INfluencia: Vous avez raconté le processus par lequel vous avez mis au point le théorème qui vous a en partie valu la médaille Fields dans un livre, Théorème vivant. Comment naissent les idées ?
Cédric Villani : C’est un processus complexe. Dans le premier chapitre, on voit que d’abord naît, non pas l’idée, mais le principe selon lequel on va travailler sur un certain problème. On part pour travailler sur le problème X et on se retrouve sur Y, qui est venu au détour de la conversation, un peu par hasard. L’idée n’est pas due à moi ou due à mon collaborateur. Elle est due à une combinaison des deux. C’est vraiment l’interaction entre les deux qui a provoqué cette idée. J’aime voir cette conversation initiale au premier chapitre comme l’instant de fécondation du théorème, et le dernier chapitre comme celui d’une naissance. Après la fécondation, toute la question est de faire grandir l’idée jusqu’à ce qu’elle devienne complètement propre, nette et bien construite.
Je fais parfois des exposés, précisément sur la naissance des idées, et je distingue habituellement sept ingrédients. Premier élément, évidemment, c’est la motivation. Sans motivation, on n’arrive à rien. Il y a des exemples assez spectaculaires de personnes extrêmement douées qui manquent de motivation et ne peuvent pas développer leurs idées.
Deuxièmement, la documentation, sans laquelle on ne peut rien faire non plus. Troisièmement, nous avons le rôle des échanges, et c’est ici que toute la question des conversations prend son sens.
Nous avons ensuite le rôle de l’environnement. Ce peut être les discussions avec des membres du laboratoire ou des signaux envoyés par l’environnement scientifique ou extra-scientifique. Puis la contrainte qui joue un rôle important dans la genèse des idées.
Enfin, nous avons deux équilibres à trouver. Un équilibre entre le travail conscient et réfléchi et les moments d’illumination, c’est à dire dans la pensée individuelle. Et un équilibre dans le dosage entre la persévérance et la chance. La persévérance, avancer coûte que coûte dans un projet, et puis de temps en temps savoir saisir les petits moments où quelque chose se débloque, qu’on n’avait pas prévu.
Bien sûr, dans un échange, une conversation, vous ne cherchez pas, la plupart du temps, à obtenir de la personne en face de vous une réponse parfaite à ce que vous dites. Si elle pense de la même façon que vous, la conversation ne changera pas grand-chose, sinon peut-être à vous permettre de clarifier vos idées.
Si vous restez toujours dans un même groupe à parler de choses que vous connaissez bien et sur lesquelles vous avez le même regard, vous n’arriverez pas à trouver quelque chose de vraiment neuf. Souvent, l’étincelle peut venir de gens qui travaillent sur le même objet mais avec une problématique différente, qui font voir les choses différemment, ou de gens qui travaillent avec des habitudes différentes ou sur des objets différents. Mais l’important est qu’il y ait une interface commune, une zone de recouvrement qui constitue un terrain commun. À une époque de spécialisation de plus en plus poussée, c’est précisément dans cette notion d’interface entre spécialistes qu’on a le plus de champ à gagner en termes de possibles à ouvrir dans la découverte scientifique.
IN : Comment, dans une recherche, le temps joue-t-il en faveur d’un rapprochement de points de vue ?
C.V. : Il y a là aussi toute une dialectique, littéralement, qui s’établit entre la voie d’approche que je tente et la voie d’approche que lui [Clément, mon collaborateur] tente pour avancer sur ce théorème. Au début, nous approfondissons un peu chacun de notre côté, il y a comme une légère surdité dans le dialogue entre les deux. Puis, petit à petit, nous comprenons nos points de vue différents. Et derrière cette sorte de cross-over, il y a un processus de fertilisation important. Et l’appropriation par lui, par moi et ainsi de suite, permet de faire progresser les choses de manière rapide. C’est aussi une conversation qui se déroule par courrier électronique.
Il y a les moments d’échanges en face-à-face, fondamentaux et irremplaçables, et ceux qui ont lieu par courrier électronique, voire par brouillon ou par documents de synthèse. Et il s’agit véritablement d’une conversation au sens où ce sont des échanges dans lesquels les éléments se répondent l’un l’autre successivement et progressent finalement vers la recherche d’une position commune.
IN : Conversation + convivialité = production d’idées ?
Tout directeur d’institut ou d’équipe, avec un minimum de sens pratique, le sait. Les moments partagés à table sont un des moments fondamentaux, à l’instar d’autres occasions conviviales. Le centre névralgique du centre de recherches, c’est la machine à café. Pas pour la dose d’excitant délivrée aux différents participants, mais par le fait que c’est un endroit où les gens se rencontrent. Il y a même des instituts dans lesquels la seule règle imposée aux membres est de déjeuner ensemble, parce que souvent, c’est là que beaucoup de choses se jouent.
La communication au sein de l’entreprise, quelle que soit l’entreprise, est une problématique extrêmement importante, toujours d’actualité. Et le moment privilégié où cela se produit, quand c’est le cas, est celui du repas. Vous êtes dans un cadre professionnel au sens où ce sont les personnes qui sont vos pairs dans l’entreprise, mais vous êtes occupés à une activité extra-professionnelle. Et là, énormément de choses se passent.
IN : Hasard, curiosité, écoute, sérendipité sont-ils des facteurs unanimement valorisés dans le monde de la recherche aujourd’hui ?
CV : De nos jours, dans une vision moderne, le fait de ne pas avoir de plan au départ mais de savoir rebondir sur les opportunités qui se présentent, le hasard donc, est considéré comme une valeur positive. Cette méthode, d’abord, est souvent indispensable pour arriver à quelque chose de nouveau, d’inattendu. Par définition, en recherche, un travail nouveau est quelque chose que vous n’escomptiez pas ou que vous ne saviez pas comment réaliser et le hasard a un rôle important dans la démarche.
Et cela vous permet d’aller dans des territoires que vous n’auriez pas songé à explorer, et vous permet aussi de brasser beaucoup plus large. Dans le monde actuel, toutes sortes de sollicitations et toutes sortes de suggestions surgissent de partout, et si l’on s’autorise à rebondir sur les unes ou sur les autres de manière aléatoire, on va facilement se retrouver à explorer des terres assez vastes.
Propos recueillis par Valérie Decroix pour la Revue INfluencia sur la Conversation, réalisée en partenariat avec Entrecom. En vente en librairie.
Illustrations : Vincent Caut
A découvrir bientôt, le Hors Série INfluencia sur la Conversation