La démission de Benoît XVI : un « cygne noir » dont on se repaît
La démission du Pape s’inscrit dans la longue liste des « cygnes noirs » survenus récemment, ces évènements totalement improbables. Cette théorie, imaginée par l’économiste libano-américain Nassim Nicholas Taleb dans un essai (« Black Swan » – décrit par le magazine britannique Sunday Times comme un des ouvrages les plus influents depuis 1945) désigne le rôle de l’imprévu et le potentiel d’étonnement généré par des situations, des accidents, des événements totalement imprévisibles. Taleb se base sur le fait que nous déduisons toujours qu’une chose est impossible si nous ne la voyons pas. Par l’observation nous pensons que les cygnes sont blancs, jusqu’à ce qu’un cygne noir apparaisse et remette totalement en cause notre perception du monde. Mais rien ne nous permettait d’imaginer qu’une telle créature existât. L’actualité nous a fait entrer depuis un certain temps déjà dans des storytellings qui prennent parfois un tour un peu différent de ce qui aurait pu être imaginé logiquement. Pour l’économiste, l’apparition d’Internet, la première Guerre Mondiale et les attentats du 11 septembre 2001 sont par exemple des cygnes noirs (cf. déjà paru dans INfluencia : « Le cygne noir et l’eucatastrophe »).
La démission du Pape, annoncée le 11 février 2013 est un évènement hautement imprévisible qui correspond à cette catégorie. Si elle a été évoquée plusieurs reprises publiquement, cette décision paraissait totalement impensable. Un assassinat ou un attentat auraient presque été plus probables. L’étonnement a été important car une telle décision n’a eu de précédents que deux fois dans l’histoire de la papauté : Célestin V en 1294, qui démissionna pour les mêmes motifs officiels que Benoît XVI (l’âge, la maladie, sa difficulté à naviguer contre la curie). Élu dans des conditions politiques difficiles à près de 85 ans, Célestin démissionna après seulement cinq mois de pontificat et devant les cardinaux réunis, exactement comme en 2013. Plus tard, pour des raisons différentes, Grégoire XII abdiqua à l’occasion du concile de Constance en 1415 et se retira comme simple cardinal. Il fallait résoudre un conflit déchirant la Chrétienté à l’époque du grand schisme d’Occident, et l’Église se trouvait alors en présence de trois papes concurrents.
Grégoire XII
Comme avec tous les cygnes noirs et surprises médiatiques, les médias se saisissent de l’événement, le commentent, le décryptent, le dissèquent, jouent avec comme un objet informationnel. Dans l’espoir de tenir en haleine leurs audiences c’est la course à la révélation, au scoop, au bulletin spécial, à la Une à phrase choc, au tweet « urgent » ou au direct inutile devant Saint Pierre de Rome, toutes caméras et envoyées spéciales dehors. Pour autant ce temps du « live », compatible avec l’élection d’un président américain ou un événement sportif ou terroriste, est-il compatible avec un événement tel que nous venons de le vivre ?
L’impossible synchronisation entre le « live » et la Papauté
Nous sommes en effet devant un événement quelque peu différent pour plusieurs raisons. La première raison est la nature de ce qui se joue, des raisons de la démission jusqu’au processus de désignation du prochain Pape. La mort d’un Pape est un événement médiatique, qui a toujours provoqué un certain émoi. Souvenons-nous de l’inoubliable « Le pope est mart » prononcé par le journaliste Jacques Alba en juin 1963, sur Radio Luxembourg, à l’annonce du décès de Jean XXIII. Une démission sensationnelle l’est tout autant. Mais nous ne sommes plus en 1963. Et à l’heure où tout doit être commenté en direct et en instantané dans notre civilisation du « live », comment traiter un tel événement ? Le remarquable éditorial* de Pierre Beylau, paru dans Le Point, et intitulé « Le Pape, Objet Médiatique Non-Identifié » souligne cette impossibilité de faire se rencontrer les deux temporalités et dénonce « une agitation fébrile dans le Landerneau médiatique » ainsi que des « cataractes de commentaires, d’analyses, de pronostics plus ou moins hasardeux » déversés sur la tête des audiences. Pour Pierre Beylau, les journalistes « ne sont pas très bien armés pour affronter une réalité très éloignée de leur quotidien. Leur échelle de temps est à court terme, et ne cesse de se raccourcir avec les moyens modernes de diffusion : Internet, télévisions en continu, réseaux sociaux, etc. Ils sont des spécialistes de l’immédiat face à une Église qui compte en siècles ».
Une autre raison de la différence de traitement entre cet événement médiatique et un autre événement – même important – est l’inévitable incompréhension que va nécessairement générer le processus de désignation du prochain Pape. Le processus de désignation, avec son conclave, ses interminables conciliabules, ses secrets, son rite complexe jusqu’à sa fumée (blanche si un pape est désigné, noir si la décision est reportée). A une époque où tout ce qui n’est pas démocratique, immédiat et surtout transparent est forcément suspect, un tel processus – rendu par essence totalement anachronique – ne sera pas compris et sera donc gravement critiqué.
Il faut donc se poser la question de la place du secret et du mystère à l’heure des nouvelles technologies. Malgré les efforts désespérés prodigués par l’Eglise pour apparaître moderne et à la pointe comme par exemple la création du compte Twitter du Pape (@pontifex), les deux mondes semblent résolument incompatibles, ce qui peut poser un souci et représenter un réel défi. Comment incarner l’éternité, la Vérité en un tweet ? Comment faire comprendre à ses followers que celui qui tweete sous le nom de @pontifex est en ligne directe avec Dieu ? Comment faire correspondre le mystère et l’ésotérisme d’une telle désignation avec Twitter et l’âge de la transparence ? Comment dialoguer ? Et dans les semaines qui viennent, comment faire comprendre à des audiences gavées de principes de transparence que la désignation du pape sera par essence anti-démocratique ? Car il est certain que cela ne se passera pas comme dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale : aucun cardinal ne tweetera pendant l’élection.
L’Apostasie digitale et la fin de l’Eglise ?
C’est peut-être cela le début de l’Apostasie de l’Eglise, que tant de « voyants », prophètes ou même Saints de l’Eglise Catholique ont annoncée et prédit. La définition de l’Apostasie est l’abandon de la foi. La fin de la doctrine par l’annonciation publique du refus de croire. On ne croit plus, ça ne marche plus, on abandonne. Ce décalage de plus en plus flagrant entre une réalité médiatique et digitale devenant un des éléments les plus palpables de notre réalité et de notre quotidien pourrait-il creuser l’écart et mener à l’abandon de la foi prononcé par une Eglise, à bout de souffle, qui jetterait l’éponge, minée par une postmodernité et une digitalisation structurelle de tout échange sapant les bases de son enseignement ?
L’avènement du digital représenterait-il donc la fin de la parenthèse judéo-chrétienne ? Il est manifeste en tous cas que l’Eglise a initié depuis plusieurs années déjà un processus d’ouverture. Le concile Vatican II en 1962, dont un des objectifs était de « moderniser » la cérémonie de la Messe, a représenté un choix : celui de devenir plus « démocratique », de se tourner vers le monde. Le prêtre, qui tournait le dos à l’assistance auparavant, a été inversé : il a été décidé qu’il soit face à l’audience. Mais en faisant cela, il tournait le dos à Dieu. Idem, le prêtre parlait en latin, il a été décidé qu’il parle dans la langue du pays. Ce processus de révélation a fait passer la messe de l’état de cérémonie ésotérique (par définition mystérieuse, obscure, voire même incompréhensible) à une cérémonie exotérique (où on explique tout). Sans juger de son choix, c’est ce qu’a aussi fait Benoît XVI d’une certaine manière en renonçant à une fonction qu’il était censé tenir jusqu’à son dernier souffle. En abdiquant, quelque part à la réalité. En laissant de côté le sacré et en faisant un choix rationnel. Alors que la foi est tout le contraire.
Le digital participe de la même logique exotérique : tout peut et doit être expliqué, commenté, tout est transparent, tout le monde participe, tout le monde a droit au chapitre et ce en temps réel. Tout est donc révélé. N’oublions pas que le mot Apocalypse signifie « Révélation ». En dévoilant, en montrant, en se révélant, et en acceptant de se prêter à un jeu l’Eglise a perdu de son mystère. Elle est entrée de plain pied dans une Apocalypse, une révélation qui peut être mortifère. La désynchronisation entre les nouveaux modes d’information et la nature même de la Papauté et du sacré en général représente un chantier immense.
Celui qu’aura le prochain Pape, qui selon la célèbre prophétie de Saint Malachie (cet évêque irlandais du 12ème siècle caractérisant chaque souverain Pontife par une phrase) est le dernier. Ce dernier Pape, appelé « Petrus Romanus » (Pierre le Romain) serait celui qui précèderait la fin de l’Eglise, et de l’humanité. La prophétie est explicite : « Dans la dernière persécution de la sainte Église romaine siégera Pierre le Romain qui fera paître ses brebis à travers de nombreuses tribulations. Celles-ci terminées, la cité aux sept collines (Rome, NDLR) sera détruite et le juge redoutable jugera son peuple ». Une allégorie de la fin de l’Eglise ? Certains disent que cet orage mystérieux et inattendu ayant éclaté sur Rome quelques heures après l’annonce de la démission de Benoït XVI est peut-être un signe. La foudre a en effet consécutivement frappé 3 fois le clocher de Saint-Pierre de Rome, ce qui extrêmement rare. Encore un cygne noir ?
Thomas Jamet – Moxie – Président
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Thomas Jamet est l’auteur de « Ren@issance Mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » (François Bourin Editeur). Préface de Michel Maffesoli.