Des magistrats qui condamnent les États pour inaction climatique, des scientifiques émérites qui en appellent à la désobéissance civile, des étudiants ingénieurs qui refusent d’intégrer des entreprises climaticides… Jamais la société civile n’a été aussi mobilisée en faveur de l’écologie, au point qu’elle forme aujourd’hui un contre-pouvoir inédit face au manque de bonne volonté des décideurs politiques et économiques.
« Dans une avalanche, aucun flocon ne se sent jamais responsable », disait le poète polonais Stanislaw Jerzy Lec. Une phrase qui s’applique remarquablement bien à l’urgence écologique, tant la complexité de nos sociétés dilue les responsabilités des uns et des autres. Pour autant, les enquêtes d’opinion révèlent une prise de conscience croissante de la population, et notamment de la société civile. Des scientifiques aux magistrats, des étudiants aux éco-syndicats, une nouvelle vague de sentinelles climatiques est en train de se former pour peser de tout son poids dans une bataille loin d’être gagnée.
L’appel à la désobéissance civile
Si l’urgence écologique est une lutte, les scientifiques en sont les premières vigies. Face aux dégâts irréversibles et continus de la dérive climatique, ils sont de plus en plus à s’engager, quitte à entacher l’image d’Épinal du chercheur à la neutralité d’acier. C’est le cas de Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). « Mon objectif premier en dehors de mon métier stricto sensu, c’est de vulgariser des sujets complexes sur les réseaux sociaux. Mais quand j’entends des fausses nouvelles sur CNEWS, je le signale au Conseil supérieur de l’audiovisuel et je le partage aux gens qui me suivent. » Forte de 44 000 abonnés sur Twitter, la paléoclimatologue bénéficie d’une vraie aura médiatique. D’autres, comme Christophe Cassou, climatologue et directeur de recherche au CNRS, s’engagent en réprouvant publiquement les condamnations judiciaires de militants écolo. Au sujet des décrocheurs de portraits condamnés en première instance, il parle d’un « aveuglement » du pouvoir, et témoigne au tribunal de Toulouse en parlant d’une « jeunesse qui vivra les conséquences du changement climatique ».
Le mercure de l’indignation monte et, en février 2020, une tribune signée par plus de mille scientifiques français invite à la désobéissance civile. « On est face à un problème civilisationnel, la science doit prendre sa part et sortir de sa neutralité atone », estime Valérie Masson-Delmotte. Agir semble être devenu un devoir pour ceux qui savent, à plus forte raison quand les décideurs n’écoutent pas les scientifiques. Le film Don’t Look Up [Adam McKay, dont la diffusion mondiale en 2021 eut lieu sur Netflix. Lire page] l’a bien montré, en témoignent les nombreux climatologues comme Christophe Cassou et Valérie Masson-Delmotte qui se sont retrouvés dans les rôles de Leonardo Dicaprio et Jennifer Lawrence.
« On est face à un problème civilisationnel, la science doit prendre sa part et sortir de sa neutralité atone »
La machine judiciaire en route
Les scientifiques alertent, les juges condamnent. Un tandem qui pourrait se conforter si on en croit l’explosion du nombre de contentieux climatiques. Entre 2006 et 2019, plus de 1300 plaintes touchant au climat ont été déposées dans une trentaine de pays. Le premier précédent européen a commencé en 2015, quand un juge des Pays-Bas a condamné l’État hollandais pour inaction climatique, en estimant que la causalité entre les émissions du pays et le réchauffement global du climat était suffisante. Une décision rare, d’abord parce que les juges se sont longtemps déclarés incompétents en la matière, ensuite parce que la tortueuse charge de la preuve pèse sur l’accusation. Mais ces obstacles n’ont pas empêché la France – et la Belgique quelques mois plus tard – d’être condamnée en février 2021 pour ne pas avoir respecté sa feuille de route climatique. « En s’appuyant sur des textes français et européens, les juges sont tout à fait compétents pour rappeler aux États qu’ils ne respectent pas les trajectoires de réduction d’émissions qu’ils se sont engagés à suivre », souligne Sabine Lavorel, maîtresse de conférences en droit à l’université de Grenoble. Reste que ces condamnations sont possibles « grâce à une interprétation large de la loi et à une volonté des magistrats de mettre les décideurs face à leurs responsabilités », précise la doctorante. Une lecture écologique du droit qui n’en est qu’à ses débuts si on en croit les ambitions de l’Association française des magistrats pour le droit de l’environnement et le droit de la santé environnementale (AFME), une structure créée voulue par une centaine d’hommes et femmes de robe pendant l’été 2021 qui aspire à créer une jurisprudence française protectrice de la planète.
La relève prend son avenir en main
Loin de se résumer aux « actifs » déjà en poste, le militantisme de la société civile se trouve aussi dans la conscience étudiante. Pas dans les mouvements sociaux traditionnels, mais dans des dialogues entre futurs ingénieurs et jeunes diplômés, et futurs employeurs. Emblématique du sujet, le Manifeste étudiant pour un réveil écologique* a été initié par des étudiants de grandes écoles d’ingénieurs en 2018 pour interpeler les patrons des grandes boîtes. Avec 33 000 signataires, il a su prendre suffisamment de poids pour installer un rapport de force avec de grandes industries, qui n’ont jamais vraiment pris au sérieux les mouvements étudiants. Le manifeste s’est transformé en association, laquelle est allée à la rencontre des décideurs économiques pour dialoguer et expliquer que, sans ambition climatique, ils perdront les talents de demain. « Nous avons rencontré 200 dirigeants, dont les PDG d’Air France et d’Air Liquide, et nous sommes intervenus dans des conseils d’administration, dans des forums. À chaque fois, nous expliquions que c’était dans leur intérêt de se lancer dans la transition écologique. Certains sont restés impassibles, mais d’autres nous ont recontactés », explique l’un des porte-paroles. En décembre 2021, le mouvement a organisé un Calendrier de l’avent du greenwashing sur Twitter : « Cela va de Toyota qui affirme que sa voiture à hydrogène nettoie l’air au Crédit Mutuel qui lance une carte en plastique recyclé, en passant par Shell qui produit du gaz neutre en carbone. » Derrière ces admonestations bienvenues, l’association a aussi pour objectif de convaincre les écoles de mieux former leurs publics aux questions écologiques. Le mouvement revendique d’ores et déjà 400 établissements engagés, et aide également les jeunes diplômés à trouver un employeur engagé.
Vers un activisme syndical et actionnarial
Le militantisme climatique peut prendre des formes singulières. C’est le cas du Printemps écologique, première fédération d’écosyndicats de France lancée en 2020 pour sensibiliser en interne les salariés et les dirigeants. À l’inverse des syndicats conventionnels, ce mouvement est avant tout environnemental avant d’être social, avec des objectifs comme l’arrêt du plastique à usage unique et l’évolution des mentalités au sein des comités d’entreprise (fini les voyages en avion, les week-ends offerts à l’autre bout du monde, etc.). L’ambition suprême : convaincre les dirigeants de ne pas travailler avec des entreprises dont les activités sont particulièrement polluantes. Mais pour le moment, la fédération se construit, et compte dans ses rangs 300 salariés syndiqués et 4000 sympathisants. Un cortège encourageant dont aurait bien besoin Engine n°1, un petit fonds d’investissement californien créé en 2020 qui s’est attaqué au géant ExxonMobil. En utilisant son statut d’actionnaire, ce petit agitateur actionnarial est parvenu à perturber le Comex du colosse pétrolier. Au point d’y intégrer de nouveaux administrateurs favorables au climat. Une prouesse rendue possible par la documentation et la diffusion du piètre plan de transition énergétique de la major aux différents actionnaires. En prouvant l’impasse climatique dans laquelle Exxon se trouvait, Engine n°1 a convaincu l’assemblée générale et bluffé le monde de la finance, donnant raison à l’adage de l’actrice, productrice et femme d’affaires Betty Reese : « Si vous pensez que vous êtes trop petit pour changer quoi que ce soit, dormez donc avec un moustique dans votre chambre. »
*Pour en savoir plus : https://pour-un-reveil-ecologique.org/fr/