10 juin 2022

Temps de lecture : 7 min

Les géants digitaux sont-ils les nouveaux maîtres du monde ?

Gafam, BATX, NATU… Les « stars » de la planète numérique semblent aujourd’hui toutes- puissantes. Leurs revenus explosent année après année et leur valorisation boursière dépasse désormais largement celle des PIB de la France et de l’Allemagne combinés… Un pouvoir immense qui commence toutefois à inquiéter de nombreux pays : Pékin cherche à mettre au pas ses champions locaux, l’Union européenne vient de faire passer une nouvelle loi beaucoup plus stricte à leur encontre et Washington menace. Le résultat de ce bras de fer n’est pas encore connu. Les paris sont lancés…

68,7 milliards de dollars. Microsoft a commencé l’année 2022 en fanfare en rachetant le géant des jeux vidéo Activision Blizzard pour un montant supérieur au PIB de la Croatie. Quelques jours plus tôt, Google annonçait la reprise de la jeune pousse israélienne Siemplify et ses solutions en cybersécurité pour 500 millions de dollars. Une « bonne affaire » comparée aux 2,6 milliards dépensés pour prendre le contrôle en 2019 du spécialiste de l’analytics Looker. En octobre, Meta, la maison-mère de Facebook, n’aurait pas hésité à mettre 400 millions de dollars sur la table (le prix définitif de l’acquisition n’a pas été annoncé) pour croquer la startup Within, à l’origine de l’application de fitness VR Supernatural. L’année précédente, le groupe fondé par Mark Zuckerberg avait dilapidé un milliard de dollars pour racheter Kustomer, une plateforme qui permet de gérer les requêtes des clients auprès des commerçants. En mai 2021, Amazon s’était offert le studio hollywoodien MGM pour 8,45 milliards de dollars…

La stratégie du criquet

Ces sommes records ne risquent pas de menacer les fins de mois des géants numériques. Et pour cause, le chiffre d’affaires cumulé des Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (Gafam) a atteint en 2020 1093 milliards de dollars, contre 903,6 milliards un an plus tôt et 139,2 milliards en 2008. Les seuls revenus d’Amazon ont bondi de 38% en douze mois pour atteindre 386,1 milliards de dollars ! La capitalisation boursière de ces mastodontes dépasse aujourd’hui 10000 milliards de dollars, soit plus de trois fois le PIB de la France. « Les Gafam et les BATX [Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi] chinois ont un pouvoir absolu. Ils cherchent à prendre le contrôle du monde et de l’humanité, résume Aurélie Luttrin, la présidente de Ciwik, un réseau social qui promeut la démocratie participative. Leur mode opératoire est toujours le même. Comme les criquets, ils restent dans un secteur tant qu’il y a des opérateurs à “manger” puis, quand l’écosystème est pieds et poings liés ou supprimé, ils changent de secteur tuant toute concurrence sur leur passage ». Leur stratégie est parfaitement résumée par Peter Thiel, le cofondateur de Paypal, lorsqu’il explique que « la concurrence est une idéologie qui déforme notre pensée. » Cette toute-puissance est sans précédent dans l’histoire de l’humanité… à une exception près : « Leur pouvoir est comparable à celui de la Compagnie des Indes qui gérait le commerce entre l’Europe et ses colonies, raconte Julien Nocetti, un chercheur de l’Institut français des relations internationales (Ifri). La Compagnie britannique des Indes orientales pouvait parfois s’allier et d’autres fois s’opposer à la Couronne britannique. Elle frappait monnaie et avait sa propre armée. Les Gafam n’en sont pas encore à lever des troupes, mais quand on voit Microsoft créer un centre de renseignements sur les menaces de cyberattaques (MSTIC), on peut dire qu’il entre dans le jeu de la cyberdéfense. »

Une force de frappe multiforme

« Leur pouvoir est tout d’abord économique, car ces groupes ont permis de créer des écosystèmes qui disparaîtraient sans eux, énumère Joëlle Toledano, professeure émérite et membre du Conseil national du numérique. Des milliers d’entreprises dépendent de la marketplace d’Amazon, et des sites comme Booking ou Airbnb ne vivraient pas sans Google. Le pouvoir de ces sociétés est aussi financier. Leurs marges exceptionnelles peuvent leur permettre de lever cent milliards de dollars du jour au lendemain. Leur force de frappe en termes d’innovation est également énorme puisque leur budget cumulé en R&D est une fois et demie supérieur à celui de la France dans sa totalité. Leur pouvoir est enfin politique, grâce notamment aux réseaux sociaux. » Cette toute-puissance n’est pas due au hasard ou à la chance, loin de là puisque « ces entreprises sont arrivées là où elles sont aujourd’hui en développant des technologies incroyablement innovatrices, selon Jacques Crémer, chercheur et professeur à la Toulouse School of Economics. Les patrons de la Fnac auraient pu comprendre en quinze secondes que les gens allaient acheter leurs livres et leur musique sur le Net, mais ils n’ont rien fait, et Jeff Bezos, qui est incroyablement homme d’affaires, est arrivé avec Amazon ».

Les Gafam et les BATX, rejoints plus récemment par Netflix, Airbnb, Tesla et Uber (NATU), ne doivent toutefois pas leur succès uniquement aux lois du marché, mais aussi à l’assistance de leur État d’origine. « La vache à lait d’Amazon provient de ses activités dans le Cloud et une grande partie de ses revenus dans ce secteur est liée aux commandes publiques, note Julien Nocetti. Tesla ne pourrait pas non plus continuer son aventure spatiale sans l’aide de l’État. Aux États-Unis, il ne faut jamais sous-estimer le rôle ainsi que le soutien politique et économique du pouvoir fédéral. » Ce constat est encore plus vrai pour la Chine. « Les BATX n’ont pas une vision uniquement capitaliste mais aussi impérialiste, tranche Aurélie Luttrin. Ils souhaitent dominer le monde et avancent comme un rouleau compresseur. Ils pensent que leur nouvelle route de la soie leur permettra de capter les données des pays dans lesquels ils s’implantent. Pékin, de son côté, refuse l’entrée de toutes les technologies étrangères sur son territoire. » Ces entreprises sont les instruments du pouvoir en place. « La Chine, prédit le chercheur de l’Ifri, pourrait les utiliser pour accroître son influence en Asie du Sud-Est, en Afrique et en Amérique latine, mais des résistances commencent à apparaître. »

Le Monténégro a ainsi demandé l’aide de l’UE pour rembourser la dette de 800 millions d’euros contractée auprès de la China Exim Bank pour financer une toute nouvelle autoroute devant relier la côte méditerranéenne touristique à la Serbie en passant par la capitale Podgorica. En cas de défaut de paiement, le contrat prévoit un renoncement de souveraineté sur certaines parties du territoire. La coalition gouvernementale en poste depuis décembre 2020 – qui unit notamment les Verts à l’extrême-droite pro-serbe – craint de ne pas pouvoir rembourser les créances de ce crédit, qui représente un cinquième de la dette nationale, qui elle-même outrepasse les 100% du PIB.

Serrage de boulon

Partout dans le monde, les États commencent à prendre conscience du besoin de limiter la toute-puissance des géants digitaux. Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, a mystérieusement disparu après qu’il a critiqué la régulation du système financier chinois. L’introduction en Bourse d’Ant Group, sa filiale dédiée aux services financiers, a, quant à elle, été reportée sine die et les rares apparitions en public de l’entrepreneur depuis son « retour » le montre très amaigri et extraordinairement silencieux. Le milliardaire n’est pas le seul à avoir été mis au pas par les autorités. Trente-quatre plateformes Internet ont été priées de revoir sans attendre leurs pratiques commerciales sous peine de sanctions. Le numéro un chinois de la livraison de repas, Meituan, a dû verser, en 2021, une amende de 456 millions d’euros pour abus de position dominante. Une loi récente impose par ailleurs à toutes les entreprises de garder un bureau libre pour abriter le cas échéant des fonctionnaires des agences de sécurité. Ce serrage de boulon ne touche pas que la République populaire. Au mois de décembre 2020, le Parlement européen a voté le Digital Markets Act (DMA). Ce texte va renforcer le contrôle exercé sur les grandes plateformes. La Commission va notamment publier un rapport annuel sur les « contrôleurs d’accès » (gatekeepers) de ces écosystèmes et lancer des enquêtes. Les contrevenants pourraient, quant à eux, écoper d’amendes comprises entre 4% et 20% de leur chiffre d’affaires en cas de non-respect de la loi. « La grande question aujourd’hui est de savoir ce qui va se passer aux États-Unis, car l’administration est divisée à ce sujet », résume Annabelle Gawer, professeure d’économie digitale à Oxford et à l’université de Surrey.

De nombreux élus à Washington semblent toutefois bien décidés à freiner les ardeurs des stars de la Silicon Valley. Après seize mois d’enquête, le Comité antitrust de la Chambre des Représentants a publié en octobre 2020 un véritable réquisitoire contre les Gafam. Dans ce rapport de 449 pages, ces entreprises sont décrites comme des « monopoles comme on en n’avait pas vu depuis les barons du pétrole et les magnats des chemins de fer ». « Leur domination, ajoute cette enquête, leur permet d’établir un ensemble de règles pour les autres, alors qu’elles en respectent un autre, et une forme de quasi-réglementation privée qui n’a de comptes à rendre à personne d’autre qu’à elles-mêmes. » Fermez le banc. La Commission fédérale du commerce (FTC) et la Division antitrust du ministère de la Justice (DOJ) viennent, quant à elles, de lancer le processus de réécriture des règles relatives aux fusions d’entreprises afin de limiter la « gloutonnerie » des Gafam, qui ont réalisé dans les années 2010 616 acquisitions de plus d’un million de dollars. Ces pressions gouvernementales semblent avoir un certain impact… « Des lignes de fissure commencent à apparaître entre ces groupes, dévoile Annabelle Gawer. La récente dissolution de l’Internet Association, le lobby créé en 2012 par Google, Facebook et Amazon, et qui comptait toutes les plus grandes plateformes du Web dans ses rangs, le prouve. »

Une nouvelle guerre froide ?

Alors, autant battre le fer lorsqu’il est chaud. « Nous sommes actuellement à un moment charnière, alerte Aurélie Luttrin. Nous avons encore une petite fenêtre de tir pour limiter le pouvoir des géants de la Toile. Un mandat, pas plus. Après, il sera trop tard… » L’avenir paraît donc bien incertain. « Il est très délicat de faire des prédictions, reconnaît Julien Nocetti. Tout dépendra de la compétition que se livrent les États-Unis et la Chine. Si les tensions entre ces deux pays continuent d’augmenter, il est possible que Washington soutienne davantage les Gafam en les encourageant à se développer dans des secteurs régaliens comme l’éducation et la santé. Pékin, qui cherche aujourd’hui à contrôler les BATX pour empêcher ces génies de sortir de leur boîte, pourrait lui aussi changer de politique. » Cette nouvelle guerre froide deviendrait alors digitale et non plus terrestre. L’issue d’un tel conflit est incertaine, mais une chose semble acquise : les géants de la Toile seront encore plus riches et puissants. Inquiétant, vous avez dit inquiétant ?

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