«Nous sommes tous des cannibales». La résurgence du thème de l’anthropophagie nous pousse à nous poser des questions sur la nature de l’Homme en ce début de XXIème siècle.
«Nous sommes tous des cannibales. Après tout, le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger.» Cette phrase de Claude Lévi-Strauss a inspiré l’exposition «Tous Cannibales» qui se tient à Paris à Maison Rouge jusqu’au 15 mai 2011. Cet événement rassemble des œuvres d’artistes aussi divers que Wim Delvoye, Bettina Rheims, Gustave Doré, Dana Schutz (illustration) ou encore la célèbre robe de viande de Jana Sterbak ayant inspiré Lady Gaga lors d’une récente cérémonie de remise de prix. Cette exposition, tout comme les cas de cannibalisme (avérés ou non) ayant défrayé la chronique ces dernières années nous montrent que le thème n’a jamais disparu des écrans radars de l’Humanité.
Ce thème témoigne tout d’abord de la fascination de l’Homme pour les entrailles, que Jacques Lacan décrivait comme une réalité «impensable», et pour laquelle l’Homme est confronté à une horrible découverte (…) le fond des choses, l’envers de la face, du visage, la chair qui provoque l’angoisse» et du caractère morbide nous rappelant notre propre mortalité. L’anthropophagie nous sert également d’élément de questionnement sur notre propre rapport à l’animalité: la légende nous dit que le mot «cannibale» vient de «Caniba», nom d’une tribu que Christophe Colomb pensait affublée de museau de chiens et mangeuse d’hommes.
L’anthropophagie symbolise cet affaissement de l’Homme au niveau de l’animal. C’est ce que l’humanité occidentale et chrétienne a vu dans le cannibale : le symbole de l’altérité absolue, le reflet des instincts animaux, de sa propre animalité. C’est l’humanité non-humaine, l’ascension, le reflux vers l’animal faisant fi de toute raison, du Darwinisme ou de la « dignité » humaine théorisée par Pic de la Mirandole. Le thème de l’anthropophagie porte également en son sein un fort relent colonialiste en ce qu’il a souvent servi de prétexte à des massacres et des invasions…
Il est dans tous les cas un symbole fort et puissant de notre époque contemporaine à bien des égards. Oswaldo de Andrade, fondateur du modernisme brésilien, est l’auteur d’un texte d’une rare fulgurance : Manifeste Anthropophage. Paru en 1928, ce texte dépeint admirablement des convictions fortes qui n’ont rien perdu de leur acuité et qu’il importe de relire avec attention : « N´intéresse que ce qui n´est pas mien. Loi de l´homme. Loi de l´anthropophage », s´est écrié Andrade. « Seule l’anthropophagie nous unit. Socialement. Economiquement. Philosophiquement. Unique loi du monde.
Expression masquée de tous les individualismes, de tous les collectivismes. De toutes les religions. De tous les traités de paix. ». Au-delà de l’aspect provocant, la vision d’Oswaldo de Andrade porte en elle une vision de la culture brésilienne ainsi qu’une critique de l’art du XIXe et début du XXe siècle. Pour lui, c’est le penchant cannibale de l’homme brésilien qui a permis le mélange réussi et l’enrichissement des cultures. Ce syncrétisme, ce grand mash-up humain qu’est la société brésilienne fleure bon la terre, le mélange des cultures et la chair. L’assimilation de tous ces éléments serait ainsi permise par un certain héritage anthropophage qui autorise littéralement à « déglutir » culturellement les autres cultures et à les incorporer.
Le thème résonne avec nos propres questionnements. Car dans un monde où tout est plus connecté, et interagissant en permanence, le mélange et l’assimilation sont devenus monnaie courante. Notre capacité d’absorption s’est ainsi trouvée brutalement dupliquée depuis quelques années avec le digital. Nous devenons des absorbeurs de culture. Sans même nous en rendre compte, nous déglutissons, avalons, mâchons, régurgitons et cannibalisons d’autres cultures. Nous sommes devenus ces « self eaters » mécanisés qui digèrent une culture globale.
Les réseaux sociaux sont ainsi également l’illustration d’un penchant naturel de l’humanité pour le partage, l’assimilation via « l’absorption » littérale de tous les contenus partagés : photos de famille, activité, goûts musicaux, émotions, désespoirs, rires, futilités… L’intime devient ainsi assimilable, avalable, régurgitable. En partageant, en nous ouvrant ainsi, nous nous rapprochons très certainement de notre propre animalité.
Georges Bataille disait du baiser qu’il est le début du cannibalisme». Que dirait-il de Facebook ?
Thomas Jamet – NEWCAST – Directeur Général / Head of Entertainment & brand(ed) content, Vivaki (Publicis Groupe)
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