Le rock dans son essence prend sa légitimité et sa légende dans le mythe, prenant étrangement ses racines dans l’histoire d’un récit mythologique, un pacte avec le diable. Robert Johnson est né dans le Delta du Mississipi en 1911. Très jeune, il se met rapidement à jouer de l’harmonica puis essaie la guitare. Les débuts sont difficiles et beaucoup de railleries entourent le jeune homme qui fait pourtant des progrès étrangement fulgurants en l’espace de quelques mois.
La légende veut que le jeune américain ait fait une rencontre mystérieuse un soir d’été. Alors qu’il se promenait dans la campagne du Mississipi, il se perdît et finit par s’endormir éreinté, à un carrefour. Un vent léger et frais lui fouetta le visage. Ouvrant les yeux, il eût une grande frayeur lorsqu’il aperçut dans l’ombre une immense silhouette, coiffée d’un grand chapeau lui cachant le visage, penchée au-dessus de lui. Cette entité lui prit sa guitare des mains, et se mit à jouer quelques accords démoniaques après l’avoir préalablement accordé à la perfection, avant de disparaître comme elle était apparue. Depuis ce moment, Robert Johnson joua de la guitare à la perfection et plusieurs dizaines d’années après, il apparaît toujours dans la liste de meilleurs guitaristes du monde fréquemment publiée par des magazines comme Rolling Stone.
Le mythe du satanisme
Cette légende rappelle au détail près les histoires d’apparitions démoniaques au Moyen-âge. Celles-ci arrivaient toujours à un homme isolé et quasiment toujours au même endroit. Il est en effet des lieux autour desquels les religions païennes avaient fixé leurs rites sacrés. Le carrefour (lieu de la croix, crossroads) est l’endroit magique où se tenaient les sabbats (dont l’étymologie vient de Dionisio Sabazius), tout comme la plaine, le dolmen ou l’arbre. Dans l’ancien temps, on y célébrait le dieu cornu, le dieu Cernunos des Gaulois, une figure proche de Dionysos (parfois représenté avec des cornes) ou du satyre Pan dans lequel la religion chrétienne a cru voir le diable. Les sabbats étaient des célébrations de la Nature et une fête orgiaque, pendant lesquelles des potions, des drogues et des alcools étaient consommés.
On savait l’attirance de Robert Johnson pour ce genre de substances illicites mais on ne peut qu’être frappé par cette légende : le rock est ainsi la seule musique au monde, la seule culture globale qui prenne sa source dans le surnaturel et dans le mythe. Après sa rencontre avec l’apparition inquiétante, le guitariste devînt virtuose, révolutionna les rythmiques des guitares et apporta une touche nouvelle au blues, favorisant la naissance d’un autre genre : le rock n’roll, plus rapide, plus cadencé qui ne tarda pas à devenir extrêmement populaire. A partir des années 40, le rock connût une période d’expansion importante comparable aux grands mouvements culturels de la Renaissance. Little Richard, Chuck Berry et surtout Elvis Presley en furent les premiers représentants.
L’âge d’or
Cet élan artistique sans précédent a accompagné de manière déterminante et très concrète la révolution sociale et culturelle de la fin des années 60 en jouant un rôle prépondérant dans la libération des mœurs sociales et sexuelles. Les Beatles, les Rolling Stones finissent le travail dans les années 60 et emportent véritablement le monde avec eux, provoquant des scènes d’hystérie collective jamais observées jusque là. Les années 70 assoient le côté contestataire et rebelle du rock et les mods de The Who, les punks des Sex Pistols ou les intellos du Velvet Underground cristallisent la rébellion. Le rock éclate ensuite en plusieurs sous-chapelles (hippies, mods, hard-rock, glam etc.). Après une période de perdition et d’excès de toutes sortes dans les années 80, le rock revient sur le devant de la scène avec le mouvement grunge.
Les années 90 marquent en effet un tournant. L’ambiance générale est à la caricature, les monstres sacrés (KISS, les Stones…) sont l’ombre d’eux-mêmes et ne font plus peur à personne. C’est comme si le rock et la rébellion avait baissé les bras. Le grunge rassemble une adolescence désenchantée autour des guitares saturées. En quelques disques, Nirvana, le groupe de Kurt Cobain, enterre les dinosaures du rock. La perspective et la volonté du grunge était de les tuer, de dépasser les ringards qu’étaient à l’époque les Bon Jovi, Europe ou autres Dire Straits avec leurs looks, leurs solo de guitare interminables et leurs postures. Nirvana a été le printemps du rock. Il a fait renaître la voix de la rébellion en exprimant le mal-être adolescent. Le Grunge n’a pas duré longtemps mais il aura marqué son époque, notamment en raison du suicide de Kurt Cobain, un jour d’avril 1994. Cette mort est un marqueur générationnel de grande importance et constitue le point de renaissance du rock tel qu’on le connaît aujourd’hui. Son suicide a fait de Cobain un personnage messianique quasi-christique. Son sacrifice a marqué l’éternel retour. Le printemps après l’hiver. Sa mort a représenté, incarné la fin d’un cycle et le début d’un autre.
En cela le rock est passionnant car il incarne le cycle éternel de la Nature. Nirvana a rendu possible la suite, libéré les groupes qui, par dizaines, sont revenus aux schémas pré-grunge : retour au grand spectacle, au maquillage, à la mise en scène, de la grandiloquence punk des Yeah Yeah Yeahs au rock de stade des Foo Fighters (dont le leader est pourtant le batteur de Nirvana). La réinitialisation qu’était le grunge a créé les conditions d’une renaissance. Le rythme dionysien peut de nouveau être rejoué sur les cordes de guitares.
Incitation ou coïncidence : le doute est permis
Dans ce cycle éternel une chose n’a jamais disparu : la fascination pour la figure satanique dans l’univers rock. Pour David Bowie « le rock a toujours été la musique du diable. Je crois que le rock n’roll est dangereux. Je sens que nous nous dirigeons vers quelque chose d’encore plus ténébreux que nous-mêmes* ». C’est ce que des groupes des années 70 comme Black Sabbath ont cherché à capter, que des groupes comme Led Zeppelin ont approché avec leurs échanges avec Aleister Crowley, gourou satanique, d’ailleurs présent sur la pochette de Sergeant Peppers Lonely Hearts Club Band des Beatles. Bon nombre auraient même soi-disant caché des messages subliminaux dans leurs chansons. Judas Priest aurait ainsi poussé des adolescents au suicide, Queen aurait incité à fumer de la marijuana dans le tube Another One Bites The Dust, et le groupe AC/DC aurait incité un tueur en série à massacrer des jeunes femmes par le biais de la chanson Night Prowler. Rien de tout cela n’a jamais été prouvé bien évidemment, mais au-delà des fantasmes, des poses et des provocations, il y a très certainement là quelque chose de très profond. Une culture est née de la rencontre avec Robert Johnson à ce carrefour du Mississipi.
Cette culture, c’est celle de la rébellion. Le rock n’roll sera pour toujours le royaume du présent car les enfants du rock jouent la figure éternelle du rebelle. Pas étonnant alors que Satan soit convié au banquet. Ce dernier en représente la figure absolue. C’est sans doute ce que Johnson a perçu, en une prédiction performative : « la musique du diable » pouvait devenir cette énergie, capable de changer le monde et de faire souffler un vent de liberté inédit, en facilitant l’avènement de Dionysos, en une transcendance messianique et en une récolte éternelle que rythmeront des cycles de naissance, de mort et de renaissance.
Il y a dans ce mouvement une pulsion qui a tout d’une « sensibilité primitive » telle qu’a pu la décrire Michel Maffesoli dans son ouvrage « Le Rythme de la Vie ». La colère semble trouver sa place naturellement dans le nouvel environnement digital. Comme toutes les énergies, à nous de savoir la gérer.
Thomas Jamet – Moxie – Président (Groupe ZenithOptimedia – Publicis Groupe)
www.twitter.com/tomnever
Thomas Jamet est l’auteur de « Ren@issance Mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » (François Bourin Editeur). Préface de Michel Maffesoli.
(*) Rolling Stone, 12 février 1976