The Good : Pouvez-vous nous présenter l’activité de BCG BrightHouse ?
Julie Lattes : BrightHouse est initialement un cabinet américain, dont le cœur de métier est de traiter du sujet de la raison d’être des organisations – c’est-à-dire de leur contribution au monde – depuis 25 ans. Le cabinet a été racheté par le BCG il y a 7 ans, car il y avait beaucoup de synergies entre les activités de conseil en stratégie et en transformation de BCG et l’importance de donner du sens au changement, comme le fait BrightHouse. BCG BrightHouse c’est aujourd’hui une équipe d’une dizaine de personnes à Paris, une trentaine à Berlin et une centaine aux États-Unis. Nous avons lancé le bureau parisien avec Mathieu Ménégaux, ancien partner du BCG, en 2019.
Aujourd’hui, nous accompagnons principalement les grandes entreprises du SBF 120 dans l’expression et l’incarnation de leur raison d’être, comment celle-ci prend vie dans l’organisation, dans la stratégie, dans l’expression de la marque, de la culture, des engagements emblématiques.
TG : Quelle a été la genèse de l’étude que vous venez de publier : « Raison d’être des entreprises : de l’intention à l’action ? » ?
JL : La Loi Pacte a été promulguée au mois de mai il y a 3 ans. Le sujet de la raison d’être ayant été investi par divers acteurs, cabinet de conseil en stratégie, en RSE, en communication, il nous paraissait intéressant de comprendre comment les entreprises s’en étaient saisies réellement. Au-delà de la définition d’une phrase, est-ce que la formulation d’une raison d’être a fait bouger les lignes, est-ce que les salariés ont conscience que les lignes bougent, quel est leur regard sur ce sujet ?
Nous avons interrogé 9 grands patrons d’entreprises plutôt en avance dans ce domaine pour connaître leurs bonnes pratiques et les partager : Christel Heydeman et Elizabeth Tchoungui d’Orange, Bernard Charlès de Dassault System, Florent Ménégaux chez Michelin, Jean-Dominique Sénart, …
En parallèle, nous avons aussi interrogé, grâce à notre partenaire BVA, 500 salariés de grandes entreprises françaises de plus de 5 000 personnes qui avaient ou non adopté une raison d’être.
TG : Quels sont les enseignements que vous tirez de cette étude ?
JL : Le premier enseignement est que la loi Pacte a clairement accéléré les choses. 12% du CAC 40 avait une raison d’être en 2019, c’est plus de 70% aujourd’hui, et 60% au sein du SBF 120. Il y a eu un véritable mouvement.
Nous remarquons cependant qu’à la différence des entreprises plus petites, la majorité des entreprises du CAC 40 a choisi de formuler une raison d’être sans l’inscrire dans un cadre légal, puisque que seulement 4 d’entre elles ont ajouté leur raison d’être à leurs statuts, et une seule est devenue société à mission. Je pense que l’incertitude qui pèse aujourd’hui sur un certain nombre de dispositifs prévus par la loi (contrôle du suivi de la mission par un organisme tiers, opposabilité des engagements, etc..) peut expliquer cette réticence à s’inscrire plus loin dans le cadre légal.
Les PME sont moins frileuses car il y a aujourd’hui plus de 600 entreprises à mission en France. Néanmoins, il faut avoir en tête que la France fait aujourd’hui figure de pionnière sur ce sujet de la raison d’être et de la société à mission en Europe.
Du côté des salariés en revanche, 2/3 de ceux que nous avons interrogés ne savent pas exactement ce qu’est la raison d’être. Et 35% ne peuvent dire avec certitude si leur entreprise a une raison d’être ou pas. La notion est installée au sein des directions générales, mais pas encore dans toute l’entreprise !
TG : Qu’en est-il des formulations ? Est-ce que les raisons d’être portent plutôt sur des sujets sociaux, sociétaux, environnementaux ?
JL : Dans 90% des cas, les raisons d’être s’adressent à la société dans son ensemble. Nous notons aussi un focus spécifique client pour 68% d’entre elles. Les raisons d’être parlent beaucoup des clients, de la société, un peu moins de la planète et des collaborateurs. Par ailleurs, elles portent beaucoup sur le futur : 86% d’entre elles ont une ambition pour un futur meilleur. C’est assez ambitieux.
Les formulations sont plutôt courtes, on sent la volonté de bien faire l’exercice pour la plupart des entreprises. En réalité, tout l’enjeu aujourd’hui est de crédibiliser ces phrases par ce qu’on en fait ensuite, par les initiatives qui vont être mises en place. Cela explique peut-être pourquoi nous voyons plutôt des cabinets de conseil en stratégie sur les appels d’offres, alors que les 3 premières années, le sujet était beaucoup traité par les agences de communication. Une bascule est en train de s’opérer : nous sommes moins dans la recherche de la belle phrase, dans le domaine de la communication et de la marque.
Quand on interroge les salariés sur ce que leur entreprise a fait de sa raison d’être, ces derniers répondent à 61% qu’elle l’utilise comme un outil de communication et de positionnement de marque. Or 70% d’entre eux attendent que leur organisation en fasse un outil stratégique et de pilotage opérationnel.
On note une forme de pression sur les entreprises, sur le sérieux de leurs engagements. Elles sont beaucoup plus scrutées qu’il y a 3 ans, du fait du renforcement des contraintes réglementaires, de la prise de conscience générale de l’urgence environnementale suite au dernier rapport du GIEC et de la reconnaissance du rôle clé qu’elles jouent à la fois comme « causes » et comme « solutions » aux enjeux environnementaux, sociaux et sociétaux. Aujourd’hui ce qui compte, ce sont les engagements derrière cette raison d’être et sa déclinaison dans l’entreprise, dans le modèle opérationnel. C’est un sujet de temps long, un enjeu de transformation des business models et bien sûr d’évolution culturelle.
Le directeur général du groupe Avril que nous avons interrogé nous le confirme. La raison d’être du groupe « Servir la terre » a été définie il y a deux ans. Et depuis, l’entreprise a fait évoluer son modèle de leadership, sa grille d’analyse des acquisitions, la manière dont elle évalue les managers au regard de cette raison d’être, entamant ainsi une transformation culturelle profonde.
TG : En quoi la raison d’être fait-elle bouger les lignes au sein de l’entreprise ?
JL : Nous avons noté que dans l’ensemble, cela a conduit les entreprises à prendre plus d’engagements en matière environnementale, sociétale (71% des entreprises du CAC 40) et envers leurs salariés (64%), même si ces derniers ne le remarquent pas forcément.
Il y a eu aussi quelques mouvements en termes de gouvernance. Je pense par exemple à la création du comité Raison d’agir chez Orange, ou celle de la direction de l’engagement chez Carrefour. Cela reste cependant encore mineur. Les entreprises, et c’est la clé, doivent faire le lien entre raison d’être et stratégie. Michelin l’a fait : le dernier plan stratégique a été aligné avec la raison d’être, et vise vraiment à réconcilier les 3 P (people, planet, profit).
Mais il y a encore beaucoup d’entreprises qui mettent la raison d’être d’un côté et la stratégie de l’autre.
LES ENTREPRISES, ET C’EST LA CLÉ, DOIVENT FAIRE LE LIEN ENTRE RAISON D’ÊTRE ET STRATÉGIE.
TG : Qui s’est emparé du sujet au sein de l’entreprise ?
JL : Quand nous menons nos projets, nous mettons autour de la table généralement les RH, la RSE, et la communication, et bien sûr la direction générale / le COMEX. Mais le sujet n’est pas toujours posé à ce niveau-là.
Ce qui est intéressant aussi du côté du corps social, c’est que 71% des salariés dont l’entreprise n’a pas encore de raison d’être aspirent à ce que leur contribution soit prise en compte dans leur évaluation annuelle. On sent que c’est un sujet dont les salariés ont envie d’être parties prenantes à part entière.
Sous la pression écologique les entreprises ont beaucoup travaillé le E de la RSE. Il ne faut pas oublier d’intégrer le S, le social.
TG : Comment les collaborateurs sont-ils associés ?
JL : Dans les entreprises que nous avons interrogées, nous avons senti plutôt un désir d’authenticité dans la démarche, notamment par l’association de leurs salariés. On se souvient du tweet emblématique de Stéphane Richard chez Orange qui a appelé tous ses salariés à s’associer à la réflexion de la raison d’être du groupe.
Les process se veulent de plus en plus collaboratifs, en phase de définition comme d’activation, car il y a une prise de conscience que dans les entreprises qui n’ont pas eu ce type de démarche, la raison d’être est moins assimilée par les salariés.
La raison d’être doit redescendre pour que les salariés s’approprient, se demandent ce que cela signifie pour leur BU, qu’elle imprègne leur quotidien. Et pour cela ils doivent y travailler.
TG : Quels sont les défis que vous avez identifiés ?
JL : Nous en avons listé 4. Le premier, c’est le sujet de la gouvernance. Comment la fait-on évoluer pour mettre en place des dispositifs de suivi, à l’instar d’Orange et de son comité Raison d’agir ?
Le deuxième est de rendre systématique le lien raison d’être et stratégie. Comment la raison d’être devient une colonne vertébrale pour les initiatives de l’entreprise ? L’une des conditions est qu’il faut absolument qu’elle soit incarnée. Le leader joue un rôle fondamental. Si ce dernier est convaincu, il va faire en sorte que son comité exécutif, dans sa manière de fonctionner, de prendre des décisions stratégiques, soit complètement « piquousé » à la raison d’être.
La raison d’être doit aussi insuffler la proposition de valeurs collaborateurs, dans la manière dont on recrute, forme et évalue les salariés. Le BCG a développé un concept qui s’appelle le generative leadership, qui part de l’idée que le manager d’aujourd’hui doit animer ses équipes autour de trois dimensions : « la tête, le cœur et le corps ». La première et la dernière dimension sont classiques. En revanche, le « cœur » implique de mettre plus d’humanité dans la manière de diriger, d’accepter et de faire de la place à l’émotion. C’est une dimension nouvelle que la pandémie a contribué à faire entrer dans l’entreprise. Et c’est une dimension intimement liée à la raison d’être, qui est une manière d’inspirer et de parler au cœur des collaborateurs. Cela implique aussi une évolution dans la culture managériale : reconnaître le droit à l’erreur, donner du sens, remettre les sujets en perspective.
Enfin, le dernier défi concerne les indicateurs de performance et d’impact qui doivent être suffisamment bien pensés pour permettre de résoudre l’antagonisme historique dont souffrent les organisations, entre objectifs à court terme, souvent financiers, et une vision plus qualitative de long terme. On note plein d’initiatives pour concilier les deux, comme le P&L environnemental de Kering ou le bénéfice net par action ajusté du coût du carbone développé par Danone, ou encore la création d’une fonction de Chief Sustainable Finance Officer chez l’Oréal.
Mais il ne faut pas se tromper, et tous les dirigeants d’entreprise avec qui nous avons échangé nous l’ont dit : la raison d’être implique une transformation de temps long, même si elle doit contribuer, dès aujourd’hui, à renforcer la contribution des entreprises à la société.
Cet article a d’abord été publié dans The Good