19 janvier 2022

Temps de lecture : 5 min

« La philosophie d’entreprise a longtemps été du bullshit. Elle est devenue indispensable », Marie Robert

En amont de la participation à la prochaine édition des Sommets qui auront lieu à Annecy du 28 au 30 mars*, dont INfluencia est partenaire, la philosophe et auteure Marie Robert nous livre quelques pistes de réflexion sur l'époque, et nous invite à repenser l'approche que nous avons de la performance, notamment en entreprise.
Marie Robert

André Gide avait dit « quand un philosophe vous répond, on ne sait même plus ce qu’on lui avait demandé ». Mais ça, c’était avant. Avant que la philosophie ne se démocratise et descende de son perchoir, pour venir éclairer notre quotidien d’un peu de sagesse accessible. Marie Robert, quant à elle, a carrément rendu la philosophie sexy, usant de tous les moyens de l’époque pour la faire entrer dans nos vies et nos réflexions. Elle est l’auteure de bestsellers traduits dans plusieurs langues, l’hôte d’un podcast largement écouté (Philosophy is Sexy), la rédactrice d’un blog ultra suivi (près de 110000 abonnés sur Instagram), et signe régulièrement des chroniques dans des médias très respectés. A côté de cela, elle est la directrice pédagogique de deux écoles Montessori, à Paris et Marseille, donne des cours de philo en ligne, des conférences, et accompagne des entreprises soucieuses de mieux définir leur… philosophie d’entreprise.

 

Sophie Guignard : L’heure semble être venue de repenser à grande échelle nos manières de penser et vivre, comme si, pour que tout continue, il fallait que tout change. Qu’aimeriez-vous changer, en ce moment, d’un point de vue sociétal?

Marie Robert : Il me semblerait bon de repenser notre définition de la performance. Tout notre système et notre société sont construits sur l’idée d’une performance quantitative, que l’on poursuit à peu près partout. On mesure et on compare sans arrêt, un temps au semi-marathon, un bonus de fin d’année, un score, un nombre de followers etc.

Même les enfants sont constamment mesurés, évalués par des chiffres.  Je ne dis pas que tout est à jeter, nous avons évidemment besoin de repères, et la performance fixe des balises utiles et précieuses. Mais la performance quantitative a des limites, que l’on commence à toucher.

S.G. : Par exemple ?

M.R. : Déjà, certaines mesures ne racontent pas grand chose. Puisque je travaille dans des écoles, je m’interroge par exemple sur les notes. Que veut dire un 13 en dissertation? Ce n’est ni bien ni mauvais, et cela ne raconte rien de la personne qui l’a écrite, sur sa pensée, sur son état d’esprit. Même chose pour un temps au marathon. Un chrono ne raconte pas l’entrainement, les efforts, les progrès, les émotions. Dans l’entreprise, c’est un peu la même chose, et on voit bien que cette approche aussi limitée que limitante. Nous devons repenser notre définition de la performance pour y intégrer la dimension qualitative.

S.G. : Comment, selon vous, devrions-nous repenser la performance?

M.R. : L’idée n’est pas de rejeter tous les critères quantitatifs, comme les ROI, les salaires, les marges, la croissance, etc, mais d’essayer d’intégrer des critères qualitatifs, comme les relations au travail, les moments d’échange, la stimulation… De manière générale, la question, derrière tout ça, c’est ‘’quelle place voulons-nous donner à la qualité en entreprise?’’

De fait, certains jobs, notamment ceux impliquant la créativité, peuvent difficilement être mesurés et évalués quantitativement, ce qui n’en fait pas moins des postes essentiels. Si on ne donne de la valeur qu’à ce qui peut être compté, comment peut-on imaginer innover? D’ailleurs, si on y réfléchit, on ne peut mesurer que ce que l’on connait déjà, ou ce que l’on sait déjà faire. L’innovation et la créativité échappent donc à toute logique de mesure quantitative.

S.G. : On parle beaucoup de qualité de vie au travail: s’est-elle vraiment dégradée? D’où vient cette crise de sens, qui pousse tant de personnes à démissionner depuis quelques années?

M.R. : Que disent les employés lorsqu’ils se plaignent du manque de sens? En général, ils font référence à trois choses: le sentiment d’inutilité, l’arrachement par rapport à des valeurs éthiques, et l’accélération générale. Sur ce point, beaucoup sentent un manque de sens car ils ont l’impression que le travail n’est pas bien fait, qu’il est bâclé. Et puis avec le télétravail, on n’a même plus ces petits moments d’échange informels entre collaborateurs, qui peuvent paraitre anodins mais qui sont en réalité très importants.

S.G. : Une croissance qualitative supposerait donc de se donner davantage de temps ?

M.R. : Oui, entre autres. On voit très bien cela dans les écoles. On veut que chaque enfant, à 7 ans, sache lire. Mais on ne se préoccupe pas de la qualité de l’apprentissage. Si l’objectif c’est que l’enfant sache déchiffrer, alors d’accord, on peut y arriver sans trop d’efforts. Mais pour qu’un enfant apprenne bien à lire, il faut partager des moments de lecture, lire avec lui, l’initier au plaisir de la lecture. Le résultat, à long terme, sera très différent.

S.G. : Les entreprises ont-elles ce temps? L’horizon d’une entreprise est assez limité, les résultats doivent se voir rapidement…

M.R. : C’est là où un dirigeant peut vraiment faire la différence. C’est bien de montrer des résultats annuels satisfaisants, mais quelle est leur portée sur l’avenir ? Les dirigeants doivent se demander quel impact ils veulent avoir sur leur entreprise, comment ils veulent participer à son histoire, par les choix qu’ils font, au quotidien. Car la vision de long terme se construit aussi au jour le jour, par des micro-actions qui donnent une direction et illustrent une responsabilité.

S.G. : Autrement dit, une vision d’entreprise se construit davantage qu’elle ne se déclare…

M.R. : L’axe du récit est fondamental: quelle histoire veut-on raconter avec son entreprise? Une vision peut s’énoncer, mais elle se construit aussi au fur et à mesure. Ce sont des micro-décisions qui, au fil du temps, vont singulariser chaque entreprise. Chaque choix va refléter une direction et un certain leadership. Et puis l’autre élément indispensable à la réalisation d’une vision, c’est la cohérence.

S.G. : C’est à dire ?

M.R. : Cela me fait penser à ce qu’il s’est passé récemment avec Manucurist. La start-up s’est fondée sur l’idée fort louable de produire des vernis à ongles responsables et de qualité. Le problème, c’est que leurs pratiques managériales ne suivent pas la même philosophie, et qu’ils se sont donc récemment violemment fait épingler **. Il y a aussi le cas d’Hermes, qui est intéressant. Pour la première fois de son histoire, la marque a vu des collaborateurs démissionner, principalement car ils n’ont pas apprécié que le management impose un retour à 100% en présentiel, sans aucune négociation possible. Cela veut dire que le prestige ne suffit plus non plus. Si les entreprises ne sont pas cohérentes avec les valeurs qu’elles prônent, ça va rapidement coincer.

S.G. : Parlons justement de la philosophie d’entreprise: faut-il en avoir une, selon vous, ou est-ce du gros baratin?

M.R. : Je suis convaincue qu’avoir une philosophie d’entreprise est nécessaire. La philosophie permet de penser sa vie et vivre sa pensée. C’est également pertinent dans cadre de l’entreprise. Pendant longtemps, ça a été du gros bullshit. Mais aujourd’hui elle me semble à la fois nécessaire et souhaitable dans le sens où elle peut vraiment aider à fixer des objectifs et des actions concrètes sur tous les plans.

 

** notamment sur les réseaux sociaux, où des anciens employés ont dénoncé des pratiques managériales abusives.

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