« La presse étant un sacerdoce, il faut bien pourvoir aux frais du culte », s’amusait à dire Emile Augier au XIXe siècle. Aujourd’hui, la problématique reste la même et les grands groupes de presse appliquent les mêmes stratégies que des entreprises… Au risque de transformer les journaux et l’information en de véritables produits ?
L’expansion territoriale des titres de presse a démarré dès le début du XXe siècle avec par exemple Vogue et ses déclinaisons en France et en Italie à partir de 1920. Un phénomène qui n’a cessé de perdurer au gré des crises économiques du secteur et de la nécessité d’augmenter son nombre de lecteurs afin de contenter les régies publicitaires.
« En presse féminine, les lectrices sont fédérées par la consommation, par le fait qu’elles achètent les mêmes produits culturels ou matériels. Ce qui rend très facile la déclinaison de la marque », expliquait en 2003, Gérald de Roquemaurel, l’ancien président de Hachette-Philippachi, aujourd’hui associé-gérant de HR Banque. Néanmoins, bien que chaque groupe de presse souhaite voir son lectorat s’accroître, les modèles de diversification divergent.
Le phénomène de franchise
« Depuis 1985 avec le début de l’internationalisation de ELLE, nous avons toujours utilisé le mode de licence pour une partie de nos développements à l’international », explique François Coruzzi, directeur exécutif international de Lagardère Active. « Mais depuis 2011, et la vente de nos quatorze filiales étrangères au groupe Hearst, c’est la totalité de nos éditions internationales qui sont publiées sous licence ». Un modèle déjà utilisé par de nombreuses marques féminines telles que In Style, Grazia, ou encore Marie Claire, permettant la syndication des contenus éditoriaux et la diffusion commune de publicités, tout en laissant une autonomie aux rédactions locales.
Cette indépendance éditoriale varie cependant en fonction des territoires et des marchés : un ciblage est nécessaire pour accroître la notoriété de la marque et ne pas paraître pour une copie conforme de l’originale. « De manière générale, plus l’édition et le marché sont matures comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, et plus la proportion de contenus locaux est forte. Egalement, dans certains pays à forte identité culturelle tels que le Japon, l’Inde ou encore le Brésil, les contenus de société et de beauté sont très majoritairement locaux », analyse François Coruzzi. « En revanche, les articles concernant les célébrités internationales et les grands sujets de tendances mode ont un fort taux d’internationalisation ».
Un concept, une identité visuelle
Ce phénomène d’internationalisation ne touche bien-sûr pas uniquement la presse féminine. Chaque titre ayant un concept, une identité visuelle, peut devenir une marque internationale. C’est le cas de Psychologies magazine qui compte aujourd’hui sept éditions de la Chine à la Russie en passant par la Grèce et la Roumanie. « Même si les approches éditoriales diffèrent d’un pays à l’autre, les questionnements sont universels : comment prendre sa vie en main, être plus heureux, faire face à de nombreux changements de mode de vie en quelques années seulement, comme c’est le cas pour les pays émergents », observe Arnaud de Saint Simon, directeur du groupe Psychologies Mag.
Les sujets abordés varient donc selon les pays, mais l’identité du titre reste toujours constante. Et pour ce faire, une recette venue des grandes entreprises convient parfaitement : l’usage d’une identité visuelle commune. Chaque lecteur doit pouvoir reconnaître sans le moindre doute le titre dont il a l’habitude de parcourir les pages, même dans sa déclinaison étrangère. Nombres de titres sous licence sont ainsi tenus de respecter le logo, la typographie, voire la mise en page du titre original, à la manière de nombreux groupes du secteur agro-alimentaire qui homogénéisent l’identité visuelle des marques qu’ils exportent.
Des déclinaisons facilitées par Internet
Le Huffington Post , créé aux Etats-Unis en 2005, s’est rapidement lancé à l’international et le public français a découvert il y a un an ce site d’information généraliste. Le titre est totalement gratuit et ses fonds proviennent de la publicité en ligne. « Il est vrai que notre business model s’approche de celui d’une start-up », explique Paul Ackermann, rédacteur en chef du Huffington Post en France. « C’était la volonté d’Arianna Huffington d’avoir des liens avec un titre local. Mais ce n’est pas uniquement dans un but éditorial. En effet, la régie du Monde gère notre espace publicitaire, et deux personnes au sein de leur pôle s’occupent uniquement de nos annonceurs. »
Présent aussi en Espagne, en Italie et au Canada, le titre a une véritable marque de fabrique. « Le principal avantage apporté par le modèle américain est la mutualisation des outils de publication. Toutes les versions du Huffington Post fonctionnent avec la même interface, ce qui donne ce style particulier de home-page », analyse Paul Ackermann. Cependant cette mutualisation des moyens a aussi ses limites : lors du passage de l’ouragan Sandy, les serveurs étaient noyés et tous les sites étaient alors inaccessibles.
Que cela soit simplement pour augmenter sa présence à l’international, pour mieux contenter sa régie publicitaire ou pour rationaliser ses moyens de production, la presse change de visage mais si le lecteur voyage, il risque de ne pas être totalement dépaysé.
Jean-Pierre Voillot
(Photo : lemarketeurfrancais.com)