26 mai 2022

Temps de lecture : 8 min

De l’influence à la décision

On attend beaucoup d’un leader, d’une marque qu’il, elle nous inspire. Mais l’inspiration et plus généralement l’influence sont-elles des outils suffisants pour exercer un pouvoir ? Cette question, nous la posons à Laurent Moisson, historien, conférencier, entrepreneur et fondateur de plusieurs réseaux d’influence. Après « Napoléon, Hannibal... ce qu’ils auraient fait du digital » (Les Belles Lettres), il commettait en 2021 chez Dunod « De Jésus-Christ à Kim Kardashian : les techniques pour influencer les masses », que nous sélectionnions dans le cadre du Prix INfluencia. Il nous donne sa vision à la fois historique et critique des techniques d’influence dans l’exercice du pouvoir à l’heure des médias sociaux, de la sclérose des institutions et de l’intronisation de la rumeur comme source d’information. Cet article est tiré de la revue INfluencia, numéro 39, intitulée Pouvoir contre pouvoirs et influences.

On les voit partout, pour le meilleur ou pour le pire. Les influenceurs ont débarqué dans nos vies et dans celle de nos marques préférées. Grâce à eux, les marques se rapprochent de leurs clients, par un discours plus accessible, moins iconique, un discours qui crée de la complicité et qui inspire. Certains annoncent que cette déferlante est une révolution marketing qui va tout emporter alors que d’autres crient au phénomène de mode qui montre déjà ses limites et finira par faire pschitt… Et comme souvent quand on parle de révolution, la vérité est un peu plus complexe que cela.

Non, l’influence n’est pas née avec les bloggeuses beauté. C’est un phénomène aussi vieux que l’humanité. Alors réduire les techniques d’influence aux simples astuces des instagrameurs ou consorts, c’est un peu réducteur. L’influence existe depuis toujours. Elle est, avec la force et la règle, l’un des grands moyens de l’exercice du pouvoir. À la différence de ses deux cousines (la force et la règle), elle permet d’arriver à ses fins sans exercer de contrainte, simplement en convainquant les gens d’agir comme on le souhaite. En les influençant. Quand un roi ou un dignitaire religieux, par la splendeur de ses palais ou de ses lieux de culte, vous inspire une majesté, une puissance qui vous impressionne, il est probablement en train de vous influencer à son profit. Tout comme une marque, un parti politique, un artiste en tournée ou les promoteurs d’une cause quelle qu’elle soit, quand ils vous font rire, vous font peur ou vous séduisent. Ainsi, l’influence est-elle ancrée dans nos sociétés depuis la nuit des temps.

L’ascendant des passions

L’influence est aussi au cœur de nos relations sociales et privées : les personnages publics et les professionnels de la communication en ont fait un art, mais à de rares exceptions près, ce sont nos proches (amis, famille, professeurs, patrons ou collègues) qui ont le plus d’influence sur nos choix. Ils touchent un petit nombre de personnes, mais règnent sur ce qu’on pourrait appeler « l’influence du cœur », c’est-à-dire celle qui est générée par nos émotions, nos sentiments. Or, « l’influence du cœur », qui est la moins raisonnée, la moins juste, la plus loin de notre éthique, est probablement la plus puissante. On croit souvent que c’est le bon sens, la morale et la logique qui engendrent nos décisions. Cela arrive, mais les récentes découvertes des neurosciences et de la psychologie prouvent ce que disaient les philosophes des temps anciens : les passions l’emportent souvent sur la raison au moment de prendre nos décisions. Notre instinct également. Car après plus de 2000 ans de morale proclamant que l’être humain se plaçait au-dessus de l’animal, la biologie et l’étude de notre cerveau nous apprennent que ce sont souvent nos hormones de mammifères et nos biais cognitifs qui décident pour nous. Alors, si vous voulez faire bouger les masses, laissez tomber les discours techniques truffés de statistiques, de faits et de raisonnements imparables. Essayez plutôt de les prendre par les sentiments. C’est ce que savent faire nos proches mieux que quiconque.

Le bruit de la rumeur

Jusqu’ici, nos proches ne disposaient que d’une portée d’influence moins importante que les grands personnages d’une époque. Les systèmes médiatiques étaient alors centralisés et donc très sélectifs : il fallait être « quelqu’un » pour y avoir accès et pour profiter de leur puissance d’exposition. Nos sociétés choisissaient de mettre dans la lumière médiatique des individus disposant d’un « statut » garantissant leur légitimité. Les influenceurs de la sphère publique pouvaient ainsi s’auto-adouber : ceux qui contrôlaient la presse, ou qui la finançaient (les marques), pouvaient décider de qui allait faire la tendance. Il ne restait aux micro-influenceurs de la sphère privée (nos proches) que la rumeur pour diffuser leurs idées.

La rumeur, ce média grégaire et naturel des sociétés humaines a fait trembler plus d’un pouvoir structuré grâce à sa capacité à divulguer les secrets des puissants, à saper les postures d’exemplarité qui leur permettaient de régner souvent un peu trop longtemps.
Elle a ses défauts – déformation de la réalité, exagération, capacité à voir des complots et des ennemis partout – ce qui limitait sa crédibilité. Mais dans un monde où les gouvernés se méfiaient de la communication officielle, il n’y avait finalement que le secret et la menace pour l’endiguer : divulguer certaines informations était passible des pires châtiments, ce qui permettait de limiter les fuites.

Mais l’arrivée de la démocratie limita drastiquement l’emploi de la force pour étouffer l’information. La nouvelle liberté d’expression permit de révéler bien des choses, mais elle contribua également à installer l’ambiance de fake news, de scandales à répétition et de manifestations violentes à plusieurs reprises, notamment lors de la IIIe République, démontrant à quel point un système politique est critiqué, un peuple se divise et une opinion publique s’hystérise quand l’information n’est pas sous le contrôle d’un média dominant et centralisé capable de tenir la rumeur populaire en respect.

L’aura de la pub et de la télé

En France, il fallut attendre les années soixante, le Général de Gaulle et une télévision qui lui était acquise pour apaiser les foules. Centralisée, elle était facilement contrôlable par une élite resserrée. Sa capacité à solliciter nos sens et nos émotions lui permit de décrédibiliser la rumeur. Omniprésente dans nos vies, pénétrant jusque dans nos foyers, elle put façonner de nouvelles postures de pouvoir. En politique, fini les monstres froids calculateurs, les êtres durs, distants, brutaux, cyniques et déconnectés de la réalité. L’exercice des responsabilités les plus lourdes avait laissé intacte la fraîcheur de cette génération de serviteurs de l’État qui restaient l’ami attentif, le supporter passionné, le père ou la mère responsable, le citoyen sans protocole…

Les marques, quant à elles, purent s’incarner dans des personnalités sublimes, drôles ou sympathiques. Leurs chartes en cinq points rivalisaient de perfection morale alors que leur image flottait comme des icônes, pures et sans tache, dans le ciel publicitaire. Malgré quelques doutes, quelques débats accusateurs et l’alternance démocratique, ces postures tenaient bon face à des téléspectateurs qui ne demandaient qu’à y croire et des journalistes qui s’interdisaient de divulguer le secret de vies privées qui cachaient pourtant bien des pots aux roses. La rumeur était devenue discrète, douteuse, et l’influence des orateurs de bistrot avai été cantonnée aux bistrots.

Des tsunamis sur les réseaux

C’est alors qu’arrivèrent Internet et les médias sociaux. Dotant la rumeur d’outils d’influence très efficaces, ils permirent à nos proches, nos voisins et aux gars du bistrot de s’exprimer bien au-delà de leurs cercles de connaissance directs. Certains d’entre eux ont alors émergés pour devenir des personnalités parfois bien plus écoutées que nos élites. Plus sincères, plus humains ou plus proches de nous, ils combinaient « l’influence de cœur » à la crédibilité qu’inspiraient une photo, une vidéo ou la diffusion d’un document, ce que la télévision nous avait appris à prendre pour des preuves. L’ascension de ces nouveaux personnages publics se fit d’autant plus vite que s’effondrait la légitimité du « statut ». Attaqué depuis des décennies dans certains métiers, ce statut tenait encore dans d’autres. Mais l’émergence du « gaulisme » (terme issu de l’expression « se faire gauler ») au sein des élites précipita la tendance : ministres de la République incapables de planquer leurs fraudes fiscales ou le prix de leurs costumes, artistes bienveillants accusés de harcèlement, victimes autoproclamées démasquées en bourreaux domestiques… Chaque incident de ce type portait un coup supplémentaire à la dignité quasi automatique que conférait un statut à ceux qui en étaient dotés. C’est ainsi que l’influence prit le pas sur le statut comme mode dominant d’exercice du pouvoir. « Formidable ! » diront certains. Fini le règne des petits chefs dont le seul mérite était d’avoir obtenu un diplôme ou passé un concours. L’heure est aux meneurs capables d’entraîner, de convaincre au lieu d’imposer.

Un meneur doit donc redevenir un « décideur ». Au risque d’être critiqué, au risque de se tromper, au risque de décevoir.

Du jeu à l’inaction ou au conflit

Seulement, s’il est vrai qu’il est plus agréable de suivre les chefs qui nous inspirent plutôt que ceux qui nous engueulent, le management par l’influence a, lui aussi, des défauts : un statut accorde un pouvoir précis sur une équipe ou un périmètre identifié, alors que le champ d’action de l’influence est flou et fluctuant. Les organisations qui sont dirigées par influence, surtout celles dont les influenceurs internes sont en rivalité, ont donc souvent du mal à savoir qui doit décider quoi et qui dépend de qui, ce qui nuit considérablement à leur capacité de décision et plonge les équipes opérationnelles dans la confusion.

C’est ce à quoi nous assistons depuis des années dans nos démocraties occidentales, qui, à force de donner des gages à tous les groupuscules de pression émanant de nos sociétés civiles, à force de les intégrer dans leur gouvernance, finissent par ne plus être capables de prendre la moindre décision tranchée dans des délais acceptables. Cette inaction est d’autant plus exaspérante que certains groupes d’influence ont décidé, eux, de passer à l’action sans prendre le soin de solliciter les institutions démocratiques compétentes.
Dotés de moyens digitaux capables d’en appeler à la foule, ils peuvent décider de nettoyer une plage, financer une œuvre, organiser une collecte pour une association, ce qui est formidable ; ou bloquer un centre commercial, attaquer la permanence d’un député, ou se livrer à un lynchage médiatique, ce qui l’est moins. Voilà pourquoi les organisations doivent garder un pouvoir de décision pour trancher les débats insolubles qui se généralisent dans nos sociétés de plus en plus divisées.

Ces sujets gagnent progressivement nos entreprises : le besoin de sens revendiqué par de plus en plus de citoyens les conduit à s’engager sur des questions éthiques, voire politiques, action qui leur confère un impact grandissant sur nos vies de citoyens. Les entreprises deviennent ainsi des géographies de pouvoirs que bien des groupes de pression souhaitent influencer. La concurrence entre ces lobbies moralisateurs peut tout à fait déboucher sur les mêmes disputes que nous contemplons dans la société civile à longueur de journaux télévisés.

À qui les risques

Dans un tel contexte, à quoi ressemblera le leader ou la marque de demain ? Ayant suffisamment compris le genre humain et ses antiques manies pour nourrir ses instincts grégaires ; ayant percé les tendances de l’époque pour les intégrer à leur « storytelling » ; empathiques pour comprendre les attentes de leurs publics (électeurs, employés ou clients) tout en étant capables de distance pour se protéger de la violence et de l’injustice de la foule, ils devront faire preuve d’humanité pour comprendre, être de brillants communicants pour convaincre, être suffisamment courageux pour trancher et supporter les foudres des mécontents.

Trancher. Ce mot est important. Car plus que les médias sociaux, c’est probablement la disparition progressive de l’action et de la décision dans la sphère politique et, de plus en plus, dans la sphère de l’entreprise, qui rend fous de rage nos concitoyens. Un meneur, doit donc redevenir un « décideur ». Au risque d’être critiqué, au risque de se tromper, au risque de décevoir. Pour cela, si un bon ouvrier se reconnaît à la qualité de ses outils, un bon leader devra se doter d’une organisation et d’une gouvernance efficaces. Car décider n’est rien si on ne peut faire appliquer sa décision. Ainsi devra-il combattre sans relâche la sophistication qui fleurit naturellement au sein des organisations : plus une organisation grandit, plus elle attire des idéologues qui prévoient l’imprévisible, mettent en place des processus, des normes, légifèrent, complexifient… et finalement paralysent les organes de gouvernance.

Allez plus loin avec Influencia

the good newsletter

LES FORMATIONS INFLUENCIA

les abonnements Influencia