7 juin 2022

Temps de lecture : 18 min

« Plateformes, le business model qui domine le Monde », Annabelle Gawer

Professeur titulaire de la chaire d'économie numérique à l’Université du Surrey, Annabelle Gawer a également enseigné à l'Imperial College de Londres, à l'Université d'Oxford et à l'INSEAD. Après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur aux Mines, elle a décroché des masters en Mathématiques Appliquées à Paris 6 et en Génie Industriel à Stanford avant de passer un doctorat en gestion de l'innovation technologique au MIT. Parallèlement à ses activités d’enseignante-chercheuse, cette franco-britannique conseille le gouvernement britannique et la Chambre des Lords, l’OCDE et la Commission européenne en tant qu'expert au sein de l'Observatoire de l'économie des plateformes en ligne. Cette mère de trois enfants organise aussi des conférences et anime régulièrement des séances de coaching en stratégie auprès de cadres de nombreuses entreprises comme Huawei, Samsung, IBM, Microsoft, Nokia, BT, AT&T et Vodafone.
INfluencia: votre nouvel ouvrage est intitulé Plateformes, le business model qui domine le monde. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à écrire ce livre?

Annabelle Gawer: Les plateformes telles que Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft jouent un rôle de plus en plus central dans nos vies personnelle et professionnelle. Mais très peu de gens comprennent comment elles fonctionnent. Ce qui m’a poussé à écrire ce livre (avec mes coauteurs le professeur Michael Cusumano du MIT et le professeur David B. Yoffie de la Harvard Business School), c’est la conviction que l’émergence des plateformes numériques représente un phénomène capital dans l’évolution de nos sociétés. Et qu’il faut que le plus grand nombre comprenne véritablement comment elles fonctionnent.

Notre intention : mettre de la connaissance et du savoir dans les mains du plus grand nombre pour qu’ils puissent réfléchir indépendamment aux plateformes et se faire leur propre opinion – pour agir sans être manipulés.

Hier, les plateformes numériques étaient portées au pinacle. Aujourd’hui, il est de bon ton de voir en elles la source de tous nos maux. Il y a un véritable backlash contre ce qu’on appelle les plateformes Big Tech, et les réseaux sociaux en particulier. Il y a effectivement de réels abus de pouvoirs, des comportements anti-compétitifs, des problèmes de surveillance et de manipulation mais heureusement la régulation évolue pour empêcher ces abus. Le sujet est trop important pour en être réduit à des caractérisations simplistes et manichéennes. Mon objectif – et celui de mes coauteurs – est de mettre de la connaissance et du savoir dans les mains du plus grand nombre pour qu’ils puissent réfléchir indépendamment aux plateformes et se faire leur propre opinion – pour agir sans être manipulés.

L’attention de tous se porte aujourd’hui sur les GAFAM, sur Uber et Airbnb, et plus récemment les cryptomonnaies et les NFT, comme si les plateformes commençaient et finissaient avec elles. Mais ces plateformes ne sont en fait que les premières incarnations d’une nouvelle donne à la fois économique, technologique, qui entraîne des conséquences sociales et politiques. Il m’est donc apparu utile d’expliquer de la manière la plus limpide possible leurs mécanismes spécifiques de création et de capture de valeur, ainsi que les opportunités et les risques qui en découlent.

Cela fait plus de 10 ans que les plateformes numériques ont acquis une place centrale dans l’économie et la société, – leur rôle et notre dépendance à leur égard n’ayant été que renforcé durant la pandémie du Covid. J’ai dévoué ma carrière de plus de 20 ans à étudier en profondeur le phénomène des plateformes qui m’a fasciné depuis la fin des années 1990 et la véritable explosion de l’internet sur la scène mondiale et qui continue a être mon sujet phare. Nous avons donc suffisamment de recul pour pouvoir partager certaines idées fortes.

Il y a de plus des choix sociétaux à faire pour canaliser le pouvoir des plateformes, et tout citoyen devrait être éduqué pour comprendre les enjeux.

Bien sûr, notre livre est aussi conçu pour aider des entrepreneurs à créer leur propre plateforme, pour aider les entreprises non-numériques qui sont confrontées à une rude compétition émanant de plateformes de comprendre comment réagir pour survivre – mais le livre est aussi destiné à quiconque qui cherche à comprendre les grandes forces économiques et technologiques parfois opaques qui façonnent la société d’aujourd’hui. Il y a de plus des choix sociétaux à faire pour canaliser le pouvoir des plateformes, et tout citoyen devrait être éduqué pour comprendre les enjeux. C’est pourquoi nous nous sommes attachés à écrire notre ouvrage dans un langage simple, pour qu’il soit lisible par tous.

IN. : qui sont ces plateformes?

A.G. : Les GAFAM, bien sûr (Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon, et Microsoft) qui viennent des Etats-Unis. Mais aussi, celles venues de Chine comme Alibaba et Tencent. Ces 7 entreprises font partie du top 10 des entreprises les plus capitalisées au monde. L’Europe est à la traîne, et c’est un gros souci.

Ces plateformes se sont développées à une échelle sans précédent. Elles ont été propulsées par des modèles commerciaux innovants axés sur la capture, la génération et le traitement des données. Elles ont un impact massif sur les individus et les entreprises et redéfinissent les relations entre les clients, les annonceurs, les salariés et les employeurs. Leur performance économique et financière est absolument remarquable. Les plateformes numériques sont les premières entreprises à avoir dépassé 1000 milliards de dollars de valorisation.

A elles seules, ces entreprises pèsent plus de 10.000 milliards de dollars. Leur place centrale dans nos économies n’a fait que se renforcer au cours de la pandémie de b, qui a vu un grand nombre d’activités passer en ligne. De plus, plus de 70% des « licornes », ces start-ups qui valent au moins un milliard de dollars, sont des plateformes. Entre 2018 et 2022, un grand nombre d’entre elles, telles que Uber, Airbnb, Didi Chuxing ou Xiaomi ont ouvert leur capital.

IN. : quels sont leurs business-models ?

A.G. : nos recherches sur les plateformes, conduites depuis plus de vingt ans, nous ont menés à comprendre et révéler les mécanismes souvent opaques de ces entreprises d’un nouveau type. Le terme « plateforme » est utilisé dans de nombreux contextes, ce qui peut porter à confusion. En général, les plateformes relient les individus et les entreprises soit vers un seul et même objectif, soit pour partager des ressources collectives. Les plateformes dites de produits, par exemple, sont faites d’architectures modulaires qui réutilisent les modules centraux et les déclinent en les associant à d’autres modules, eux périphériques, pour permettre une customisation.

Les plateformes numériques, quant à elles, sont apparues dans le sillage de l’ordinateur personnel, d’Internet et des technologies mobiles. Celles-ci créent également des modules à fonctions communes et réutilisables. Elles opèrent à l’échelle d’un secteur ou d‘un écosystème, c’est-à-dire d’une constellation d’acteurs dont les produits, services ou technologies sont compatibles avec la plateforme et complémentaires les uns aux autres. Et plus crucial encore, elles permettent aux entreprises et aux individus d’interagir et d’innover de manière complémentaire.

Le marché de plateforme peut même donc, sous certaines conditions, évoluer naturellement vers une situation de type monopolistique, un phénomène appelé « winner-takes-all ».

L’intérêt d’une plateforme croît grâce à son réseau : chaque utilisateur supplémentaire peut (au moins en théorie) entrer en contact avec tous les autres utilisateurs, et bénéficier des innovations complémentaires déjà disponibles via la plateforme. La valeur pratique et économique augmente alors non pas par addition (comme si on ajoutait un seul utilisateur ou une seule innovation à la fois), mais selon un mécanisme d’agrégation qui donne lieu à une courbe de croissance non pas linéaire mais parabolique, c’est-à-dire qui croît d’autant plus qu’elle grandit, puisque chaque nouvel individu est relié à tous les autres et qu’il bénéficie de tous les produits déjà accessibles. Plus il y a d’utilisateurs, plus la valeur de la plateforme s’accroît. Le marché de plateforme peut même donc, sous certaines conditions, évoluer naturellement vers une situation de type monopolistique, un phénomène appelé « winner-takes-all ».

Ce qu’on appelle les « effets de réseau » sont des « boucles de rétroaction positives », qui s’autoamplifient, obtenues en connectant différents participants et marchés. On appelle ces différents groupes d’usagers les « versants » ou « faces » de la plateforme. Ces boucles peuvent s’étendre à des écosystèmes entiers englobant des producteurs, des fournisseurs, des utilisateurs, des partenaires, etc. Construire une entreprise autour d’effets de réseau demande donc de repenser les dynamiques de marché et les stratégies concurrentielles, car ces plateformes prospèrent différemment des entreprises classiques.

Il existe deux types de business models de plateformes. Les plateformes créent de la valeur en mettant en relation au moins deux types d’acteurs du marché tels qu’acheteurs et vendeurs, créateurs de système d’exploitation et utilisateurs, développeurs d’application et producteurs de matériel informatique, qui ne pourraient pas interagir sans elles, ou du moins le feraient mal. Les plateformes de l’économie numérique créent de la valeur de deux manières fondamentalement distinctes.

Nous avons nommé le premier type les « plateformes d’innovation » : elles favorisent l’innovation externe grâce à des entreprises tierces. Elles consistent généralement en un ensemble de modules technologiques partagés par l’entreprise, et les partenaires de son écosystème, à partir duquel quiconque peut créer des produits et des services complémentaires, tels que des applications pour smartphones ou du contenu numérique comme on le trouve sur iTunes ou Netflix. Par complémentaire, on entend que ces innovations ajoutent des fonctionnalités, augmentant l’utilité de la plateforme pour ses utilisateurs. Si ces compléments sont nombreux et /ou de bonne qualité, celle-ci devient d’autant plus attractive pour les utilisateurs et contributeurs, ainsi que pour les annonceurs et investisseurs. Microsoft Windows, Google Android, Apple iOS et les services Internet d’Amazon, sont des systèmes d’exploitation ou de cloud computing qui sont autant de plateformes d’innovation pour les écosystèmes informatiques et de smartphones.

Le second type correspond aux « plateformes de transactions ». Il s’agit là principalement d’intermédiaires ou de marchés en ligne qui permettent aux individus et aux entreprises de partager des informations, d’avoir accès à divers produits et services, de les vendre, ou de les acheter. Plus le nombre de participants, de fonctionnalités, ou de contenus digitaux et de services est élevé, plus la plateforme de transactions aura de l’intérêt. Aujourd’hui, propulsées par la connectivité numérique globale, Google Search, Amazon Marketplace, Facebook, Twitter et WeChat (propriété de Tencent) sont autant de plateformes de transactions fréquentées chaque jour par des milliards d’utilisateurs. Mais des exemples bien plus anciens existent aussi : les cartes bancaires Mastercard, Visa et American Express, ainsi que les Pages Jaunes (qui furent, un temps, indissociables du téléphone) sont, elles aussi, des plateformes de transactions, la seule différence étant qu’elles sont antérieures à l’ère numérique.

les plateformes d’innovation génèrent de la valeur en facilitant la création de nouveaux produits et services complémentaires qui, quoique parfois développés en interne

Les différences stratégiques entre les deux types sont notables. Souvent, les plateformes d’innovation génèrent de la valeur en facilitant la création de nouveaux produits et services complémentaires qui, quoique parfois développés en interne, sont le plus souvent créés par d’autres entreprises, la plupart du temps sans contrat fournisseur. Elles capturent cette valeur en en monétisant l’accès.

Les plateformes de transactions, quant à elles, créent et proposent de la valeur ajoutée, en facilitant l’achat et la vente de produits et services, ou d’autres interactions telles que la création et le partage de contenus.

Dans les quelques cas où elles donnent accès gratuitement à des services ou à des technologies (comme le fait Google avec Android), les revenus viennent généralement de l’espace publicitaire. Les plateformes de transactions, quant à elles, créent et proposent de la valeur ajoutée, en facilitant l’achat et la vente de produits et services, ou d’autres interactions telles que la création et le partage de contenus. Ces plateformes génèrent des revenus via les frais de transaction, la publicité payante, ou les deux.

Nous qualifions d’hybrides les entreprises qui adoptent à la fois une stratégie de plateforme d’innovations et de transactions. Ces stratégies hybrides ont le vent en poupe, car elles exploitent les synergies entre les deux types de plateformes. Elles permettent aux plateformes d’innovations d’adopter des fonctions de transactions pour distribuer plus facilement des produits et des services complémentaires. Apple, Google, Microsoft et Salesforce ont, par exemple, procédé ainsi. De même, les plateformes de transactions comme Amazon, Facebook, Snapchat, Uber et Airbnb peuvent ajouter des fonctionnalités et des services d’entreprises extérieures à leur catalogue, à moindre coût.

Les plateformes numériques (qui sont basées sur les ordinateurs, l’Internet, les smartphones, et les capacités de calcul du big data) ont des performances économiques et financières exceptionnelles. Elles sont particulièrement valorisées par les marchés des capitaux privés. Nous avons analysé de manière systématique, sur deux décennies, les performances économiques et financières de toutes les plateformes du classement Forbes 2000, en les comparant aux sociétés traditionnelles de cette population d’entreprises. Nous avons constaté que, bien que les revenus du groupe-témoin constitué de plateformes soient comparables à ceux des autres entreprises traditionnelles (prises dans les mêmes secteurs), les premières comptent environ moitié moins d’employés, tout en générant des bénéfices d’exploitation, une valeur marchande, et un ratio valeur marchande/ventes, considérablement plus élevés. Les plateformes tendent à investir beaucoup plus en R&D (recherche et développement), dépenses commerciales, marketing et frais administratifs, et pourtant leurs revenus et valeur marchande croissent bien plus rapidement. Par ailleurs, elles tendent à être plus productives (en termes de ventes par employé), plus rentables et, pour finir, elles atteignent des valorisations bien plus élevées que les sociétés traditionnelles cotées en Bourse. Pour résumer, à presque tous les points de vue, les plateformes numériques de notre échantillon affichent des performances exceptionnelles. Même en supprimant les plus grosses entreprises du lot (Apple, Amazon, Microsoft et Google), nous avons trouvé peu ou prou les mêmes résultats.

Pour renforcer les effets de réseau, les plateformes ont recours à des décisions d’ordre technologiques, telles qu’ouvrir leurs interfaces pour encourager le développement par des tiers de produits, services, technologies, ou applis complémentaires. Elles ont aussi souvent recours à des modèles de pricing qui subventionnent au moins un des versants de la plateforme, se focalisant sur les membres d’un versant à attirer en leur offrant des services gratuits, ce qui augmentera l’attractivité de la plateforme envers l’autre versant, dont les membres seront alors prêts à payer d’autant plus pour être connectés à la plateforme que nombre de membres du premier versant y seront affiliés. C’est la structure de pricing désormais classique que l’on retrouve dans les services de plateformes numériques telles que le moteur de recherche de Google ou le réseau social Facebook, ayant recours à la publicité ciblée. Ces business models tirent ainsi parti à la fois de la complémentarité entre la demande des différents versants de la plateforme, et de l’asymétrie des versants quant à leur désir d’être connectés aux membres de l’autre versant. Typiquement, les publicitaires sont beaucoup plus friands d’être connectés aux utilisateurs des plateformes, que l’inverse.

Les business models des plateformes numériques sont donc particulièrement performants parce que les effets de réseau sont endémiques à l’économie numérique, qui est par définition une économie connectée. En connectant plusieurs faces ou versants d’un marché, les plateformes peuvent par ailleurs s’appuyer sur un business model que l’on peut caractériser d’« asset-light », rendu possible parce qu’il n’exige ni que l’entreprise engage en tant que salariés ceux qui contribuent à sa valeur ajoutée, ni qu’elle ait fait l’acquisition de tous les facteurs de production : Microsoft, Apple, Google, Facebook ou WeChat n’auraient absolument pas pu connaître la croissance qu’elles ont eue s’il leur avait fallu engager en tant que salariés tous les ingénieurs à l’origine des millions d’applications qu’elles proposent (ou même établir des contrats en tant que fournisseurs). Les technologies numériques, opérant au sein d’une connectivité globale et omniprésente, permettent l’identification, le recrutement, l’affiliation, et le contrôle du travail ou d’autres ressources à distance, d’une manière qui n’avait jamais été rendue autant possible. Ces plateformes rassemblent des millions de développeurs : un recrutement d’une telle ampleur aurait été excessivement onéreux et en réalité impossible à effectuer. De même, Airbnb n’aurait jamais pu acquérir toutes les maisons et appartements auxquels ses utilisateurs ont accès, ou Uber, Lyft ou Didi tous les véhicules que leurs chauffeurs conduisent. L’identification de partenaires tiers et de ressources utilisables, bien que non possédées, change complètement la donne quant au rôle classique de l’entreprise, qui est de posséder des actifs et de contrôler ses ressources humaines via la relation d’emploi encadrée par des relations à long terme.

IN. : quelle est la réelle puissance de ces plateformes?

A.G. : nous commençons juste à percevoir la véritable ampleur de ce que certains appellent la révolution numérique. Je suis convaincue que ses conséquences économiques, sociales, voire politiques, se mesureront à l’aune de celles de la révolution industrielle. Souvenons-nous que les premières révolutions industrielles ont profondément changé la société, en commençant par les nouvelles technologies. C’est en domestiquant la puissance de la machine à vapeur, puis l’électricité, en maitrisant les énergies telles que le pétrole, en créant les réseaux ferroviaires, que la révolution industrielle a changé la société. Elle a aussi inventé l’entreprise moderne. Elle a aussi généré des fractures sociales et politiques telles qu’elle a mené à la 1ere guerre mondiale et à la naissance du régime bolchevique.

Elle présente les mêmes symptômes que la révolution industrielle. Elle vient fracasser des anciens modèles économiques, et crée de nouvelles sources de pouvoir, qui renverseront probablement des puissances existantes.

La révolution numérique aura, elle aussi, des conséquences monumentales. Elle présente les mêmes symptômes que la révolution industrielle. Elle vient fracasser des anciens modèles économiques, et crée de nouvelles sources de pouvoir, qui renverseront probablement des puissances existantes. Or, il s’avère que le modèle organisationnel phare – et dominant – du nouveau monde numérique sera celui de la plateforme, qui va opérer au sein d’écosystèmes connectés. Le modèle organisationnel de la plateforme va véritablement remplacer la firme telle que nous la connaissons. L’entreprise telle que nous la connaissons opère en effet principalement dans marchés relativement isolés les uns des autres. Or, dans une économie hyper-connectée, la zone de jeu des plateformes ne sera plus celle de marchés isolés. J’irais même jusqu’à proposer que la notion même de marché va perdre de son importance. Rappelons que le marché a tout même constitué pendant plus d’un siècle l’unité d’analyse de base des économistes et des régulateurs, ainsi que l’horizon des entrepreneurs et des entreprises. Mais les marchés, peuplés d’entreprises qui sont principalement rivales entre elles, deviendront de plus en plus remplacés par les écosystèmes, ces pans entiers de secteurs inter-connectés, régis bien souvent par des entreprises privées qui en sont les véritables gouverneurs. Ce sont les complémentarités entre secteurs, que ce soit entre machines connectées, individus, ou organisations, qui sont facilitées par la connectivité numérique (c’est-à-dire par l’internet et les capacités énormes d’analyse de données qui sont générées en continu par tous) et par l’intelligence artificielle, qui deviennent soudain exploitables. L’horizon des entreprises et entrepreneurs s’étend à plusieurs secteurs interconnectes. Cela change tout.

Un jour, les plateformes numériques et leurs écosystèmes constitueront le principal modèle par lequel nous organiserons les nouvelles technologies de l’information telles que l’intelligence artificielle, la réalité virtuelle et augmentée, l’Internet des objets à la fois dans le monde industriel mais aussi animé, via des assistants vocaux, dans les logements équipés d’objets connectés, nos données santé, et même les ordinateurs quantiques. Les plateformes de transactions peer-to-peer remplaceront ou challengeront fortement les entreprises traditionnelles, tant que l’économie collaborative continuera de croître et que les nouvelles technologies continueront d’être adoptées à grande échelle. La blockchain (qui utilise les registres distribués et offre une sécurité très haute, mais non absolue) et les cryptomonnaies (devises numériques généralement indépendantes des banques et gouvernements) pourraient bien faire baisser radicalement la demande pour les services offerts jusqu’à présent par les banques traditionnelles ou par les chaînes d’approvisionnement des entreprises.

Les secteurs traditionnels constitués jusque récemment d’entreprises principalement rivales, qui contrôlent leur supply-chain via des contrats de type client-fournisseurs, seront remplacés par des écosystèmes d’utilisateurs et d’entreprises orchestrées par des plateformes, qui sauront tirer parti des opportunités offertes par la connectivité, la pléthore de données constamment générée et exploitable, et la puissance de calcul désormais accessible.

Un backlash contre les plateformes numériques les plus puissantes est en cours, mettant en jeu des nouvelles règlementations tentant de circonscrire leur puissance et de limiter leurs abus.

Nous vivons une époque de transformation radicale de la manière de créer de la valeur en tirant parti des technologies de l’information, de communications, de la connectivité globale et des capacités d’exploitation des données. En focalisant leurs processus de création de valeur directement au cœur de ce qui anime notre économie connectée, les plateformes numériques révèlent le nouveau visage de l’entreprise moderne. Cette reconfiguration du paysage industriel n’est pas sans créer de nouveaux challenges à la fois sociétaux et économiques. Un backlash contre les plateformes numériques les plus puissantes est en cours, mettant en jeu des nouvelles règlementations tentant de circonscrire leur puissance et de limiter leurs abus.

IN. : doit-on et peut-on limiter leur toute puissance?

A.G. : oui, bien sûr, on doit absolument essayer de limiter les abus de certaines plateformes les plus dominantes – tout comme on doit limiter les abus de toute autre grande entreprise, plateforme ou pas. La plateforme étant un nouvel animal économique et technologique dont les modes de fonctionnement n’étaient pas clairs pour beaucoup (dont les régulateurs), leurs abus ont tout d’abord été un peu difficile à détecter, à catégoriser, et à analyser correctement : les régulateurs ont eu besoin d’un peu de temps pour bien en comprendre les contours et la portée. Il fallait d’abord évaluer si les règlementations existantes pourraient suffire à limiter ces abus, ou bien s’il s’agissait d’abus d’un nouveau type qui requerraient de nouvelles règlementations. L’Union Européenne, ainsi que d’autres pays et régions telles que l’Australie, ont décidé que de nouvelles règles devraient être créées pour réguler l’espace numérique. Des universitaires spécialistes, dont je suis, se sont mobilisés et les ont bien aidés* . Ces nouvelles régulations européennes des plateformes se rajoutent à la régulation européenne de 2018 dite Platform-to-Business, qui régule les relations Business-to-Business sur les écosystèmes de plateformes. Le DMA liste une série d’obligations pour une petit groupe de plateformes, celles qui sont devenus des passages obligés pour accéder à des marchés. Pour être concerné par les obligations règlementaires du DMA, dont l’objectif est d’empêcher les comportements anti-compétitifs des plateformes les plus dominantes, pour une plateforme doit générer un revenu supérieur à 7,5 milliards d’euros dans la zone Euro ; avoir plus de 10000 utilisateurs de type entreprise actifs par an, et avoir atteint une position durable et difficile a déloger.

Comment jugez-vous les nouvelles réglementations mises en place en Europe notamment pour mieux les contrôler? Sont-elles efficaces ? Doivent-elles allez plus loin?

Les nouvelles régulations de l’Union Européenne le DMA et le DSA vont dans le bon sens, mais elles ne sont pas parfaites. À mon sens, le DMA pêche par son approche non-nuancée et trop uniforme des obligations imposées à ces plateformes dites structurantes (« gatekeeper » – littéralement, « gardien de barrière »). Le Royaume-Uni, au contraire, a indiqué qu’il établirait une liste customisée d’obligations qui seraient taillées sur mesure au business model de chaque plateforme dite d’importance stratégique. Cela me paraît plus judicieux. Des débats et controverses intenses (dans un contexte où, on peut se l’imaginer aisément, le lobbying des plateformes est très présent) ont eu lieu, et continuent d’avoir lieu. Tout va se jouer sur l’implémentation de ces règles : pour qu’elles soient effectives, il faudra que l’Union Européenne se dote de moyens humains et technologiques biens supérieurs à ceux dont elle s’est dotée pour l’instant. Ceci m’inquiète. Il y a une asymétrie substantielle d’information entre les plateformes et les régulateurs. Une collaboration constructive entre les plateformes et les autorités de régulation, si elle peut être mise en place, serait très productive. Encore une fois, l’approche britannique me parait plus pragmatique et mieux adaptée à la réalité de l’économie numérique. Le partage des rôles entre les autorités de réglementations nationales et celles au niveau européen n’est pas aussi clair qu’il le devrait, ce qui risque de créer des tensions entre états-membres et l’Union. Finalement, les écosystèmes numériques et les plateformes qui les gouvernent évoluent de manière très rapide. La liste d’abus pourrait donc évoluer. Pour s’assurer que la règlementation reste pertinente au fil du temps, elle devra pouvoir comprendre des mécanismes d’adaptation qui ne font pas partie de la réglementation qui vient d’avoir été adoptée dans l’Union Européenne.

Quel est l’avenir de ces plateformes?

Les plateformes seront le modèle organisationnel de demain. Les plateformes deviendront donc de plus en plus présentes, dans un nombre de plus en plus grand de secteurs et d’industries qui se transformeront en écosystèmes connectés. Les entreprises existantes pourront survivre, et même réussir, mais elles devront apprendre à jouer le jeu des plateformes et apprendre à opérer dans le cadre d’écosystèmes : soit en créant leur propre plateforme (seules ou en coalition avec d’autres entreprises), soit en en faisant l’acquisition, soit en rejoignant un ou plusieurs écosystèmes(s) d’autres plateformes. Il y aura aussi de nouvelles opportunités pour créer de la valeur.

IN. : allez-nous voir de nouveaux acteurs apparaître? Certains géants actuels vont-ils péricliter ou vont-ils encore renforcer leur puissance?

A.G. : c’est bien là tout l’enjeu de nouvelles règlementations telles le Digital Market Act. S’il réussit à être implémenté de manière appropriée, on verra, je le crois, les barrières à l’entrée des écosystèmes existants être réduites. Cela pourra être accompli, par exemple, grâce à des nouvelles règles concernant des obligations d’interopérabilité. Ceci, combiné au fait qu’un grand nombre, stimulera la création de nouvelles entreprises, qui seront propulsées par du capital offert par des investisseurs et des projets entrepreneuriaux qui sauront tirer parti des nouvelles conditions technologiques et économiques. Ceci se passe dans un contexte où grands nombres d’utilisateurs et de citoyens ont maintenant une compréhension plus fine des risques posés par l’invasion de la vie privée faisant partie intégrante des business models de certaines plateformes. Une certaine forme de révolte, et certainement un appétit pour un nouveau type de plateformes en qui ils pourraient avoir plus confiance, propulsera de nouveaux acteurs. A moins que les plateformes existantes ne réussissent a s’adapter aux nouvelles conditions a la fois réglementaires et des nouvelles préférences des utilisateurs, à terme, elles péricliteront.

IN. : ces plateformes représentent-elles un risque pour la démocratie et nos pays dans leur ensemble?

A.G. : ce risque existe. Mais la levée générale de boucliers contre les réseaux sociaux, face à leurs échecs répétés à gouverner effectivement leurs écosystèmes, m’indique que ce risque est désormais bien identifié. La vague de réglementations européenne de la DSA visant à réguler les contenus en imposant des obligations de processus aux plateformes, va dans le bon sens. Dans d’autres régions du monde, même aux Etats-Unis, le vent tourne. Le fait que Sheryl Sandberg, la puissante No 2 de Facebook, ait donné sa démission cette semaine, en nous disant qu’elle est « prête a tourner la page », est à cet égard tout à fait révélateur. Rappelons que Sheryl Sandberg est celle qui avait transformé Facebook, alors balbutiante plateforme ne générant aucun profit, en le mastodonte que l’on connaît en développant un business model basé sur la publicité en ligne et l’exploitation des données utilisateurs. En faisant sa révérence, Sheryl Sandberg nous annonce, tel le canari dans la mine, la fin d’une ère, celle de la plateforme triomphante qui peut se permettre d’agir sans contrainte forte réglementaires et au fi des préférences d’utilisateurs.

(*NDLR : Annabelle Gawer a fait partie entre 2018 et 2021 du groupe d’experts de l’Observatoire de l’Economie des Plateformes Numériques formé par la Commission Européenne regroupant des experts en économie, droit, gestion, sociologie, technologie, etc., dont les travaux ont influencé la rédaction du Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA) votés au Parlement Européen en 2022)

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sur l’ouvrage…

A ne pas confondre avec Plateforme, l’autre, « singulier » et « au singulier », roman sombre de Michel Houellebecq, voici Plateformes.

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