Aujourd’hui, l’écologie politique a beaucoup évolué. Elle a gagné du terrain dans tous les secteurs de la société. Elle n’est plus, ou à tout le moins plus seulement, la petite secte gauchiste qu’elle était dans les années 1970-1980. Elle a pris une importance philosophique et politique dans tous les pays occidentaux, y compris à droite… Elle a au passage acquis aussi des lettres de noblesse sur le plan scientifique. Du coup, elle ne se structure plus, ou plus seulement, en deux grands courants, comme dans les années 1970-1980… Ce sont maintenant sept options fondamentales, sept visions du monde qui s’opposent entre elles, parfois radicalement, même si elles se rejoignent pour l’essentiel quand il s’agit du constat que le monde va mal, qu’il s’abîme et qu’une réponse forte est devenue nécessaire : les « effondristes », qui tiennent la catastrophe pour inévitable ; les alarmistes révolutionnaires, héritiers de la critique marxienne du capitalisme, qui plaident pour la décroissance, comme les écoféministes, les décoloniaux et les véganes, qui considèrent la lutte pour l’environnement comme indissociable de celle pour le droit des femmes, des colonisés et des animaux ; les réformistes, qui pensent au contraire que la solution se dilue dans la croissance verte et le développement durable.
Viennent ensuite les « écomodernistes », partisans d’une économie circulaire que je défends ici, dont le mot d’ordre est « croissance infinie, zéro pollution ! », un slogan qui exaspère littéralement les décroissants. Les écomodernistes sont favorables à l’économie de marché, opposés à la décroissance comme à toute suspension de la démocratie. Mais le projet de l’écomodernisme va plus loin que les idéologies ordinaires du type « développement durable » et « croissance verte » chères aux alarmistes réformistes, à vrai dire des pseudo-solutions dont il faut bien avouer qu’elles s’apparentent trop souvent à de la décroissance molle. En témoignent, entre autres, les tentatives de limiter la vitesse sur les routes ou d’augmenter les taxes sur les carburants qui n’ont pas eu d’autre effet que de mettre les Gilets jaunes dans la rue et le gouvernement en difficulté, au point qu’il a dû finalement renoncer à ses projets. L’écomodernisme, lui, est essentiellement positif. Il repose sur deux idées réellement novatrices qui se déclinent en une série de projets particuliers touchant les différentes branches de l’industrie et de la vie humaine : le découplage et l’économie circulaire. La notion de « découplage » constitue en effet le premier pilier du programme écomoderniste : découplage entre quête du progrès, croissance, consommation et bien-être humain d’un côté, et, de l’autre, la destruction de l’environnement par l’impact négatif que les humains lui font subir. Comme on peut le lire dans Un manifeste écomoderniste rédigé par Michael Shellenberger, un militant écologiste qui fut salué en 2008 à la une du magazine Time comme un « héros de l’environnement » : « Intensifier beaucoup d’activités humaines, en particulier l’agriculture, l’extraction énergétique, la sylviculture et les peuplements de sorte qu’elles occupent moins de sols et interfèrent moins avec le monde naturel est la clé pour découpler le développement humain des impacts environnementaux. Ces processus technologiques et socioéconomiques sont au cœur de la modernisation économique et de la protection de l’environnement. Ensemble, ils permettront d’atténuer le changement climatique, d’épargner la nature et de réduire la pauvreté mondiale. » Shellenberger rappelle à l’appui de ses propos une statistique particulièrement frappante : déjà aujourd’hui quatre milliards d’individus vivent dans des villes qui ne représentent que 3% de la surface du globe ! En d’autres termes, en poursuivant la logique de l’urbanisation, voire en l’intensifiant, nous pourrions laisser de plus en plus de place à la nature sauvage et à la biodiversité…
Le deuxième pilier du mouvement écomoderniste vient soutenir et renforcer le premier : il s’agit de mettre en place une « économie circulaire », un projet lui aussi novateur selon lequel, à l’encontre exact de ce que prétendent les décroissants depuis le rapport Meadows, une croissance et une consommation infinies sont possibles dans un monde fini, car elles peuvent, si l’on s’y prend bien, être non polluantes, voire dépolluantes pourvu qu’on conçoive en amont de la production industrielle la possibilité non seulement d’un désassemblage permettant un recyclage complet, mais aussi d’utiliser des ingrédients favorables à l’environnement. L’économie circulaire veut faire en sorte que nos produits industriels soient enfin conçus pour aller du « berceau au berceau » et non plus du « berceau au tombeau ». C’est cette alternative à la décroissance que William McDonough et Michael Braungart, un architecte américain et un chimiste allemand, présentent de manière argumentée et forte dans leur livre intitulé Cradle to Cradle. Créer et recycler à l’infini1. Comme y insiste McDonough, « la nature n’a pas de poubelles », la notion de déchet n’y a aucun sens, tout y est recyclable, de sorte qu’en la prenant, sur ce point au moins sinon sur d’autres, pour modèle, on pourrait réduire les coûts et faire des profits, ce qui rendrait cette écologie autrement plus réaliste et moins punitive que celle de la décroissance. On pourrait construire ainsi un avenir écologique qui, en s’intégrant à l’économie, ne viendrait brimer ni l’innovation, ni cette consommation, dont les Khmers verts veulent à tout prix priver l’humanité. Pour y parvenir, il faudrait « seulement », mais c’est en fait une révolution, « fabriquer tous les produits en vue de leur désassemblage. L’avantage d’un tel système serait triple : il n’engendrerait aucun déchet inutile et possiblement dangereux ; il permettrait aux fabricants d’épargner dans le temps des milliards de dollars de matériaux précieux ; des “nutriments techniques” circuleraient en permanence, l’extraction des substances brutes comme des produits pétrochimiques diminuant ainsi que la fabrication de matériaux potentiellement nocifs […], en quoi ce projet va plus loin que le refrain environnemental habituellement négatif à l’égard de la croissance, un refrain d’après lequel nous devrions nous interdire les plaisirs que nous procurent des objets comme les voitures ».
Les écomodernistes proposent volontiers une parabole, une allégorie, celle du généreux cerisier qui, à l’opposé des modèles décroissantistes, produit beaucoup plus de cerises qu’il ne lui en faut pour se reproduire, ce qui lui permet de nourrir des oiseaux, des insectes, des petits mammifères et, au passage aussi, de réjouir le cœur (et l’estomac) des humains. Il ne faut donc ni cesser de faire des enfants, encore moins pousser les gens au suicide pour réduire la population mondiale afin de « sauver la planète », ni renoncer à la technique et à l’innovation, pas davantage à la croissance et à la consommation pourvu qu’au lieu de chercher à être moins mauvais on s’efforce « tout simplement » d’être bons, voire excellents, en utilisant dans la production des ingrédients qui pourront être dispersés dans la nature sans dommage. Si les reliefs – papiers gras, canettes en alu, plastiques et autres saletés que laisse en général dans la nature un pique-nique indélicat – avaient été conçus dès l’origine comme des ingrédients susceptibles d’enrichir l’environnement et de fertiliser les sols comme les cerises du cerisier, ils ne poseraient plus le même problème. Leur dissémination dans les terres ou dans les eaux ne serait plus catastrophique, elle serait même bénéfique, ce qui suppose toutefois une révolution complète dans la manière de concevoir nos produits industriels. Non seulement croissance infinie et zéro pollution ne seraient plus inconciliables, mais il y a plus sur un plan philosophique et anthropologique : au lieu de la décroissance, du refus de l’innovation, du retour au terroir et aux low-tech, une perfectibilité infinie redeviendrait possible pour une espèce humaine dont on peut légitimement douter qu’elle puisse s’en passer.
Une croissance et une consommation infinies sont possibles dans un monde fini.
Le plus important peut-être dans ce projet, c’est que l’écologie n’y est plus une affaire de morale, de punition, de passions tristes et de culpabilité, mais « seulement » d’intelligence et d’intérêt bien compris. Dans son Projet de paix perpétuelle (1795), un texte que j’ai traduit autrefois dans la Pléiade, Kant déclarait que « même un peuple de démons pourrait parvenir à établir une république paisible pourvu seulement qu’il soit doué de quelque intelligence » et qu’il comprenne ses intérêts. Toutes choses égales par ailleurs, on pourrait dire la même chose de l’écologie si l’on se place du point de vue non moralisateur que prône l’écomodernisme : même un peuple de démons devrait pouvoir restaurer une planète en bon état pourvu seulement que ses industriels et ses politiques soient doués de quelque intelligence, et que les peuples, eux aussi, comprennent leurs intérêts, ce qui, soyons un peu optimiste, n’est pas à terme totalement inimaginable.
À l’exception de l’énergie solaire, qui suppose néanmoins que soit résolu le problème du stockage de l’électricité (par exemple, avec des disques en béton, comme le proposent certains), les écomodernistes rejettent les énergies renouvelables, en particulier les très polluantes éoliennes, qui dévastent les paysages, abîment le patrimoine et tuent des oiseaux. Ils sont partisans de l’énergie nucléaire, qui ne contribue pas au réchauffement climatique. Ils défendent aussi ce qu’on appelle l’« agriculture cellulaire » ou la « viande propre », produite sans élevage animal, simplement à partir de cellules souches prélevées sans souffrance sur les meilleures bêtes afin de fabriquer in vitro des viandes potentiellement de meilleure qualité que celles que produit l’élevage industriel intensif.
Entre la décroissance molle à laquelle se réduit trop souvent une croissance verte que beaucoup jugent aussi pénible à supporter que peu efficace, et la décroissance moralisatrice et punitive prônée par les fondamentalistes, l’écomodernisme représente une piste de réflexion prometteuse, plus réaliste que les illusions déprimantes et inapplicables du retour en arrière aux temps préindustriels…
*Les Sept Écologies. Pour une alternative au catastrophisme antimoderne, Éditions de l’Observatoire, avril 2021.
**Extrait publié avec l’accord de Monsieur Luc Ferry.
(1) Traduit aux éditions Alternatives en 2010.