L’homo economicus rationnel doit évoluer. Mais le changement de comportement ne se fait pas du jour au lendemain. Et cela, malgré le travail des institutions qui ont besoin de choix vertueux pour bien faire fonctionner une société. Identifier les obstacles et actionner les bons leviers sont pourtant à portée de stratégie d’inflexion durable. TNS Sofres ouvre des pistes de réflexions sur le sujet…
On sait qu’il ne faut pas consommer plus d’énergie ou d’eau que nécessaire, qu’il est inutile d’engorger les urgences pour un bobo, qu’il faut respecter les limitations de vitesse, manger équilibrer, ne pas fumer, trier ses détritus, isoler son habitation, se rendre aux contrôles de santé proposés par la Sécurité Sociale, privilégier Internet pour ses démarches administratives… On sait tout cela et parfois on s’y plie mais le plus souvent, on tourne la tête… Transformant en un échec cuisant et parfois coûteux, les politiques du gouvernement ou les actions des ONG. Alors qu’elles n’ont qu’un seul but : améliorer notre quotidien et protéger le bien vivre ensemble.
Mais d’où vient ce manque d’adhésion et ce réflexe d’aller contre son intérêt : rébellion, paresse, peur de l’inconnu ou de l’engagement, préjugés, freins, individualisme, indifférence, incompétence, lassitude ? Par quoi sont dictés nos choix mûris ou nos actes antisociaux ? C’est le premier questionnement de TNS Behaviour Change qui cherche à comprendre l’ensemble des dimensions rationnelles et irrationnelles qui induisent nos décisions, et à les analyser de manière globale et concrète (*).
Changer les comportements : un enjeu crucial et difficile mais pas impossible
« Parvenir à un changement des comportements complexes et bien ancrés à l’échelle d’une population est très difficile mais pas impossible », lance Emmanuel Rivière, directeur de la Business Team Stratégies d’opinion de TNS Sofres « Il faut juste arrêter d’être hémiplégique, et de se contenter d’enquêtes et d’analyses partielles. S’il est important de s’appuyer sur des éléments sociologiques, structurants et planifiés comme le savoir, les convictions, les normes sociales et les valeurs qui habitent la partie lente du cerveau, il est essentiel de considérer à part égale le système automatique ou instinctif qui perturbe un raisonnement logique ». Celui-ci correspond à la partie rapide de notre matière grise commandée par la perception, l’intuition et l’impulsion et qui fait que nous ne connaissons pas de manière consciente les raisons de nos choix. Comme par exemple conduire ou fermer à clef sa voiture, alors que son achat relève du système réfléchi et délibéré. « L’un ne va pas sans l’autre », explique Emmanuel Rivière « un décryptage mis fort heureusement en évidence depuis une quinzaine d’années, grâce aux sciences « comportementales » (**) dont certaines ont été popularisées par des ouvrages comme Nudge, de Thaler et Sunstein ».
Leurs contributions sont primordiales car elles ont permis de reconnaitre que les signaux situationnels -qui mettent en place des éléments physiques capables à un individu d’infléchir librement son choix en faveur de l’intérêt général- exercent une influence déterminante sur le comportement humain. Ainsi le cas concernant un acteur nucléaire qui n’arrivait pas, malgré ses tracts, à inciter les personnes vivant à proximité de centrales à avoir toujours à disposition des pastilles d’iodes en cas d’accident industriel. Le diagnostic a montré qu’il n’y avait pas de sentiment de manque d’information mais un réflexe de refoulement ou de déni à l’égard d’un possible accident, une mise à distance ou des croyances tendant à minimiser le risque nucléaire. D’où la recommandation de privilégier une pédagogie concrète sur ces risques plutôt qu’une information générale sur la nécessité de renouveler son stock de pastilles. « Mais attention, il n’y a pas de formule magique », prévient Emmanuel Rivière « Car si cette économie comportementale a montré combien il est important de comprendre les comportements instinctifs et habituels (souvent dictés de façon préconsciente) et de contrer la trop grande importance accordée jusqu’alors au comportement planifié et conscient, il ne faut pas pour autant ignorer les modèles antérieurs qui se fondent sur la psychologie cognitive et sociale ».
8 dimensions structurantes du changement du comportement humain
Un postulat à partir duquel TNS Sofres a élaboré son approche pragmatique et holistique, autour de huit dimensions structurantes réparties en 3 grandes catégories : psychologiques, anthropologiques et économie comportementale.
5 sont issues des théories comportementales et appréhendent les croyances ancrées et les habitudes, les influences réfléchies ou conscientes :
– Les coûts et bénéfices perçus (résultant de l’adoption du comportement désiré : comment je me projette et qu’est ce que ça va me rapporter ? quelle est la pertinence?).
– L’efficacité perçue du comportement désiré (est ce que je crois à la promesse ? vais-je y arriver?).
– La légitimité perçue des politiques et de la législation (est-ce que je crois en celui qui l’édicte et est-ce acceptable ?).
– La moralité/valeurs perçue du comportement désiré (pertinence? jusqu’où est -ce acceptable? ).
– Les normes sociales et culturelles relatives au comportement désiré (dans quel contexte d’entourage ? quelles ondes positives ?).
Les 3 autres s’appuient sur l’économie comportementale relevant des comportements inconscients, intuitifs, impulsifs ou émotionnels :
– Les habitudes empêchant ou facilitant le comportement désiré (le poids du renoncement ? ).
– Les heuristiques facilitant ou entravant l’adoption du comportement désiré (idées reçues ou a priori).
– L’environnement ou le cadre physique ou signaux situationnels qui encouragent ou gênent l’adoption du comportement désiré (calcul du seuil de dangerosité, quelles opportunités très concrètes se présentent dans mon univers ?).
Une approche complète qui engendre des pistes de questionnements et une grille d’analyse qui sortent des sentiers battus et qui peut s’appliquer à des enquêtes qualitatives, quantitatives ou ethnographiques. Mais dont l’autre atout est de permettre de sonder des voies peut-être négligées et de tirer de nouveaux enseignements pour réinterpréter des briefs, définir des axes prioritaires et précis, des ressorts créatifs inexploités, gagner du temps, mieux communiquer. « Ou introduire des éléments inattendus », complète Emmanuel Rivière « pour mieux comprendre pourquoi par exemple le Contrat génération -dont la dimension identitaire relative aux seniors donne à l’entrepreneur l’impression de renvoyer une mauvaise image de lui en l’utilisant- ou le RSA -non perçu comme une allocation de transition- sont sous-exploités. Ces éléments sous-jacents défont beaucoup d’idées reçues, comme celle selon laquelle les Français courent après toutes les subventions ou sont des assistés. Et on a besoin de tout décortiquer pour comprendre les freins et les échecs et permettre enfin une utilisation à plein des budgets qui leur sont alloués ».
Des enseignements à décliner en 4 pistes d’action opérationnelle
« Longtemps, les campagnes publiques en faveur d’un changement des comportements étaient essentiellement à caractère informatif, car les aspects automatiques ou préconscients dans la prise de décision étaient sous-estimés. Ainsi, elles partaient du postulat qu’une bonne information permet un choix rationnel », précise Emmanuel Rivière « Mais, on l’a vu, la réalité est plus complexe et une telle campagne était rarement un succès ni ne générait pas une évolution durable des attitudes ».
Pour corriger ce déséquilibre, 4 outils ont été élaborés pour permettre aux directions de communication et/ou agences d’agir directement et clairement :
– éduquer pour informer, permettre une prise de conscience et déconstruire les fausses idées, avec beaucoup de contenu à caractère pédagogique.
– persuader pour impliquer, interpeller et motiver les acteurs à changer leurs croyances et attitudes. Et dans un contexte de politique sociale, cela signifie parfois convaincre la population que la question est une priorité (mettre à « l’agenda social »).
– contrôler grâce à divers mécanismes des pouvoirs publics notamment des mesures fiscales (incitations ou pénalités) et non fiscales (législation, réglementation, application).
– concevoir pour agir sur le contexte ou le cadre physique de manière à faciliter les changements désirés et à les valoriser avec des moyens efficaces. Sachant que l’’importance des influences environnementales, largement négligées dans de nombreux modèles de changement de comportement, a été mise au premier plan par l’intérêt récent que leur porte l’économie comportementale.
« Les deux premiers en lien avec la persuasion et la sensibilisation sont propres à la communication/intervention de communication et les deux derniers en lien avec le contrôle et la conception définissent les interventions politiques et de service ainsi qu’une restructuration environnementale », détaille Emmanuel Rivière. « Enfin, pour que ce soit durable, il faut ancrer le tout dans un système de valeurs et un système rationnel ». Mais bien évidemment pour qu’une stratégie soit efficace, il faut aussi bien s’interroger sur la manière d’utiliser chacun d’eux pour créer un équilibre optimal et comment les mixer pour traiter le comportement spécifique et atteindre durablement les cibles. Un B.A BA essentiel car dès que l’injonction est intégrée, elle devient un réflexe voire une fierté chez l’individu qui va même jusqu’à se transformer en ambassadeur et contribuer à changer la norme collective…
Ainsi, le fait d’avoir reçu leur facture d’électricité dans laquelle un palmarès les répertorie parmi les plus économes de leur secteur, a rendu fiers les usagers et les a incité à l’être encore plus -sans qu’ils se contraignent- pour tenir leur rang la fois suivante. De même, une collectivité locale a peint sur une de ses routes sinueuse et dangereuse des bandes blanches parallèles dont l’écart se resserrait à l’approche de chaque virage, simulant un effet de vitesse. Immédiatement et automatiquement, les conducteurs ont ralenti grâce à cet élément de design encore une fois non contraignant.
Un pari gagné également par l’Agence Nationale de Santé d’IDF qui cherchait à comprendre comment décharger les services d’urgence des hôpitaux. L’étude a montré que les patients n’osaient pas appeler le 15 considéré comme le recours ultime en cas de risque vital. Et qu’ils pensaient tomber sur une assistante et non sur un médecin traitant qui leur donnerait des conseils capables de régler leur pathologie. D’où la campagne au contenu déculpabilisant et informatif avec des accroches comme : « Petit bobo ou grosse fièvre pour le bébé, appelez le 15 ». Un exemple suivi aussi par d’autres domaines en France ou ailleurs comme la santé (lutte contre le tabagisme, substitution des médicaments par les génériques, recours au dépistage…), la consommation d’énergie/d’eau (lutte contre le gaspillage), la protection de l’environnement (tris, adoption de gestes éco-citoyens), les comportements à risques (prévention routière, consommation d’alcool ou de drogues) et les transports publics (fraude et incivilité). Les sujets ne manquent décidément pas!
(*) Chercheurs TNS senior et universitaires internationaux spécialisés en théorie et en économie comportementales .
(**) Les psychologies cognitive et sociale, l’économie comportementale, l’anthropologie et psychologie évolutionniste et les neurosciences.