L’intuition est au cœur de tout, surtout de l’innovation. Dans un monde du travail profondément modifié par la prise de pouvoir des millennials, l’intelligence intuitive reprend ses droits. INfluencia a parlé à Los Angeles avec le spécialiste Francis Cholle, auteur et fondateur de la société de conseil en management The Human Company.
Dans un environnement professionnel ultra connecté, les interactions entre collègues évoluent à chaque nouveau postulat technologique. Forcément, les comportements au bureau changent également, surtout en fonction des pays, des cultures et des âges. En septembre 2014, INfluencia analysait l’étude Relationships @Work de Linkedin – leader mondial du réseau professionnel, avec plus de 300 millions de membres. Il mettait en lumière les différences de comportement entre baby boomers et Millennials sur leur lieu de travail.
Avec les changements de comportements du citoyen digitalisé, le paysage du monde du travail est en pleine mutation. Une génération 2.0 prend le pouvoir et révolutionne le management et le quotidien au bureau. L’arrivée en force des Millennials, les nouvelles technologies et la mobilité fixent le cadre de demain. Les employés reprennent la main et induisent les décisions et les conversations sur ce qui doit être fait, comment, avec quelle technologie… Les prochaines années vont apporter un changement profond. Quelles sont les cinq tendances clefs qui vont construire ce futur ?
L’intelligence intuitive, un changement « made in Millennials »
Avec son étude « The Future of Work: Attract New Talent, Build Better Leaders, and Create a Competitive Organization », le fondateur du Chess Media Group Jacob Morgan a apporté des réponses. INfluencia les évoquait en octobre 2014. « S’il y a bien une chose sur laquelle nous pouvons tous être d’accord, c’est que le monde du travail change très vite. La façon dont nous travaillons depuis quelques années ne sera pas celle des prochaines années », résumait Jacob Morgan dans une synthèse publiée alors sur le site de Brian Solis.
Dans ce nouveau décor qui tel un studio de cinéma change à chaque scène, le Français Francis Cholle, installé à New York et Los Angeles, remet l’intelligence intuitive et le non rationnel au centre des nouveaux modes de pensées et d’actions de l’entreprise. Auteur d’un best-seller sur la question et fondateur de The Human Company, une société de conseil en management stratégique qui aide les entreprises à innover efficacement et à s’adapter aux changements rapides et incessants de leur environnement, Francis Cholle a reçu INfluencia dans son bureau de la Cité des anges, sur les collines d’Hollywood. Nous publions aujourd’hui la première partie de notre entretien.
« Un pionnier ne pense pas au passé, il se projette dans le futur »
INfluencia : les millennials sont en train de profondément changer le monde du travail, en y imposant l’importance du bonheur et des libres émotions. Cette révolution laisse-t-elle plus de place à l’intuition et si oui, ce développement est-il encore l’apanage des start-ups ?
Francis Cholle : je ne peux pas répondre de façon scientifique. Je peux en revanche partager mes observations. La place de l’intuition j’en parle depuis dix ans et j’ai vu une évolution dans la façon dont le public reçoit mes idées. J’ai écrit un premier livre qui est paru en 2007 et j’avais commencé à en parler plusieurs années avant. Mon deuxième livre est paru en 2011. C’est vrai que les choses semblent s’accélérer aujourd’hui, les gens sont de plus en plus ouverts à la notion d’intuition. Je pense qu’ils y voient la possibilité de résoudre des problèmes complexes dont ils savent bien qu’il ne sera pas possible d’y répondre comme disait Einstein, avec le même mode de pensée que celui qui a contribué à créer ces problèmes.
Les millennials me disent que j’ai modélisé leur façon de penser. Nous qui précédons les millennials avons souvent plus de mal à accepter la possibilité d’une troisième voie, au-delà de ce qui est logique ou illogique. Aujourd’hui pour pouvoir appliquer en entreprise l’idée créative qu’il existe toujours une troisième voie ainsi que les nouveaux modes de pensée et modèles d’organisation qui en découlent, on a besoin d’une méthodologie concrète. C’est ce que j’ai essayé de développer. Les dirigeants des start-ups sont tellement soumis à l’urgence du monde digital qu’ils n’ont pas nécessairement le loisir de réfléchir à ces questions. Elles ne font pas non plus partie de leurs priorités de business men. Mais, en tant qu’entrepreneurs, ils se fient souvent à leur instinct pour avancer.
Certains à l’origine d’entreprises comme Twitter ou Zappos prennent le temps de fonder leurs sociétés sur des principes nouveaux et différents, intégrés d’emblée dans la vision de l’entreprise ou dans son business modèle. Ces principes nouveaux d’interactions sociales, de collaboration professionnelle ou même de création de valeur s’imposent peu à peu partout par la « digitalisation » de nos modes de vie. Les grandes entreprises, elles ne partent pas d’une page blanche comme les start-ups. Les gens qui sont au pouvoir sont le plus souvent d’une autre génération. Leurs modes de pensées sont façonnées par des décennies d’expérience et de succès et bien sûr le fruit d’une éducation fondée sur une autre vision du monde. Pour réussir dans ce nouveau monde émergeant de façon de plus en plus claire il faut donc pour ces générations antérieures désapprendre pour réapprendre. Cela prend plus ou moins de temps, en fonction des personnalités et des environnements professionnels.
INfluencia : pourquoi l’intuition est-elle une telle évidence pour les millennials? Par la transparence des réseaux sociaux ? Une mobilité différente ? Une meilleure appréciation du risque ?
Francis Cholle : ils ont été éduqué dans un monde différent avec des instruments différents. Internet est la manifestation concrètes de nouvelles lois d’interaction avec le monde. Moi j’ai appris que pour pouvoir déplacer un livre (et donc son contenu) d’un endroit à un autre il fallait le soulever et le déplacer dans l’espace. Plus la distance était longue plus l’énergie dépensée était grande. Aujourd’hui ce n’est plus vrai. On peut avoir accès en quelques instants d’un bout du monde à l’autre à plus de connaissances qu’on a le temps de l’imaginer. Cette connaissance peut voyager dans l’espace quasiment indépendamment de la dépense d’énergie consacrée.
Aujourd’hui les jeunes ont vécu selon ces nouvelles lois, celles du monde virtuel qui façonne dorénavant notre réalité, notre culture, nos comportements et peu à peu nos habitudes. Aujourd’hui par exemple il y a des familles qui vivent mieux leur vie familiale grâce à Skype. L’ubiquité – cette capacité d’être en deux lieux au même moment, était une idée originale pour yogis. Aujourd’hui présence physique et présence virtuelle se mêlent tant et si bien que d’une certaine manière on peut participer à deux réalités, deux lieux de vie de façon concomitante. Il y a de nombreux autres exemples tels que l’économie du partage, le nombre infini d’applications qui permettent de nouvelles rencontres…
Notre quotidien est en plein changement. Quand on baigne dans un monde comme celui là avec des comportements profondément influencés par la technologie, évidemment que nos modes de pensée évoluent. La génération montante ne voit donc pas l’entreprise de la même façon que ses ainés. Ni mon père ni moi, quand j’avais 25 ans ne nous posions la question de savoir si nous devions aller au bureau pour travailler. Pour les millennials, cela ne fait pas de sens. Pourquoi ne pas être dans le plaisir au travail et donc rester chez soi quand on en a envie ? Pourquoi laisser ses émotions, son authenticité et son intuition à la porte de son bureau ou au parking du sous-sol?
INfluencia : peut-on parler de période de transition entre des patrons qui ne sont pas des « digital native » et des millennials qui prennent de plus en plus de postes à responsabilités et refondent les méthodes de management ?
Francis Cholle : il y a une collision et cela crée des tensions entre générations. Les quadras et les quinquas doivent se souvenir qu’ils ont affaire à des pionniers. Les « digital natives » n’ont pas d’aînés qui peuvent leur montrer le chemin. Donc il faut accepter que comme les premiers européens arrivés aux Etats-Unis ne pouvaient pas retourner le dimanche à la messe de l’église de leur pays d’origine, eux ne peuvent pas revenir au système hiérarchique en entreprise ou bien à l’orthographe apprise à l’école pour écrire leur textos. Cela crée des tensions et parfois des conflits pour que l’héritage culturel des ainés soit transmis aux générations suivantes.
Un pionnier ne pense pas au passé, il se projette dans le futur et doit gérer la nouveauté de son présent. La sagesse et l’ouverture doivent venir de ceux qui n’ont pas grandi dans le digital. Au lieu d’opposer leur modèle à celui émergeant, ils doivent avoir une profonde ouverture par rapport à ce mouvement incontournable, auquel on ne peut pas s’opposer. En revanche c’est à nous de faire valoir notre connaissance et nos expériences de sorte que ces évolutions soient bénéfiques au plus grand nombre; c’est à nous de recycler ce qui est à garder du passé et d’influencer pour façonner ces nouvelles approches pour qu’elles respectent nos valeurs universelles. Il y a une réelle responsabilité des quadras et des quinquas à faire le choix de l’influence plutôt que celui du contrôle.
INfluencia : est-ce une meilleure acception de l’intuition qui a développé l’innovation ou bien est-ce parce que le premier bras armé de l’innovation est l’intuition ? Qui a fait l’autre en quelque sorte ?
Francis Cholle : pour moi, l’intuition est utile parce qu’elle permet d’aller au-delà de la dualité de la raison. Elle permet d’avoir accès à des informations auxquelles la raison n’a pas accès. L’intuition est une tête chercheuse qui permet de repérer les signaux faibles au-delà de ce qui fait du sens ou non du point de vue de la raison. L’Intuition nous permet de naviguer au delà de la dualité de la raison, au delà de l’opposition entre rationnel et irrationnel. De ce fait l’intuition est un vecteur essentiel de créativité. Elle permet d’accéder au monde du « non rationnel », là où vivent les idées innovantes de l’inventeur, les convictions de l’entrepreneur, la vision inédite du grand chercheur scientifique, la création inouïe de l’artiste…
Cette part « non rationnelle » contribue donc énormément à notre patrimoine collectif et personnel. Notre quotidien et plus généralement notre expérience de la vie sont faits avant tout de « non rationnel »: l’amour d’un pays, la vocation professionnelle, la passion pour un sujet d’étude et d’une façon générale tout ce qui nous anime, toutes nos émotions sont autant de facteurs « non rationnels » qui motivent nos choix, façonnent profondément nos vies et enrichissent nos relations avec les autres et notre compréhension de la vie et de nous-mêmes. L’intuition est au cœur de tout, y compris de l’innovation.