18 juillet 2022

Temps de lecture : 6 min

Elisabeth Lévy (Causeur) : « Nous sommes un refuge pour les gens attachés au monde d’avant »

Fin de la mini-série sur la presse d’opinion avec Elisabeth Lévy, cofondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Le journal conservateur à tendance réactionnaire s’est lancé en kiosques en 2013.
INfluencia : comment définissez-vous le positionnement de Causeur ?

Elisabeth Lévy : ce qui m’importe par-dessus tout, c’est le pluralisme, la controverse, amicale si possible. J’aime me frotter aux idées des autres. Je déteste l’entre-soi, la bonne conscience, la conviction d’être le « camp du bien ». C’est ce qui a tué la gauche et pourrait tout autant tuer la droite. Causeur est donc foutraque et je tiens à ce qu’il le soit. J’ai toujours eu envie d’avoir un salon, comme au XVIIIe siècle. J’ai donc cherché à faire un journal intello et rigolo, car la vie sans humour ne vaut pas la peine d’être vécue. De plus, beaucoup d’innovations décrites comme « progressistes » devraient nous arracher des éclats de rire… Je dirais donc que nous avons une sensibilité plutôt conservatrice – nos adversaires disent « réac » ou « extrême droite » ce qui les dispense de nous lire pour se faire une opinion. Nous pensons en effet que certaines choses menacées de disparition doivent être défendues, par exemple la langue française, la différence des sexes. Et nous voulons que Causeur soit un refuge pour les gens attachés au « monde d’avant ». Malgré cette sensibilité commune, il y a chez nous presque toutes les opinions politiques et même un nupiste en la personne de Jérôme Leroy. Nous avons beaucoup de discussions et, souvent, des engueulades homériques.

IN : Front Populaire et Franc-Tireur, lancés en 2020 et 2021, sont des succès. Causeur existe depuis 13 ans sur le web et 9 ans avec un magazine papier. Comment avez-vous vu évoluer ce marché de la presse d’opinion ?

E.L. : au début des années 2000, quand j’ai publié mon premier livre Les maîtres censeurs, les opinions qui n’étaient pas « de gauche » au sens culturel du terme étaient à peu près inexistantes dans le paysage médiatique. Ensuite, tous ces gens habitués à un monopole idéologique paresseux sont devenus fous car quelques personnalités qui ne pensaient pas comme eux avaient le droit de s’exprimer. Ils se sont mis à dresser des listes noires de « nouveaux réacs » : Zemmour, Finkielkraut, Muray et même Marcel Gauchet, ce qui est un comble, votre servante et quelques autres. On a construit une hydre à dix ou 20 têtes qui menaçait la démocratie en osant contester la doxa. Il se trouve que le public en avait ras-le-bol du ronron du Monde et de France inter et qui, surtout, ne supportait pas qu’on lui dise qu’il ne vivait pas ce qu’il vit et ne voyait pas ce qu’il voit. Avec l’apparition de journaux, de CNews, de sites internet…, le pluralisme a considérablement progressé, sauf dans les médias publics. Que des médias parlent de ce que les gens vivent vraiment est une excellente nouvelle. Il est de bon ton de déplorer que notre société soit divisée mais ce qui m’inquièterait c’est qu’elle ne le soit pas. Notre problème est plutôt que la politique ne parvient pas à civiliser, à représenter ces conflits.

IN : dans le numéro 100 du magazine, paru en avril 2022, vous disiez avoir souvent entendu que « financer Causeur, c’est risqué en termes d’image ». Quel modèle économique lui a permis d’exister pendant toutes ces années ?

E.L. : ce modèle repose sur beaucoup de bonne volonté et sur des salaires chinois ! Cela permet de compenser l’absence totale de publicité qui nous serait pourtant bien utile. C’est donc toujours compliqué mais on s’amuse et on est indépendants grâce au soutien de nos lecteurs et de nos actionnaires. 2022 est plutôt une bonne année, avec 6 à 7 000 ventes en kiosque et un peu plus de 9  000 abonnés, dont certains en numérique. On est presque à l’équilibre avec environ 50 000 euros de perte. 2021 avait été plus compliquée avec des ventes de 5 à 6000 exemplaires sur certains numéros. Nous manquons certes de moyens pour faire de la promotion mais les difficultés viennent aussi du fait que, globalement, les jeunes n’achètent plus la presse. Leur manque de références culturelles ne favorise pas la presse écrite en général et encore moins un journal qui essaie d’avoir un niveau de français correct. Nous ne sommes pas les seuls concernés par cette désaffection pour le papier. On a peu parlé de la fin de la revue Le Débat, arrêtée en septembre 2020 par Pierre Nora et Marcel Gauchet faute de lecteurs, d’auteurs… Pourtant, c’est un tournant. Nous avons changé d’époque, et ce n’est pas une bonne nouvelle !

IN : qu’est-ce qui fonctionne plus particulièrement à la une et selon quels principes construisez-vous les couvertures ?

E.L. : on choisit le thème et ensuite on essaie de trouver la formule. Parfois, on change trois ou quatre fois… Ce que je préfère, ce sont les « unes » blagueuses, comme « Mélenchon, piège à cons », un titre qui m’a enchantée. J’étais aussi très contente de « Touche pas à ma pute », un numéro contre la pénalisation des clients de prostituées avec le manifeste des 343 salauds. Ça n’avait pas fait des ventes formidables mais ça avait suscité un énorme scandale. Allez expliquer aux dames patronnesses du nouveau féminisme que la prostitution a sauvé la famille et, pire encore, que certaines femmes choisissent de pratiquer ce très vieux métier ! En prime, on osait détourner, s’approprier l’héritage sacré de SOS Racisme. Cela dit, on ne peut pas toujours être malicieux. Difficile de faire de l’humour quand on parle de la vague d’attentats au couteau portée par le « djihadisme d’atmosphère ».

IN : celle qui titrait « Souriez, vous êtes grand-remplacés », en septembre 2021, a fait couler beaucoup d’encre. Dans le contexte pré-électoral de l’époque, c’était de la pure provocation ?

E.L. : en réalité, nous commentions des cartes publiées par France Stratégie, organisme gouvernemental, sur la démographie française, qui montraient les très grands écarts de natalité entre les familles immigrées et les familles de souche. Cet écart n’aurait aucune importance si l’assimilation fonctionnait, mais dans un contexte de communautarisation, cela signifie que beaucoup de gamins français ne sont pas élevés dans les mœurs de la France voire sont incités à les détester. Il ne s’agit pas d’un problème ethnique mais culturel. En choisissant des bébés tout mignons, nous voulions dire que le grand remplacement était un processus, pas le fruit d’une volonté délibérée. Les bébés n’ont pas de projet ! Il n’y a aucun jugement moral à porter sur des gens qui, à titre individuel, veulent immigrer en France pour offrir un meilleur avenir à leurs enfants. Il faut davantage s’en prendre à ceux qui considèrent que l’immigration permanente, non assimilée et non intégrée, est l’état naturel des sociétés et qui veulent instaurer un multiculturalisme qui fait vivre des populations côte à côte et, peut-être demain, face à face comme le disait Gérard Collomb…

IN : Pourquoi privilégier à ce point le format long, voire très long, notamment dans les interviews ?

E.L. : les gens qui cherchent des textes courts n’ont pas besoin de Causeur. Nous n’offrons pas à ceux qui nous accordent des interviews des millions d’exemplaires, mais un espace où leur musique et leur pensée seront respectées. J’y tiens beaucoup car il reste une population qui aime qu’on la nourrisse intellectuellement et ne se contente pas de petites phrases. Un tweet est parfait pour dire quelque chose en deux lignes sur le ton de la blague mais ne permet sûrement pas de développer une pensée.

IN : malgré l’absence chronique de moyens, quels développements ou évolutions éditoriales pourraient être envisagés ?

E.L. : il y a des sujets que nous ne traitons pas assez, par exemple ce qui se passe dans les domaines de la technologie et de la science. Sinon, j’aimerais qu’il y ait plus d’écrivains dans Causeur aux côtés de Jérôme Leroy, et du journaliste et essayiste Frédéric Ferney. Peut-être devrions-nous réfléchir pour proposer des vidéos sur le site de Causeur ou refaire une tentative pour créer une télé. En 2019, nous avions lancé une webtélé Reac’N’Roll, sur un modèle payant avec Stéphane Simon comme actionnaire, mais nous n’avons pas poursuivi l’expérience car nous n’avions pas assez d’abonnés.

IN : est-ce important de vous exprimer dans les médias ?

E.L. : quand on veut défendre des idées, il faut le faire partout où on peut. Intervenir sur CNews ou à Sud Radio, c’est à la fois une nécessité économique et une manière de faire connaître le journal. Pour nous qui ne sommes pas des rois du marketing, chaque passage en télé permet de citer Causeur et de signaler au public que le journal et le site existent. Je suis d’ailleurs très satisfaite que Causeur ne soit plus seulement connu comme « le magazine d’Elisabeth Lévy » et qu’un bon nombre de ses auteurs s’expriment aussi à la télé et à la radio. Ce dont je suis le plus fière, c’est mon équipe qui, dans des conditions difficiles essaie de proposer une pensée stimulante et différente de ce que vous trouverez ailleurs.

En savoir plus

Causeur a été fondé en 2007 par Elisabeth Lévy, Gil Mihaely (directeur de la publication) et plusieurs philosophes, dont Alain Finkelkraut. Selon le groupe, les principaux actionnaires restent ses fondateurs, dont la plupart ont depuis quitté le journal sans retirer leur participation (Marc Cohen, Basile de Koch, François Duclos…). Il est aussi détenu par Gérald Penciolelli (ancien repreneur de Minute) et soutenu par différents mécènes parmi lesquels figurent Charles Beigbeder, Xavier Niel… Le groupe a scindé ses activités entre la partie rédactionnelle et back-office, qui regroupe des services qu’il commercialise en marque blanche.

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