INfluencia : vous dites dans votre dernier livre, La révolution que nous attendions est arrivée*, que nous « avons vécu une tragédie qui nous a fait grandir ». Qu’est-ce qui a changé avec la pandémie ?
Jean Viard : nous arrivions, en tant que société, à la fin d’un cycle. Nous avons tourné la page de la civilisation industrielle durant cette grande pandémie. Après le Covid, le lien entre les hommes ne passe plus par le seul déplacement physique, mais par le numérique dans la famille et le travail. Et cela va bouleverser nos vies et les territoires. Pendant cette période, nous avons vécu local et planétaire, télétravail et livraison, respect pour les soignants, les livreurs et les agriculteurs, mais aussi éprouvé une défiance accrue face aux décideurs et aux bureaucraties publiques. Et cette expérience nous a fait grandir. Cette crise est un épisode extraordinaire dans l’histoire humaine. On estime que 10% des gens sont en train de changer de vie, de conjoint, de métier, de quartier, etc. Nous n’habiterons plus le monde de la même façon. Demain, un autre cycle va commencer qui sera numérique et écologique. Nous entrons dans une époque où nous allons nous affronter à l’intérieur du nouveau commun que sera la lutte contre le changement climatique.
IN : vous avez sous-titré votre livre : « Le réenchantement du territoire ». Comment peut-on mieux appréhender les territoires ?
JV : tout d’abord, il faut arrêter de mettre en avant cette vision archaïque et fausse du territoire centré sur la capitale et ses alentours. Le modèle centralisateur est en train de bouger. Le seul endroit où il ne bouge pas c’est dans les médias, qui continuent à regarder d’un œil parisien ce qui se passe ailleurs ! À force de dire que tout le monde vit en ville, on confond ville administrative – qui n’a pas arrêté d’augmenter sa surface – et habitat des gens. L’administration a organisé un discours de société hyper urbaine qui en fait est assez faux. Il y a 16 millions de maisons avec jardin pour 12 millions d’appartements, et 70% des Français ont un jardin. La ville est extrêmement minoritaire. Notre pays est un pays de territoires, dans sa diversité, et les aspirations des Français ne sont pas les mêmes selon qu’ils se trouvent en milieu urbain dense ou en rase campagne. Il faut faire attention à l’imaginaire déversé sur la société quand il est dit que nous sommes une société urbaine, ce n’est qu’à moitié vrai. En réalité, nous sommes une société paysanne historiquement, nous aimons avoir un jardin, un barbecue, un chien, et c’est un sentiment très largement majoritaire. Il ne faut pas oublier non plus que, certes, nous avons en France dix grandes métropoles, mais que 53% du territoire est en terres arables et 30% en forêts, et que le monde de demain sera métropolitain et agraire.
IN : vous dites que les métropoles « ont deux ailes à leur périphérie : l’aile “Gilets Jaunes” et l’aile “bobos télétravailleurs” ». Qu’est-ce que cela implique ?
JV : la métropole a en effet suscité deux types d’installation à la périphérie. Celle que j’appelle « les Gilets Jaunes » : ils se sont installés à l’écart de la ville – essentiellement pour des raisons de coûts et non par choix – dans des territoires en recul, et vivent dans des lotissements bon marché. Ils habitent à une heure de Paris ou de Marseille, et se définissent comme étant « à l’extérieur de la ville » – donc ils ne se sentent pas citoyens, – ils n’appartiennent pas à un parti politique, ne votent pas en général et d’ailleurs ils ne se sont pas réunis dans les mairies mais sur les ronds-points ! Je qualifie de « bobos télétravailleurs » cette autre « aile » qui a décidé de quitter les métropoles traditionnelles à l’occasion du confinement. Ils ont choisi volontairement et définitivement d’aller vers des villes plus secondaires, de la France patrimoniale, qui ne sont ni près de la mer ni au bord des pistes de ski : Angers, Amiens, Nancy, Montélimar, Valence, Laval, Reims, Arras… Ils habitent un territoire où ils ne sont pas forcément nés, mais ils vont incorporer l’identité locale à la leur. Ils se recréent de la proximité tout en gardant un travail qui va les amener à aller en ville, peut-être deux jours par semaine, grâce au télétravail, mais pas plus. Ils vont rejoindre les instances communales et les associations, voire rechercher une influence politique. En montrant qu’il se passe quelque chose dans ces endroits, ils reconstruisent le lien social, et revalident ainsi les territoires et l’énergie du local. Pour l’instant, ces deux mondes ne se rencontrent pas vraiment et il est urgent de redessiner les territoires pour qu’ils se les approprient ensemble.
IN : va-t-on vers une « démétropolisation » ?
JV : non, je ne le pense pas. Les villes ne sont pas que des lieux de sommeil, ce sont des carrefours entre le monde numérique et le pouvoir au sens multiple (universitaire, financier, politique, etc.). Je ne crois pas à la fin des métropoles, mais à celle des grandes métropoles où l’on vivrait tous les jours. Les métropoles secondaires, elles, sont en pleine expansion. En France, il y a toujours eu des villes qui ont représenté le renouveau urbain. On a vu fleurir il y a cinquante ou soixante ans des métropoles secondaires dans les zones touristiques (mer ou montagne) : Sophia Antipolis à Nice, Grenoble, Montpellier, Nantes… qui ont attiré les nouvelles technologies, les nouvelles entreprises et donc la population. D’autres villes comme Rennes, Toulouse, Montpellier, Bordeaux et Strasbourg – qui ont profité à plein de l’arrivée du TGV – sont en plein développement, Lyon a trouvé une croissance énorme, et avec une vraie stratégie d’entreprise a développé la région en intégrant Grenoble et Clermont-Ferrand via des pôles scientifiques de haut niveau. Marseille est une ville qui attire énormément les jeunes parce qu’elle est rebelle. Enfin, la région Rhône-Alpes marche bien, ainsi que la région Provence, si on y résout le problème des transports… La pandémie redonne des chances à ces territoires.
IN : que faut-il faire pour redonner du pouvoir aux régions ?
JV : si nous continuons à tenir le même discours, nous n’en sortirons jamais. Je propose dans mon livre quelques pistes sur ce que pourrait être le débat de fond sur l’organisation démocratique du territoire dans la civilisation numérique et écologique où nous entrons, en voici quelques-unes. Confions aux régions le rôle de chef de file du « bloc local » (régions, départements, métropoles). Celui- ci s’est, pendant la pandémie, auto-organisé dans chaque région d’une façon remarquable, pour la première fois depuis les lois de décentralisation. Il n’y a pas eu, comme c’est souvent le cas, de tensions entre eux face à l’Etat ni de tentative de l’État de les diviser pour mieux régner. Reconstituons la démocratie autour des métropoles : donnons deux voix à chaque citoyen qui pourra voter là où il habite et là où il travaille. Je vais vous donner un exemple : tous les jours, 246000 personnes prennent le train en provenance des Hauts-de-France jusqu’à Paris. Pourtant, quand il y a un débat sur la gare du Nord, la mairie de Paris ne leur demande pas leur avis. Qui les représente ? Personne. Différencions les modes de gestion des territoires et pensons trois logiques : départements ruraux, fusion métropoles et départements supports, et villes-jardins périurbaines. Gardons les départements ruraux comme des regroupements des intercommunalités, présidés par un maire-président élu au suffrage direct, avec le maintien des communes actuelles ; pensons pour chaque métropole la fusion mairie ville centre/métropole et département en une structure unique gouvernée par un maire élu au suffrage direct et une assemblée constituée d’élus sur listes dans les différentes collectivités internes ; créons sur ce modèle le Grand Paris, avec la ville centre et les trois départements de la petite couronne. Il faut créer des systèmes d’exception, dans les deux territoires de la crise sociale que sont l’Ile-de-France et les Bouches-du-Rhône. C’est ce qu’essaie de faire le gouvernement avec le projet de « Marseille en Grand », l’État reprend la main dans la réorganisation du territoire, des écoles et des transports. C’est déjà le cas avec Euromed, le port de Marseille, le plus grand port français, qui est géré par une structure d’État négociée avec les élus locaux ; inventons, pour ce qui restera de l’Ile-de-France, une gouvernance de la ville-jardin d’Ile-de-France en recomposant des territoires de vie autour de villes moyennes à réorganiser en pôles structurants ; créons dans les métropoles de nouvelles communes au plus près de la vie des citoyens. Pensons commune du Mirail à Toulouse, commune de l’Estaque à Marseille, commune des 4000 à La Courneuve… Divisons par deux le nombre de députés élus à la proportionnelle départementale, et réautorisons le cumul des mandats locaux et nationaux à des sénateurs moins nombreux en réduisant les champs où le Sénat s’exprime (budget et affaires locales). Le temps est venu de fonder la civilisation numérique et écologique. De la fonder politiquement, de l’enraciner partout mais aussi ensemble.
*Éditions de L’Aube, Fondation Jean-Jaurès 2021.