1 avril 2015

Temps de lecture : 7 min

Fier d’être un numéro ?

Une révolution, une nouvelle énergie pour une nouvelle société. Parce qu’elles sont désormais Big, les datas - nos données - promettent un monde plus intelligent riche d’une offre de biens et services personnalisés et plus efficaces. Un monde où l'on pourra tout prédire ? Quitte à faire de chacun d’entre nous une marionnette chiffrée ?

Une révolution, une nouvelle énergie pour une nouvelle société. Parce qu’elles sont désormais Big, les datas – nos données – promettent un monde plus intelligent riche d’une offre de biens et services personnalisés et plus efficaces. Un monde où l’on pourra tout prédire ? Quitte à faire de chacun d’entre nous une marionnette chiffrée ?

« Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre », hurlait Patrick McGoohan – Numéro six – dans le cultissime feuilleton des années 60 « Le Prisonnier ». « Je ne suis pas réductible à des yottaoctets, je suis un humain », reprend en échos l’Homme connecté du troisième millénaire. Et pourtant, au vu des montants astronomiques déboursés par les géants du Net pour acquérir les milliards de données personnelles entreposées dans les bases utilisateurs de quelques startups et s’attacher les services des chercheurs en intelligence artificielle, on serait tenté de penser le contraire.

Décodées, triturées, analysées en temps réel par les algorithmes de plus en plus complexes et puissants, ces données sont de nature à prédire, avec la meilleure fiabilité, le futur comportement d’un individu. Une promesse qui n’est pas totalement originale. Au siècle dernier, le datamining ne visait-il pas le même objectif ? « La révolution Big Data est d’abord technologique. L’offre disponible aujourd’hui permet de faire face sans difficulté à des grands volumes de données non structurées ou semi-structurées, qu’elles soient situées à l’intérieur de la salle informatique de l’entreprise ou dans un cloud privé, qu’il s’agisse de données publiques ou d’interactions sur les réseaux sociaux ou de vidéos », explique Yves de Montcheuil, vice-président marketing de Talend, éditeur de logiciels spécialisés dans l’intégration et la gestion des données.

Google te connait mieux que ta mère !

En permettant de repérer les signaux faibles des messages, d’extraire la substantifique moelle des traces numériques laissées par tout à chacun sur la toile, de croiser les sources, les datas vont donc permettre au marketing d’offrir aux consommateurs une innovation riche d’une expérience personnalisée et une relation client basée sur la confiance et l’engagement réciproque. Le Graal du marketing ! Seulement voilà, force est de constater que pour l’heure, la data est loin de tenir sa promesse. « Ne vivons-nous pas un moment de contradictions entre un surarmement en données et un effondrement continu de l’attachement aux marques ? », s’interroge ainsi Daniel Kaplan, délégué général de la Fing (Fédération Internet nouvelle génération) dans un article publié sur son site.

Et de pointer un doigt accusateur sur la pratique commerciale la plus visible et la plus insidieuse du ciblage commercial : le retargeting. Lorsque l’on sait que 92% des consommateurs se disent préoccupés par le fait que des applications mobiles collectent leurs données sans leur consentement (source : Commission européenne), ces pratiques, ô combien performantes en termes ROIstes, ne poussent-elles pas à s’interroger sur l’usage que font les marques de nos données ? « Grâce à ces techniques, vous êtes poursuivis par les produits que vous consultez en ligne pendant des mois, que vous les ayez finalement achetés ou pas. D’une certaine manière, ces techniques sont très respectueuses de votre vie privée… Elles se moquent de qui vous êtes et ne vous considèrent que comme un acte d’achat en devenir. Nous sommes là face au degré zéro du commerce ! », s’insurge le délégué général de la Fing. Avant d’ajouter « vous ne retourneriez jamais chez n’importe quel commerçant qui se comporterait ainsi dans le monde réel ! »

Tes pairs, tu feras consommer…

Faut-il alors jeter le bébé avec l’eau du bain ? Vouer aux gémonies l’exploitation des datas ou bien reconnaître qu’elles ne sont pas un nouveau mantra magique, mais une nouvelle corde de l’arc du marketing ? Un outil de connaissance et non de pouvoir. « L’explosion des datas, c’est une possibilité de plus pour mieux comprendre le consommateur. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’elles construiront la stratégie à la place du marketing, que la connaissance client n’est qu’une affaire de statisticien. Ces derniers ont leur mot à dire, mais les réponses sont dans l’humain, qui est toujours moins prévisible que certains vendeurs de statistiques aimeraient nous le faire croire », relativise Luc Basier, conseil planning stratégique indépendant.

Reste que les promesses de la data font rêver les entreprises. « Aujourd’hui, les distributeurs peuvent ajuster en temps réel le prix d’un produit en fonction de la concurrence et de l’offre et de la demande » explique Mouloud Dey, directeur business solutions chez SAS. Demain, rien ne leur interdirait de pousser la logique à l’extrême et d’utiliser des algorithmes non seulement pour réguler leur marché, mais pour fixer leur prix en fonction de leur connaissance du consommateur et de la somme qu’il serait prêt à débourser pour l’acquérir. Le yield management personnalisé de la vie quotidienne !

Une pratique déjà courante dans le domaine du jeu en ligne où l’exploitation des données issues des comportements du joueur en ligne ouvre aux éditeurs la possibilité de faire évoluer en permanence le jeu en fonction de ses préférences. « L’exploitation des données permet aux éditeurs de monétiser le joueur grâce au placement de produits et à l’insertion publicitaire », indique Philippe Torres, directeur conseil et stratégie digitale de L’Atelier BNP Paribas. Quant aux données fournies par les 44 millions de membres actifs de Netflix, elles lui permettent, non seulement de construire son catalogue – le basique -, y ajouter des recommandations – garantes d’une meilleure expérience clients -, mais aussi et surtout investir 100 millions de dollars dans une production sans en avoir vu le moindre pilote. « Grâce à nos algorithmes, nous savions que les membres qui avaient regardé et aimé la version britannique « House of Cards » étaient également amateurs de films réalisés par David Fincher et de l’acteur Kevin Spacey. Nous étions donc capables de déterminer que la série allait les intéresser et leur dire « vous pouvez peut-être la regarder ».

Après le final cut des studios hollywoodiens, la production est désormais aux mains des statisticiens !

L’acceptable et l’inacceptable

On pourra se réjouir de la valeur ajoutée apportée par l’analyse des données à l’expérience client offerte, de la sécurisation des décisions économiques, mais on pourra aussi s’inquiéter des conséquences de l’industrialisation de la data sur la diversité de la création. Et sur leur capacité à prédire nos actions et nos réactions. « Les collecteurs-exploitants de données numériques menacent de générer une nouvelle forme de totalitarisme, pas si éloignée des sombres fantaisies de la science-fiction. Sorti en 2002, le film « Minority Report », imagine la dystopie d’un monde futur régi par la religion de la prédiction. Le héros, interprété par Tom Cruise, dirige une unité de police capable d’arrêter l’auteur d’un crime avant même que celui-ci ne soit commis. Pour savoir où, quand et comment ils doivent intervenir, les policiers recourent à d’étranges créatures dotées d’une clairvoyance supposée infaillible. L’intrigue met au jour les erreurs d’un tel système et, pis encore, sa négation du principe même de libre arbitre. Identifier des criminels qui ne le sont pas encore : l’idée paraît loufoque. Grâce aux données de masse, elle est désormais prise au sérieux dans les plus hautes sphères du pouvoir », écrivent Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, respectivement professeur à l’université d’Oxford et journaliste, auteurs de « Big Data ; la révolution des données est en marche »*.

Avec le programme « Far Out », développé par deux chercheurs de Google et Microsoft à partir de la collecte et l’analyse de quelques 150 millions de données GPS fournies par le mobile de 307 personnes bénévoles et 397 véhicules sur des périodes longues, de 7 à 1247 jours, il est désormais possible de répondre à la question « Où serez-vous dans 285 jours à 14 heures ? ». On imagine aisément tous les bénéfices que le marketing pourrait tirer de ce programme prédictif de mobilité humaine.

« L’une des finalités les plus importantes de la Big Data, c’est d’améliorer la performance de l’analyse prédictive. Le risque, c’est de ne plus rien laisser au hasard, l’uniformisation de la pensée », rappelle Mouloud Dey. La science sans conscience. Une question qui accompagne chaque cycle d’innovation et renvoie immanquablement à l’usage qui en est fait. Aux Pays-Bas il y a quelques années, TomTom avait ainsi provoqué un véritable tollé pour avoir vendu les profils de vitesse anonymes, – les données fournies par ses utilisateurs – au gouvernement. Dans un premier temps, ce dernier s’est appuyé sur ces données pour améliorer les infrastructures et lutter contre les embouteillages avant de les transmettre à la police qui, elle, en a fait une utilisation nettement plus répressive. Du moins du point de vue des automobilistes. Elles lui ont en effet permis d’optimiser l’implantation des radars automatiques. « Cet exemple illustre une des problématiques auxquelles les entreprises et les organisations seront de plus en plus confrontées : l’usage de la donnée. Dès lors qu’il s’inscrit dans un progrès bénéfique à tous, la sécurité alimentaire ou automobile, la lutte contre les fléaux naturels et autres, les citoyens sont prêts à l’accepter. En revanche, dès que l’on touche au particulier, la réaction peut être violente », estime Yves de Montcheuil.

Transparence et boîte noire

Cette question de l’acceptabilité en entraîne une autre tout aussi essentielle : la pédagogie des datas. Si l’affaire Edward Snowden, et plus récemment en France l’action de l’UFC-Que Choisir*, qui appelle les consommateurs à garder la main sur leurs données personnelles, ont conduit à une prise de conscience des consommateurs sur le sujet, le fonctionnement du système demeure une boîte noire pour la majorité des connectés. Et si chacun reconnaît que la défiance est le principal ennemi des collecteurs de data, personne ne se dit prêt à endosser le rôle de promoteur des bonnes pratiques.

« Internet est par essence un espace de liberté. Toutes les actions contraignantes qui tendraient en réguler l’activité seraient mal perçues par les utilisateurs. Quant aux Etats, seul le piratage de données mettant en danger la sécurité pourrait les conduire à la mise en place d’une gouvernance mondiale des données », avance Mouloud Dey. Si les chances de voir naitre une gouvernance mondiale de la Data sont minimes, – le profilage n’entre pas dans la catégorie des risques majeurs -, des voix s’élèvent de plus en plus nombreuses pour réclamer une éducation aux rudiments du Net.

« Tous les utilisateurs ont conscience du danger, mais la facilité et la magie d’Internet l’emportent. Pourtant, si nous ne voulons pas que l’on réinvente le monde à notre place, il faudra que chacun s’approprie un tant soit peu le fonctionnement de la boîte noire », estime Philippe Torres. Une condition sine qua non au processus de co-construction du nouveau monde que nous promettent les datas.

Rita Mazzoli

* Le Monde diplomatique. Juillet 2013

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