C’est frappant. Les images et la chronologie de l’affaire DSK pourraient être issues d’un roman policier. Tous les ingrédients sont réunis : l’hôtel de luxe, l’homme de pouvoir à qui un brillant avenir est promis, la femme de chambre pauvre et noire, la fuite en avion, le commissariat de Harlem, la justice américaine implacable, la chute, la prison de Rikers Island, la déchéance… Les rebondissements ne sont pas terminés et l’histoire est si proche d’une fiction qu’elle pourrait avoir été écrite par un scénariste hollywoodien.
Elle rappelle d’ailleurs plusieurs œuvres qui ont flirté avec le thème, comme Les Pleins Pouvoirs de Clint Eastwood sorti en 1997. Dans ce film, le président des Etats-Unis, joué par Gene Hackman, se rendait coupable de la mort de sa maîtresse après des jeux sadiques et cherchait à dissimuler la vérité.
Il est fascinant de voir à quel point la réalité est de plus en plus imbriquée avec la fiction. Les attentats du 11 septembre, l’éruption du volcan islandais bloquant tout trafic aérien, le tsunami japonais et l’accident nucléaire à la centrale de Fukushima ont tout autant récemment représenté des moments étranges et forts qui auraient pu eux aussi être tout droit sortis de fictions. Ceux-ci nous font prendre conscience des allers et retours troublants que notre actualité opère tous les jours avec ce qui pourrait avoir été généré par l’imagination humaine.
Ce qui est marquant avec la tragédie DSK est qu’elle a contribué également à consacrer l’avènement de Twitter comme un outil essentiel de transmission de l’information, complément essentiel à la télévision dans la narration d’affaires de dimensions mondiales comme celle-ci. En accélérant le partage des news, des scoops, des images, des vidéos, parfois jusqu’à l’écœurement, les nouvelles technologies qui nous entourent créent une caisse de résonnance inédite dans l’histoire.
Enormément critiquées, les images de DSK sortant menotté du commissariat et présenté devant le juge américain resteront gravées pour toujours dans la mémoire collective. Elles ont été largement diffusées, partagées, commentées, détournées, parodiées en un temps record, ce qui est un fait relativement nouveau. Car les media digitaux permettent à présent de vivre littéralement l’émotion.Ces media sont en effet aujourd’hui de très forts véhicules narratifs et nous nous rendons de plus en plus compte qu’ils nous aident à assouvir l’un de nos instincts les plus primaires et essentiel : nous raconter des histoires.
Se raconter des histoires pour ne pas avoir à affronter la réalité est un instinct primaire de l’être humain. Les rites, les légendes, les fables et les divinités inventés par les hommes du paléolithique ont par exemple été forgés par l’esprit humain pour mieux affronter l’angoisse générée par la pratique de la chasse. Pour faire face au sentiment de culpabilité et à la prise de conscience qu’ils tuaient des animaux qu’ils pensaient être de même nature qu’eux.
Les histoires créées, les mythes et l’inconscient collectif nous poussent instinctivement à nous raccrocher à des univers narratifs, à nous inventer des histoires et à les relayer. Nul n’est besoin de préciser que cette soif narrative est accélérée par les mediaa digitaux qui accélèrent ce processus de storytelling… L’affaire DSK est une histoire est tragique. Terrible. Deux vies sont brisées, et bien plus sans doute. Mais notre besoin d’histoire, inné, sauvage, irrépressible, a été satisfait, comme un besoin de sang.
Malgré les cris d’un BHL, ami de DSK, qui a ressenti le besoin de demander l’interdiction de la diffusion des images américaines, ainsi que les procédures entamées par les avocats du directeur du FMI visant à en interdire la diffusion en France, le mal est fait. Et c’est une méconnaissance de la nature humaine que de penser que nous ne les aurions pas utilisées. Leur usage et leur consommation compulsive sont véritablement une pulsion comme a pu le démontrer Freud avec le concept de «pulsion scopique» (le besoin quasi maladif de l’être humain de voir).
L’affaire DSK est symbolique de notre instinct voyeur, aujourd’hui accéléré spectaculairement par les capacités de diffusion et les nouvelles technologies. Et tout n’est pas bon à prendre avec cette nouvelle réalité médiatique. La mesure s’impose. Les écrans sont qualifiés par exemple par le philosophe Bernard Stiegler de pharmakon, (une drogue aux effets aussi bons que mauvais) et il est important de prendre conscience que nous avons une responsabilité dans leur production et leur utilisation. La décision de non-diffusion d’images du cadavre de Ben Laden par l’administration Obama représente ainsi un choix très courageux, inattendu et inédit.
Mais lutter contre cet instinct est finalement assez vain. Car les histoires représentent une « sortie du temps ». Mircea Eliade a développé un concept passionnant dans Aspects du Mythe en 1963 : celui de « temps mort ». La narration nous permet de « sortir du temps historique et personnel, et d’être plongé dans un temps fabuleux, transhistorique ». Le lecteur d’un roman est par exemple ainsi « confronté à un temps étranger, imaginaire, dont les rythmes varient indéfiniment car chaque récit à son propre temps, spécifique et exclusif ».
Ce besoin narratif nous vient de la prise de conscience de notre mortalité. Ce besoin nous pousse à générer instinctivement des histoires nous faisant vivre intensément, nous faisant ressentir des émotions qui nous rappellent que nous sommes en vie. Tant que subsiste cet instinct, les histoires ont de beaux jours devant elles. Nous pouvons être sûrs que nous aurons encore pour longtemps besoin de ressentir et de vivre le désir de nous sentir vivants. En « Live », en quelque sorte.
Thomas Jamet – NEWCAST – Directeur Général / Head of Entertainment & brand(ed) content, Vivaki (Publicis Groupe)
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