamment le CEO d’Octo, en évoquant les réserves connues d’antimoine ou d’étain, indispensables à la fabrication de terminaux, dont l’épuisement est prédit à l’horizon de 4 à 17 ans…
Mais ce n’est pas tout. La pénurie sera aussi énergétique : “un scénario probable, c’est que la prise de courant dans laquelle il y a toujours de l’électricité au bout devienne quelque chose de moins évident. Très probablement, dans les cinq années qui viennent, on va vivre des pannes de courant généralisées dans certaines régions de France.”
Une prise de conscience nécessaire
Cette perspective devrait conduire à une prise de conscience et à un changement d’approche dans notre rapport aux technologies. “Il y a des produits numériques qu’on ne peut plus faire, il y a des choses qu’on n’a plus le droit de faire aujourd’hui parce qu’on n’a pas les ressources pour le faire. Il faut en être conscient.” Ainsi, devant la raréfaction des ressources et de l’énergie, les concepteurs de solutions technologiques vont devoir, plus que jamais, se poser la question de l’utilité et de la pertinence de ce qu’ils produisent, pour penser en termes de progrès et plus seulement d’innovation.
“La technologie, c’est à la fois le remède et le poison de notre civilisation moderne. Elle connaît la croissance de l’empreinte carbone la plus rapide de toutes les industries, mais c’est aussi la technologie qui peut nous aider à maîtriser notre empreinte environnementale.”
“Le monde de demain devrait être très différent du monde qu’on a connu. Il va changer de façon rapide. La question, c’est comment on s’adapte ? C’est important d’avoir une vision, surtout quand on est à un poste à responsabilité. Mais il faut aussi être capable d’affronter des conditions changeantes rapidement. Finalement, la seule qualité qu’il faut pour pouvoir pour le monde futur, c’est d’apprendre à apprendre,” conclut Ludovic Cinquin.