Et si on partageait ? Pour lutter contre la crise et échapper au « modèle » libéral, de plus en plus de « terriens » ont décidé de modifier leur façon de vivre, de travailler et d’acheter en unissant leurs efforts…
Collaborative pour les uns, participative voire circulaire pour les autres, la « nouvelle » économie passionne et inquiète à la fois. Mais quel est réellement l’impact de ce phénomène ? Risque-t-il de modifier en profondeur nos façons de consommer ou peut-il se faire croquer par l’économie « conventionnelle » et ses « méchantes » multinationales ? Les dés sont jetés.
Pour éviter les confusions, mieux vaut tout d’abord définir ce dont on parle… L’économie collaborative est un modèle qui s’appuie sur une collaboration de pair à pair (p2p), où les personnes s’échangent des biens et des services. L’économie circulaire cherche, elle, à réutiliser et à recycler des biens dont nous nous servons fréquemment. « Le lien entre ces deux économies n’est pas évident, même si la collaborative pousse souvent les personnes ou les entreprises à encourager la solidaire, note Antonin Léonard, cofondateur de OuiShare, le portail de l’économie de partage. C’est le cas notamment lorsqu’un constructeur automobile commercialise l’usage de ses automobiles et non plus seulement ses véhicules neufs. »
Les frontières entre l’économie collaborative et « conventionnelle » deviennent également de plus en plus floues. « Uber n’est rien d’autre qu’une plate-forme qui met en relation des chauffeurs, pour la plupart professionnels, avec des particuliers, résume Véronique Routin, la directrice du développement de la Fondation Internet nouvelle génération (Fing). Il n’y a rien de collaboratif là-dedans. » En retenant une commission de 12 % sur les nuitées qui sont réservées sur son site, Airbnb fait-il quelque chose de novateur par rapport aux agences de voyages, qui prennent leur dîme sur les prestations proposées par des hôteliers qu’ils parviennent à revendre à leurs clients ?
Pourquoi partager ?
Les motivations qui poussent les consommateurs à « partager » montrent toutefois que ce « phénomène » n’est pas prêt de disparaître. « Avec la crise, les gens cherchent des solutions pour s’en tirer », note Antonin Léonard. « L’économie collaborative permet aux personnes qui cherchent un peu d’argent de monétiser des choses qui ne leur rapportaient rien auparavant », précise Louis-David Benyayer, cofondateur de Without Model, think tank spécialisé sur les modèles économiques ouverts, collaboratifs et responsables.
Face au chômage et à l’explosion du travail précaire, on observe qu’un nombre croissant de jeunes sont exclus du salariat et se lancent en freelance – ce phénomène pourrait concerner la moitié d’entre eux d’ici à 2020, selon le Bureau international du travail. Pour lutter contre l’isolement et répondre à des commandes qu’ils ne pourraient pas effectuer seuls, ces travailleurs indépendants vont être contraints de mutualiser leurs lieux de travail, d’où l’apparition d’espaces de coworking, mais aussi de collaborer dans des projets open-source afin d’unir leurs efforts et leurs compétences autour de projets communs. Et même si « l’économie collaborative est un peu une économie de crise », comme le pense Matthieu de Genevraye, directeur financier du FabShop, qui distribue notamment des imprimantes 3D, ses acteurs sont aussi motivés par des raisons plus « fondamentales ».
« Il existe en effet une dimension idéologique derrière ce mouvement, analyse Éric Seuillet, président de La Fabrique du futur, une société de conseil en prospective, marketing et innovation. Certaines personnes un peu libertaires veulent ainsi s’opposer à la société de consommation. » Et l’essor des technologies permet aujourd’hui à ces « idéalistes » de pouvoir accorder plus facilement leur vie quotidienne à leurs convictions. « La raison principale qui explique le développement de l’économie collaborative est le degré de connectivité de la population, soutient Antonin Léonard ; 92 % des portables qui sont vendus dans les pays industrialisés sont des smartphones, et ces téléphones permettent de mettre en relation les particuliers les uns avec les autres. » C.Q.F.D.
Peut-on parler de succès ?
« L’éco-collab », comme disent les spécialistes, n’est donc pas appelée à s’évanouir du jour au lendemain. Mais son essor ne touchera pas tous les secteurs d’une manière uniforme. « Le marché de la mobilité est tout particulièrement adapté au partage, tout comme les biens de consommation, que l’on peut utiliser à tour de rôle, détaille Véronique Routin. On peut aussi mutualiser des espaces disponibles, comme on le voit avec le coworking ou les chambres. Des services annexes peuvent également se développer autour de ces offres. Ainsi, des gens vous proposent de laver l’appartement que vous allez louer ou d’accueillir les visiteurs. » « Aujourd’hui, on voit que les deux actifs les plus coûteux que sont l’immobilier et la voiture fonctionnent très bien sur le modèle collaboratif, poursuit Louis-David Benyayer. Par contre, le partage de petits appareils comme les perceuses est moins fréquent, tout comme l’échange de biens immatériels tels le savoir, malgré les tentatives de lancer des universités de particulier à particulier. »
Le « succès » du financement participatif doit également être tempéré. La plus grosse plate-forme européenne KissKissBankBank n’a en effet levé « que » 20 millions et demi d’euros depuis sa création, et même si le leader mondial Kickstarter a déjà permis à des entrepreneurs de trouver 1,3 milliard de dollars, ce chiffre reste encore modeste à l’échelle planétaire.
Résister ou s’adapter
Les entreprises « traditionnelles » commencent toutefois à réagir au développement de l’économie collaborative. Les plus craintives qui refusent d’évoluer crient à la concurrence déloyale. C’est le cas notamment des hôteliers et des chauffeurs de taxi, qui font appel aux tribunaux pour défendre leurs « droits ». Bercy, de son côté, s’inquiète de l’essor de ce secteur qui se développe sans payer de taxes, ou presque. De nombreuses compagnies préfèrent s’y intéresser concrètement, en mettant en place des incubateurs ou en rachetant des start-up qui ont fait leurs preuves. « La valeur d’usage prend désormais le pas sur la valeur de la propriété », reconnaissait le P.D.G. de Système U Serge Papin dans nos colonnes (INfluencia n° 6, « Changer »).
Les plus « courageuses » « comprennent qu’elles ne peuvent pas rester dans leur tour d’ivoire », remarque Antonin Léonard, et adaptent en conséquence leurs produits et leurs services aux besoins de ces « nouveaux » consommateurs. On commence ainsi à voir des constructeurs automobiles se lancer dans la location de leurs véhicules ; Opel a été la première marque en Europe à proposer la location longue durée au kilomètre pour les particuliers. Ce type de service peut s’étendre à d’autres secteurs. En Allemagne, la chaîne de magasins de bricolage Obi loue tondeuses et taille-haies à la journée à une clientèle qui ne veut ou ne peut pas s’offrir de tels articles neufs. Castorama est allé plus loin en mettant en ligne un site baptisé Troc’Heures sur lequel les particuliers peuvent partager des heures de bricolage entre eux. Auchan propose, pour sa part, à ses clients de ramener les courses de leurs voisins afin d’éviter les frais de livraison, et certains de ses hypermarchés offrent un service d’imprimante 3D. La SNCF, elle, s’est lancée dans le covoiturage… « En s’échangeant de plus en plus de biens, les particuliers vont acheter moins de nouveaux produits, note Louis-David Benyayer. Cela crée un problème pour les distributeurs et les industriels, et ils doivent en conséquence s’adapter à cette nouvelle donne. »
Coprésident de l’association l’Observatoire Société et Consommation, le sociologue Robert Rochefort jugeait ainsi dans le Nouvel Observateur que la consommation collaborative allait ni plus ni moins « bouleverser l’offre des acteurs économiques ». Il semble encore toutefois un peu tôt pour le dire. « On ne peut pas dire aujourd’hui si l’économie collaborative va créer une nouvelle solidarité et un nouveau modèle de société, tempère Véronique Routin. Ce phénomène va-t-il continuer à toucher principalement les CSP++ de la région parisienne, ou s’étendra-t-il aux quatre coins de la France et dans toutes les couches de la population ? Les entreprises vont-elles changer de modèle et l’État redéfinir son rôle ? Ces questions sont encore sans réponse. »
« L’éco-collab » a pourtant tout l’air d’être là pour rester… « L’économie collaborative est toujours en pleine croissance et elle n’a pas encore atteint un plateau, observe Louis-David Benyayer. Quand vous ajoutez à cela le fait que de nombreuses initiatives gagnent de l’argent, que les investisseurs financiers s’impliquent de plus en plus dans ce secteur et que de grands groupes – comme la SNCF – proposent leurs propres services, vous pouvez conclure que cette tendance est déjà bien installée et qu’elle devrait encore se développer. ».
Frédéric Thérin
Illustrations : Elobo
Article extrait de la revue « Le Futur » disponible en version papier ou digitale !
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