16 octobre 2013

Temps de lecture : 6 min

Le Hors-Série d’INfluencia : la confiance, condition de la coopération

L'engagement des salariés au sein de leur entreprise est devenu un enjeu majeur. Pour ne pas être victime du désengagement de ses collaborateurs, l'employeur doit leur proposer des alternatives et inciter ses équipes à coopérer. François Dupuy, sociologue des organisations anaylse les solutions les plus porteuses.

Vous travaillez sur les organisations et les questions d’engagement des salariés.

Je suis un sociologue des organisations. Mon origine ? Le CNRS et la recherche fondamentale. Lost in management, mon dernier livre, est construit autour de dix-huit cas d’entreprises, des expertises commandées par ces mêmes entreprises, que j’ai menées selon la méthode critique de la sociologie des organisations, de l’analyse stratégique à base d’interviews.

Le livre qui a précédé Lost in management*, La fatigue des élites, porte notamment sur le désengagement et le retrait du travail des cadres. Lost in management est consacré plutôt à ce qui suit : une fois que les entreprises constatent ce désengagement, comment réagissent-elles ? Lost in management essaie de montrer qu’elles réagissent par ce que j’appelle la coercition, c’est-à-dire toujours de plus de process, de systèmes de reporting, d’indicateurs de performances et j’y explique pourquoi ça ne marche pas, et même pourquoi ça produit l’effet inverse à celui escompté. Au lieu de gagner l’engagement des collaborateurs et le contrôle sur le fonctionnement, l’entreprise ne fait que perdre le contrôle et multiplier le désengagement.

Les nouveaux entrants, à la différence des baby-boomers, arrivent sur le marché sans aucune illusion de ce qu’ils peuvent tirer du travail. Ils en ont donc une pratique totalement instrumentale, et cherchent dans le travail le minimum de ressources financières nécessaires – je gagne ce qu’il faut, ça me suffit, donc je m’investis au minimum. Il ne s’agit pas tant d’un sous-investissement en temps que d’un sous-investissement émotionnel, de ce que l’on met de soi-même dans le travail.

Pourquoi les entreprises s’intéressent-elles à l’engagement des salariés ? L’engagement, c’est mettre dans son travail plus qu’il n’y a écrit dans son contrat de travail. Car, du point de vue du salarié, l’engagement dans le travail est en concurrence avec d’autres types d’engagements, dans son club sportif, dans sa vie familiale, etc. L’engagement des salariés, et les DRH ont du mal à le comprendre, est un comportement en concurrence avec d’autres engagements possibles, l’entreprise doit proposer quelque chose de mieux que l’extérieur.

Donc l’entreprise, après le constat d’échec et d’inefficacité de la coercition, doit trouver autre chose.

Je pense que la confiance peut être une alternative à ça. Pourquoi la confiance est-elle si difficile à obtenir dans les univers de travail ? Je mets en relation confiance et pouvoir. Pour que les gens vous fassent confiance, il faut que vous acceptiez de réduire l’incertitude de votre comportement. Or, l’incertitude de votre comportement, c’est justement ce qui vous donne du pouvoir dans les organisations – cf. la théorie sociologique de Michel Crozier. Quand vous prônez dans l’entreprise des relations de confiance, cela suppose que chacun accepte de réduire une partie de son pouvoir pour que les autres puissent lui faire confiance.

La question est donc : quel est le deal à passer avec les collaborateurs pour qu’effectivement ils acceptent de renoncer à une partie de leur pouvoir pour pouvoir instaurer des relations de confiance ? Selon moi, la base, c’est l’acceptation par les acteurs de la définition, entre eux, de règles du jeu, non pas de règles écrites ou de procédures, qui régissent leur relation au travail. Alors se créera plus de confiance au travail.

Et c’est la condition de la collaboration et de la coopération. On ne peut pas coopérer si on ne se fait pas confiance.

Vous allez jusqu’à dire qu’aujourd’hui, la coopération joue le rôle de mantra dans les entreprises, sans les moyens nécessaires.

La coopération est devenue une banalité de la novlangue managériale. Mais quelles sont les conditions à la coopération entre les acteurs ? Je vois deux dimensions : la première est de créer la cohérence entre les systèmes de gestion et cette nécessité de coopération. Pour faire bref, si vous inciter les salariés à coopérer et que vous continuez à les évaluer uniquement sur leurs résultats individuels, ils n’auront aucun intérêt à coopérer. Donc, il faut que le système d’évaluation et de rémunération soit en cohérence avec ce que vous voulez obtenir.

Prenez une équipe de football : longtemps on a évalué les talents individuellement, combien de buts marqués par individu. Aujourd’hui, on a introduit un deuxième critère d’évaluation qui existe depuis longtemps dans le basket américain et le footballeur est autant évalué sur ses passes décisives que sur les buts qu’il marque.

Deuxième dimension, les règles du jeu : les acteurs ne coopèreront entre eux qu’à condition que chacun réduise son imprévisibilité et accepte librement les règles du jeu collectif. Où on revient à la confiance.

L’entreprise endogène, longtemps très protectrice, est en train de changer et les salariés se retrouvent dans des situations plus compliquées du point de vue relationnel.

Dans nos organisations traditionnelles, segmentées et séquentielles, chacun travaille dans son silo et ne fait son travail que quand celui qui le précède a terminé le sien. Segmentées et séquentielles sont hautement protectrices parce qu’elles n’obligent pas l’individu à se confronter aux autres. L’un succède à l’autre mais ils ne travaillent jamais ensemble. De telles organisations, caractéristiques des Trente Glorieuses, protègent énormément les individus, face aux clients, face aux autres etc. En revanche, elles ont un défaut : elles ne permettent d’obtenir que des biens et des services de faible qualité à un coût élevé. Or, aujourd’hui avec l’ouverture des marchés, les entreprises font face à des clients qui veulent plus pour moins, et les entreprises traditionnelles segmentées et séquentielles leur proposent ‘’moins pour plus’’.

Et l’organisation du travail a été la variable d’ajustement utilisée pour résoudre cette apparente contradiction dans la demande du client ‘’plus pour moins’’, pour aller vers des organisations transversales basées sur la coopération, par projet. Cependant, cela implique pour les salariés des modes de confrontation qui n’existaient pas auparavant. Les conditions de travail sont donc beaucoup plus dures que précédemment. Non pas physiquement mais émotionnellement, psychologiquement. Et, selon moi, c’est cette transition et ses effets sur les conditions de travail qui ont généré les phénomènes de retrait, de désengagement.

Dans les entreprises qui se transforment pour réussir, vous soulignez le rôle de la transversalité.

Dès lors qu’il faut que tous coopèrent, mieux vaut les mettre dans une situation de communauté d’intérêts qu’en une situation de compétition d’intérêts. Certaines entreprises comme Cisco ou Rolls Royce, se sont intéressées à ce que voulait dire une communauté d’intérêts et ça les a amenées non seulement à changer leur système de gestion RH mais même leur système de gestion comptable. Parce que, si pour satisfaire ce client qui est en face de moi, il faut que j’amène avec moi Monsieur A et Monsieur B pour proposer à ce client une solution intégrée et que Monsieur A me dit : « moi je veux bien venir avec toi pour gérer ton client, mais je veux 30% du contrat » et Monsieur B « je veux 40% », que me reste-t-il? Je n’ai aucun intérêt à les amener avec moi auprès du client. Nous sommes en situation de divergence d’intérêts. Il y a des entreprises qui pratiquent très différemment, et vont dire à Monsieur A et à Monsieur B : « Ne t’inquiète pas pour ton bonus, on te comptera 100% du contrat », c’est ce qu’on appelle le comptage multiple. Ensuite, on applique des « shadow P&L » pour réconcilier le tout. Vous avez là une communauté d’intérêts et chacun veut accroître la taille d’un gâteau dont tout le monde profite à l’intégralité.

Autre piste pour réussir : restaurer une certaine simplicité.

C’est très difficile à obtenir, la simplicité, pour deux raisons. D’abord, parce que les acteurs dans l’organisation ne se rendent curieusement pas compte que ce sont eux qui émettent tous ces process, ces indicateurs de performance, ils pensent toujours que ce sont les autres.

Il faut leur faire prendre conscience de leur rôle dans l’émission de tous ces systèmes de coercition et les mettre à plat : qui les a émis, quelle est leur pertinence. C’est un travail de bénédictin d’arriver à la simplicité.

Et puis, deuxième difficulté, c’est être capable de passer au-dessus des hiérarchies et des territoires.

Dans vos enquêtes sur le changement des organisations, vos interlocuteurs mentionnent-ils des actions pour l’amélioration des conditions de la conversation ?

Oui, même ils n’appellent pas ça cela la conversation. J’entends très souvent, dans mes interviews des phrase comme ‘’ À telle occasion, on a pu se parler, on a pu s’exprimer’’. Quelquefois, je suis très frappé du fait que je n’arrive pas à arrêter leur parole, je sens bien qu’ils ont envie de parler, envie de parler, envie de parler.

Interview de François Dupuis réalisée par Valérie Decroix  pour la Revue INfluencia sur la Conversation, réalisée en partenariat avec Entrecom. En vente en librairie.

* Lost in Management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle (Seuil 2011) est fondé sur plus de 18 enquêtes et plus de 800 interviews.
Shadow P&L : opération de comptabilisation fantôme des Pertes et profits.

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