Le vampire est un archétype particulièrement significatif de notre fascination-répulsion pour le sauvage et le monstrueux. Depuis les origines, les rumeurs et les cas supposés de vampirisme peuplent notre imaginaire, de la Rome antique à l’Europe de l’Est en passant par l’Égypte des Pharaons. La crainte de l’homme des êtres surnaturels capables d’absorber leur sang remonte à la nuit des temps. Plus que toute autre figure, le mythe des vampires est un archétype mondial ayant toujours transcendé toutes les modes. Aujourd’hui, il existe toujours et nous aide à définir ce qui est en jeu.
Dans son acception contemporaine occidentale, il y a plusieurs figures du vampire : jusqu’au XVIIIe siècle, le vampire (ou «non-mort») est tout d’abord considéré par l’Église comme un enjeu religieux à part entière. Le bénédictin Dom Calmet lui consacre une somme (Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires en 1746) où le vampirisme est traité comme un archétype, une entité ne rentrant dans aucune des trois voies offertes après le trépas : le Paradis, l’Enfer ou le Purgatoire. Le vampire est « l’autre » absolu, celui qui erre entre différents états. Il représente le monstre mythologique, la figure de cauchemar, une peur encore plus intense que la mort elle-même : la malédiction de la non-mort.
Bram Stoker change tout en 1897 lorsque paraît son roman Dracula. L’ouvrage ne fait aucunement mention d’enjeux religieux mais dépeint plutôt la lutte des hommes, de la science et de la médecine contre la nature la plus vile et la plus maléfique, représentée par un vampire repoussant issu des Carpates. Les héros sont des médecins, nobles ou bourgeois modernes et lettrés. Ils luttent contre un sauvage venu du plus profond d’une Europe Centrale crasseuse et à peine civilisée qui s’installe dans leur environnement. Les héros de l’épopée de Stoker représentent l’Angleterre victorienne en lutte contre le reste du monde.
Une Angleterre dont l’empire se fissure, mais qui ressent le besoin, en pleine industrialisation et à l’aube de la révolution économique que l’on connaît, de s’inventer un mythe vampirique. Dracula offre ainsi une description saisissante d’une société victorienne en pleine industrialisation, en guerre contre la nature. À la fin, le Monstre est terrassé, l’homme triomphe de la nature : l’ordre « moderne » est établi. Dracula est le roman « moderne » par excellence. Dracula en tant que Monstre annonce l’ère moderne. Dracula est aussi un roman xénophobe.
L’histoire du comte vampire synthétise tout ce que l’Europe moderne aime détester. Dans le livre de Stoker, le comte n’a rien du gentleman qui a ensuite été représenté dans les adaptations plus romantiques qui ont suivi bien des années plus tard. Le comte est répugnant, sent très mauvais, a des touffes de poils qui lui poussent dans la paume de la main et rampe sur les murs comme une araignée. Signalons qu’un des premiers films parlants, Dracula de Tod Browning, sort en 1930, quelques mois après la plus grave crise économique que le monde a connue jusqu’alors. Le personnage interprété par Bela Lugosi, à l’accent hongrois très forcé, a tout pour attirer la haine du public.
Dracula (interprété par Bela Lugosi),1931
Dans l’Amérique de l’entre-deux-guerres, les vampires venant d’Europe centrale symbolisent l’ennemi : le bolchévisme et le nazisme. Rappelons que l’état-major de l’armée américaine a fait distribuer des exemplaires de Dracula aux soldats qui partaient au front pendant la deuxième Guerre mondiale afin de stimuler leur ardeur guerrière.
Une troisième époque s’est ouverte avec l’apparition des vampires contemporains. C’est à Anne Rice qu’on doit d’avoir fait entrer les vampires dans la postmodernité avec ses Chroniques des Vampires. Eve Paquette, chercheur à l’Université du Québec et auteur d’un essai sur la question, a décrypté en quoi la romancière a bouleversé l’image du vampire d’aujourd’hui : « En leur prêtant une voix et des désirs humains, sans atténuer d’aucune façon leur caractère surnaturel, Anne Rice a rendu les vampires sympathiques. En incarnant l’altérité mais également la proximité, le vampire semble officier à la mise au monde d’un nouveau mode d’être-ensemble. » C’est l’archétype du vampire d’aujourd’hui : gentil, proche, le bon copain de lycée, comme dans la saga à succès Twilight.
Le vampire n’est plus un prédateur sanguinaire et aveugle, il ressent une culpabilité, et problématise l’acte de la morsure. Il faut le comprendre et entrer en empathie avec lui. C’est ce que raconte la comédie musicale de Kamel Ouali, actuellement au palais des Sports : qui peut en vouloir à Dracula ? Il est juste amoureux… “On peut tuer par amour”, chante la troupe de danseurs, de chanteurs et de comédiens…
Un site internet illustre aussi le propos de la banalisation de la figure du vampire avec des photomontages insolites montrant des vampires dans des situations de la vie de tous les jours, comme un père et son fils faisant du canoë-kayak, des fillettes à une fête d’anniversaire, une photo de collègues souriant à pleines dents mais avec des canines acérées, tout comme le phénomène de la littérature vampirique pour jeunes adultes, la « bit-lit » propose des histoires fantastiques bien loin des traditionnels romans gothiques au style ampoulé et codifié.
Les vampires d’aujourd’hui ont dépassé le stade des chauves-souris, des crucifix et des gousses d’ail. Ils sont devenus sexy, séduisent les filles en se baladant parfois en plein soleil comme dans Twilight. Cette tendance est en train de redéfinir l’image du non-mort dans la sous-culture occidentale, surtout chez les adolescents : la bit-lit et Twilight sont des phénomènes essentiellement féminins et adolescents. L’adolescence est la période de l’initiation et aussi celle de la prise de conscience de la mortalité.
Les vampires sont révélateurs de la puissance fondatrice du mythe. Dracula est concomitant d’un moment de bouleversement sociétal et économique majeur : la période industrielle. Dracula arrive au bon moment et, sans le savoir, s’insère dans un mythe revivifié ; le roman et l’esprit de l’époque, qui s’incarne dans une œuvre et la transcende, s’interpénètrent. Il en est de même aujourd’hui, à l’heure d’un autre changement de paradigme et d’une autre révolution, digitale celle-ci.
La relation entre les vampires et les humains échappe à présent à la dynamique fondée sur l’opposition supériorité-infériorité et à la simple pulsion bestiale. Le vampire ne cède plus si facilement à sa pulsion meurtrière, il essaie de lui résister. Même ses canines sont moins longues et « verticales ».
Sa position sociale est elle aussi plus « horizontale », “sociale” : il accepte des humains dans sa communauté (Twilight), il communique avec eux ou devient même une idole humaine, une star du rock (Entretien avec un vampire, premier tome des Chroniques des Vampires). C’est ce que Joan Gordon a décrit dans son ouvrage Rehabiliting Revenants en résumant la nouvelle position de la fiction vampirique contemporaine : « Peut-être sommes-nous en train de redéfinir ce qu’est la survie dans un monde de diversité culturelle. Peut-être que la voie vers un village global se trouve dans l’échange, plutôt que dans la hiérarchie ? »
Le mythe du vampire se serait-il réincarné pour illustrer le nouveau modèle sociétal émergeant à l’heure des réseaux sociaux ? Il s’agit en tout cas d’une nouvelle illustration de la remontée mythologique d’un thème enfoui dans les profondeurs de l’âme humaine et la preuve de l’acuité et de la pertinence des mythes dans les périodes transitoires de l’Histoire.
Thomas Jamet – NEWCAST – Directeur Général / Head of Entertainment & brand(ed) content, Vivaki (Publicis Groupe)
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Thomas Jamet est l’auteur de « Ren@issance Mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » (François Bourin Editeur, en librairie le 15 septembre). Préface de Michel Maffesoli.