Toujours le fantasme des happy few
Qu’ils soient ministres, journalistes, publicitaires, profs de marketing, consultants ou dirigeants du CAC 40, tous pensent la marque France sous l’angle de ses fleurons : Hermès, Château Petrus, Airbus, Dassault, Dior, Cannes, Chanel, le rosbif d’Aubrac, Camembert, Alain Ducasse, Starck, Polytechnique, Paris etc. Dès qu’il s’agit de parler de leur identité, les Français restent monarchistes dans leur rapport au réel. » Le gouvernement monarchique, écrivait Montesquieu, suppose des prééminences, des rangs et même une noblesse d’origine. La nature de l’honneur est de demander des préférences et des distinctions; il est donc, par la chose même, placé dans ce gouvernement ». Montesquieu avait cerné l’âme française qui élève l’honneur au rang suprême. Depuis le XVIIIème siècle, notre sens de l’honneur est le lieu de notre ambivalence : le roi décapité n’en finit pas d’alimenter notre fantasme d’une suprématie couronnée partout dans le monde.
Le monogramme France
Il ne s’agit pas de contester ce talent d’excellence mais de constater que le marketing du pays France est parti pour être un marketing de la valeur ajoutée financière à la Vuitton : faire scintiller le monogramme France partout où l’inégalité des richesses autorise le rêve de la distinction sociale. Cocasse quand on sait que l’initiative de la marque pays, qui n’en est pas à son premier essai, est lancée par un quarteron de ministres socialistes… Rappelons-leur qu’Armor Lux ne fabrique pas que son iconique marinière mais aussi des vêtements de travail et des uniformes de police.
Et la « France popu » ?
Aurons-nous honte du prix des billets IDTGV et Prem’s que l’Europe nous envie, de l’abonnement Free à 2 €, du Minitel que les agriculteurs avaient largement adopté, du Livre de Poche, des produits Eco+ de Leclerc, de Carrefour Discount, des marques propres de Decathlon, d’Autolib, des HLM, du vin de table ? Ces entreprises » démocratiques » pèsent pourtant des milliards. Aurons-nous peur de nos pauvres et de notre classe populaire ? N’y aura-t-il que le Comité Colbert et quelques industries de pointe pour nourrir le storytelling de la marque France ? Oubliera-t-on les marques « prométhénnes » qui volent régulièrement leurs privilèges aux dieux pour les donner au commun des mortels ? Elles n’ont pas moins de talent créateur que les autres. Pour nourrir le marketing du pays France il n’y a pas à choisir entre Chanel et Auchan. L’un et l’autre doivent être assumés.
Et si on s’inspirait du… Made in America ?
Le melting pot américain est plus à l’aise que la République Française avec la coexistence de ses opposés : Boeing, Apple, Tiffany d’un côté, le Big Mac, Subway et KFC de l’autre. Rappel salutaire qu’une marque est grande dans sa capacité à servir la planète : Coca-Cola se boit autant dans les bouis-bouis que dans les palaces. Va-t-on nous imposer un marketing dépassé, fagoté avec de vieux oripeaux (CSP+++, USP, french touch et le fameux » faire rêver « ) ? Une marque pays a besoin d’un contenu universel pour rapporter de la croissance. Sinon, elle servira une minorité qui s’accapare sans légitimité le sol français. Autant créer un lobby multimarques, ce serait plus efficace et moins trompeur.
La créativité, valeur de rassemblement
La valeur qui réunit un « 3 étoiles » Michelin, les produits bleus de Decathlon, Velib, le système de santé de la Sécu, c’est la créativité. Une marque pays devrait s’inspirer de cette constante : une vraie marque est toujours transgressive. Le Kelly d’Hermès descend d’un sac qui servait à transporter une selle de cheval. Vente-privée a été lancé par un destockeur qui vendait des rebuts dans des magasins de deuxième choix et sur les marchés. N°5 est le premier parfum synthétique de l’histoire. Quel sera le contenu transgressif de la marque France ? Comment lui éviter de représenter seulement l’aristocratie de la valeur ajoutée économique ? Comment la mettre en assonance avec une autre facette de l’image de la France, celle qui a fait de la nation française une nation accueillante et ouverte, populaire et « démocratique » ? Comment représenter sa puissance symbolique qui va bien au-delà de la survaleur financière ? Discount et luxe ont, pour une fois, un combat commun à mener.
Regardons nos pauvres
Pour faire du commerce et doper la croissance française, il serait utile de ne pas regarder uniquement vers Dubaï, le Qatar ou Shanghai. On pourrait aussi s’inspirer de la politique du gouvernement Indien qui priorise » l’inclusive innovation « , l’innovation pour tous, et non pas « l’exclusive innovation », l’innovation réservée à une élite. Il est temps que les Français regardent le monde à la lumière de leur réalité intérieure : un mélange de pauvres et de riches, de gens qui comptent pour boucler leur fin de mois et de fortunés qui chassent les niches fiscales. De ce point de vue, la marque France doit incarner la cohabitation des extrêmes que seule la créativité rend possible. Positionnement recommandable pour des milliards d’individus qui ne voient pas comment changer de condition.
La marque France, une marque sous tension
Le monde entier cherche de nouveaux modes de coexistence entre ses extrêmes, ses pauvres et ses riches, ses inclus et ses exclus. Les actuelles émeutes des Brésiliens sont en train de le rappeler à tous ceux qui préparent le spectacle de la coupe du monde de foot et qui ont cru que le » fake » et le buzz des réseaux sociaux suffiraient à chloroformer les consciences. Une marque France œcuménique a quelque chose à proposer sur ce terrain des tensions sociales. Faute de quoi le monde de demain sera encore un peu plus américanisé, nation mieux programmée que toutes pour s’adresser aux contraires, et la marque France n’apportera de la croissance supplémentaire qu’à quelques ilots fortunés. Elle nous reviendra alors comme un boomerang et les décideurs ne sauront plus gérer cette schizophrénie d’un pays qui s’appauvrit à l’intérieur et s’enrichit à l’extérieur. Enfin un grand défi politique pour un pays qui en manque tant !
Pierre-Louis Desprez, Dg de Kaos
Dernier ouvrage : « La Marque » (Vuibert)