En annonçant la nouvelle levée de fonds de 55 millions d’euros de la plateforme Yik Yak, le Wall Street Journal remettait très récemment en lumière le succès historique des applications anonymes. Cela nous a donné l’idée de leur consacrer une enquête nécessaire.
Si nous étions sur Ask.fm et que nous vous demandions en secret qui est Hanna Smith, vous répondriez sûrement que vous n’en savez rien. Pourtant le suicide de cette adolescente britannique de 14 ans, en août 2013, a fait grand bruit outre-Manche. Même le Premier ministre, David Cameron s’est mêlé publiquement à la polémique sur la cause supposée du décès : le cyber harcèlement pratiqué sur les nouvelles applications anonymes tant à la mode chez les jeunes. Avec leur avènement et l’intérêt croissant qu’elles éveillent chez les marques Ask.fm, Whisper, Secret, Yik Yak, Gossup, Cloaq, Truth, Canary, uMentioned, Sneeky, Ether, Impulses, ShareWere… elles suscitent logiquement les critiques et la défiance autour de leurs dérives. Il fallait s’y attendre et le débat n’en est qu’à ses prémisses. Pourquoi ?
Parce que les ados qui en raffolent sont accros, que les investisseurs leur déroulent le tapis rouge et que les annonceurs y voient un levier incontournable pour toucher une cible prioritaire, les millennials. Tous ces réseaux sociaux mobiles sulfureux ont suscité l’appétence des ados, mais pas seulement, sur l’autel d’une promesse attirante : pouvoir tenir des discussions avec des amis ou de parfaits inconnus sans qu’on puisse, dans certains cas, retrouver l’identité de l’émetteur, ou dans d’autres, le message qu’il a envoyé. Ce désir soudain pour le secret s’est construit en réaction à la transparence et le « flicage » des Facebook, Twitter et Instagram, anti-thèses ultimes de l’anonymat sur lequel reposaient de nombreux espaces de discussions en ligne dans les années 1990.
Comme l’écrivait très justement en mars 2014 le site Viuz, les nouveaux comportements sociaux de niche trouvent leur audience et rognent petit à petit celle des grands réseaux sociaux généralistes. Les apps anonymes surfent sur une idée majeure depuis l’innovation apportée des contenus éphémères de SnapChat : la possibilité de détacher le post de son auteur pour libérer la parole, éviter l’oversharing sans profondeur et regagner l’authenticité perdue sur les réseaux sociaux emprunts de « vanité ».
Critiquables dans leur forme mais attractifs pour les fonds
En septembre 2013, INfluencia était le premier média français à relater le succès de Whisper, pionnier de l’anonymat sur le Web. Nous citions alors son fondateur, Michael Heyward : « Les gens sont tellement concernés par leur e-réputation que sur les réseaux sociaux classiques, ils ne postent que les aspects positifs de leur vie. De fait, chacun surestime drastiquement le bonheur de l’autre et sous-estime des problèmes qui sont peut-être communs. C’est sur ce constat qu’on a vu l’espace de Whisper sur le marché ».
Lancée en mai 2012, Whisper est un énorme carton et se retrouve désormais valorisée à presque 200 millions d’euros après avoir reçu au total dans les 50 millions d’euros de Shasta Ventures, du Chinois Tencent et de Sequoia Capital, investisseur historique dans WhatsApp. Selon le Wall Street Journal, Yik Yak, fondée en octobre 2013, vient de boucler récemment un tour de table de plus de 55 millions d’euros, portant à quelques 70 millions les fonds levés en un an. Secret vaut aujourd’hui quasi 100 millions d’euros et a reçu quelques 10 millions de Google Venture et Kleiner Perkins. Si les capital-risqueurs et fonds d’investissement mettent la main à la poche, c’est que les applis anonymes séduisent les 10-24 ans et encore plus les 10-18. D’après une étude de McAfee, 9% des internautes de cette tranche d’âge utilisent Ask.fm au quotidien et 5% sont tous les jours sur Secret, Whisper et Yik Yak. Alors que les marques commencent à s’en servir comme levier d’engagement n’a donc rien de surprenant.
Les marques s’y mettent, avec prudence
Dans un article publié le 15 septembre, AdWeek évoquait l’attrait des annonceurs pour ces aimants à 10-24 ans, en mentionnant leur prudence nécessaire quand il s’agit de plateformes accusées de beaucoup de maux. Ainsi Ask.fm serait responsable, à lui seul, de sept suicides en Grande-Bretagne, selon l’association stopbullying.com, et aurait aussi permis au groupuscule l’Etat Islamique de recruter de nouveaux jihadistes. « Apparaître sur ces plateformes peut avoir son mauvais côté, nous sommes obligés de prendre en compte toutes les mauvaises publicités. Mais pour s’engager personnellement avec notre audience, Whisper est la plateforme adéquate », résume dans AdWeek Megan Wahtera, senior vice-présidente du marketing interactif chez Paramount Pictures. En août dernier, le studio lançait une campagne sur Whisper pour promouvoir son film « Men, Women and Children ».
« Notre priorité doit toujours être la sécurité de notre communauté. Mais Whisper offre un espace unique pour engager une conversation intime », assure lui Tom Fishman, vice-président content marketing et social media chez MTV, qui a également utilisé Whisper pour promouvoir son programme Virgin Territor. Senior vice-président du contenu et de la distribution chez Whisper, Eric Yellin ne va évidemment pas contredire ses annonceurs : « Les millennials sont une cible difficile à atteindre et nous sommes le meilleur moyen pour y parvenir». Sur Ask.fm, Converse et Allstate placent des bannières programmatiques alors que Secret a accueilli une campagne test de Gap, en février dernier. Seul Yik Yak pour l’instant reste étrangère à la pub.
« L’anonymat mène toujours à la méchanceté »
Prisées par les millennials et de plus en plus courtisées par les marques, les applications anonymes ont le mérite de savoir répondre au haro de leurs pourfendeurs. Quand une cour brésilienne ordonne à Apple et Google de retirer Secret de leurs stores et que Wired et Fortune se penchent sur l’attitude de ses dirigeants face au cyber harcèlement, l’application réplique en créant un nouveau filtre de prévention, invitant les utilisateurs à repenser un post dangereux placé sous surveillance. De son côté, Whisper a récemment relancé Your Voice, sa plateforme digitale à but non lucratif, censée venir en aide aux victimes de dépression et de maladies mentales. Racheté par InterActiveCorp, ask.fm se déclare prête à prendre toutes les mesures possibles pour renforcer sa sécurité.
« Ces applis sont diabolisées car elles sont nouvelles, c’est une tendance classique qui frappe toutes les innovations technologiques », défend dans AdWeek, Lee Tien, juriste pour l’association de défense des droits digitaux, Electronic Frontier Foundation « la liberté de parole a toujours un coût ». Le débat sur les effets secondaires de l’anonymat, vilipendé, l’an passé, par Sam Altman, patron de Y Combinator -et qui avait clamé : « il amène toujours la méchanceté »- pose de vraies questions sociologiques essentielles à la bonne compréhension du phénomène. Mais les utilisateurs ont déjà tranché en adoubant leurs nouveaux chouchous.
Yik Yak, leader chez l’Oncle Sam
Quelles sont aujourd’hui les applis phares du marché et que proposent-elles ? Chaque plateforme offre des services et des fonctionnalités différents et complémentaires. Le point commun des plus populaires ? Elles servent de confessionnaux digitaux et encouragent le partage d’informations sous couvert du secret de l’identité. Vous pouvez délivrer vos secrets sur Secret, échanger vos murmures sur Whisper, caqueter sur Yik Yak, poser des questions et y répondre sur Ask.fm, envoyer des messages à votre répertoire sur Sneeky, et enfin partager des infos, avis et rumeurs sur votre société, vos collègues et votre patron sur Canary, lancé le 10 novembre dernier.
Quid des chiffres d’audience ? Whisper annonce 6 milliards de pages vues mensuelles grâce, en très grande majorité, aux 18-24 ans. Ask.fm affichait presque 105 millions d’utilisateurs mobiles en août 2014, dont 45% se connectent tous les jours. Quelques jours après son lancement début 2014, Secret figurait déjà en deuxième position sur Apple Store aux Etats-Unis, dans la catégorie des réseaux sociaux. Difficile de disposer de stats pour Yik Yak mais l’appli fait un tel tabac dans les lycées qu’elle est déjà honnie par les professeurs. Selon le Wall Street Journal, elle est la plus populaire des applis anonymes outre-Atlantique. Si vous voulez connaître toutes les plateformes du marché, le New York Mag leur a consacré un guide complet et très intéressant, en juin dernier.
Benjamin Adler
Cover : Pol Úbeda Hervàs