Les Chinois sont bel et bien des créatifs, et bien plus encore que nous l’imaginons. Alors pourquoi tant de préjugés ? Simplement parce que nous ne savons pas encore envisager la création autrement qu’au travers le prisme de notre propre culture.
Les Chinois pensent rond quand nous pensons carré. Tant mieux… pour eux ! Attachés aux symboles, les habitants de l’Empire du Milieu ont coutume de représenter l’univers par un cercle entourant un carré, figurant lui-même la Terre. Leurs pièces de monnaie traditionnelles, rondes et perforées d’un carré, en sont l’illustration. Inutile donc de jouer à pile ou face avec un Chinois.
Deux conceptions que tout oppose
Plus nombreux que nous, ils nous encerclent. Plus spirituels que nous, ils nous dominent. Plus ouverts que nous, ils nous laissent nous prendre pour le centre du monde – du moins d’un monde replié sur lui-même, se pensant plus ouvert qu’il ne l’est, parfois autocentré et décidément façonné par l’Occident.
Notre conviction est que plus nous cherchons à comprendre les Chinois – et plus particulièrement leurs créations –, plus nous nous enferrons dans nos habitudes mentales, nos réflexes culturels, nos valeurs, nos peurs, les perdant encore plus de vue. Croyant les regarder, nous les laissons mieux nous observer.
L’Occident conçoit le créatif, le créateur, comme l’auteur, le réalisateur d’une œuvre originale (un tableau encore jamais peint, une musique encore jamais composée, un film encore jamais réalisé…) et ressemblant le moins possible à ce qui existe déjà. L’authenticité, la nouveauté et la singularité de la création rendant son auteur d’autant meilleur.
De surcroît, l’Occident se trompe lorsqu’il tourne son regard vers l’Orient. Se penchant sur son histoire de l’art, il y découvrira une tout autre conception de la création ; l’artiste est un disciple, qui doit partir de l’œuvre d’un maître en visant à s’effacer derrière l’interprétation qu’il en fait. Ainsi, un peintre japonais acquerra le statut de maître quand il parviendra à reproduire un tableau original ancien, à dépasser son maître, sans pour autant qu’on puisse deviner qu’il est l’auteur de cette nouvelle interprétation.
Académisme et rébellions
De la même façon, une incompréhension persiste à propos de l’artiste chinois, au sujet duquel nous nous plairons à croire que son paysage intérieur est façonné par la calligraphie, des devises confucéennes et des règles académiques issues de l’art du paysage de la dynastie des Song.
Certes, l’académisme a été poussé au plus haut point en Chine. Dès l’époque Ming, les principes de base de l’académisme – qui exercera ensuite une tyrannie stérilisante sur le courant principal de la peinture chinoise pour les trois siècles à venir – furent fixés par Dong Qichang (xvie s.). Les textes sont des plus éloquents : « Pour peindre les saules, empruntez la manière de Zhao Qianli ; pour les pins, suivez Ma Hezhi ; pour les arbres morts, prenez Li Cheng. […] Pour peindre les perspectives de plaines, il faut prendre modèle sur Zhao Danian ; pour peindre les montagnes en falaises successives, il faut imiter Jiang Guandao… » (1)
Mais l’Asie a, elle aussi, et depuis toujours, eu ses pourfendeurs de l’académisme, ses rebelles, ses créatifs, ses artistes, ses génies qui s’affirment hors des règles établies, ses Saint Augustin, ses Léonard de Vinci, ses Érasme, ses Shakespeare, ses Mozart, ses Courbet, ses Van Gogh, ses Flaubert, ses Rimbaud… Rappelons que le Dit du Genji, le grand classique de la littérature universelle dont Borges disait qu’il n’a jamais été égalé, fut écrit au début du iie siècle par dame Murasaki, une aristocrate qui vécut à la cour impériale de Heian-Kyô (l’actuelle Kyôto), rompant ainsi les secrets qui entouraient le pouvoir de l’époque et adoptant une posture que son sexe et son rang lui interdisaient (2).
Nombre de peintres chinois ont également fait montre d’une farouche autonomie, de tout temps. Dès le ive siècle, Wang Yi affirmait dans un manifeste : « Pour ce qui est de la peinture, je peins à partir de moi-même ; pour ce qui est de la calligraphie, je calligraphie à partir de moi-même ! » (3) Des siècles plus tard, Zhang Zao répondait à ceux qui lui demandaient qui étaient ses maîtres : « Je n’en reconnais d’autres que la Nature et l’inspiration de mon cœur. » (4) Au début du xviiie siècle, le génial Shitao prenait la plume pour synthétiser un millénaire de tradition de théorie picturale chinoise et s’en libérer avec force (5).
Parler ou faire silence
Depuis toujours, la création et la parole sont intimement liées. La création du monde, telle que la conçoit l’Occident, repose sur la parole. Dans la Bible, au livre de la Genèse, Dieu crée le monde avec la parole : « Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. »… Plus tard, Dieu donne un enfant à Marie par la parole et l’entremise de l’ange Gabriel. Jésus guérira des malades par la parole… Comme ancré dans le plus lointain de notre inconscient, aujourd’hui encore, pour nous, créer revient à prendre la parole. Un spot de publicité, une Web série réalisée dans le cadre d’une stratégie de brand content, la création d’un compte Twitter ont pour vocation de permettre à une marque de s’exprimer, de transmettre un message au consommateur. Ainsi, en Occident, la parole est-elle fondatrice, créatrice, garante d’une vérité. Elle est explicite, révélatrice de la réalité, vecteur de la pensée, moyen d’expression du sentiment et de l’émotion.
Il en est tout autrement en Chine. La parole est davantage un vêtement épais qui habille la réalité au lieu de la révéler dans son authenticité. On la dit même silencieuse, puisqu’elle s’efface souvent derrière des expressions de visage, une gestuelle très discrète mais très précise – qui nous échappe le plus souvent –, une communication non verbale riche de ses silences.
En outre, la langue chinoise et notre langue ont connu des destins différents. La première fut écrite avant d’être parlée. La seconde a été parlée avant d’être écrite. Il s’ensuit un rôle joué par le langage, les textes et les mots intégrés à nos créations (baseline, promesse, call to action, rubriquage de site Web, texte d’e-mailing, mots entendus dans une campagne radio ou télé…), sensiblement différent. En Chine, la présence de la langue ancrera la création dans la tradition, rappellera le passé et évoquera l’institution. En Occident, les éléments de langage auront au contraire une fonction plus libératrice, convocatrice d’un futur proche (dans lequel le consommateur achètera un produit, bénéficiera d’un service, verra son style de vie évoluer grâce à telle ou telle marque), renvoyant le consommateur à son individualité propre.
Enfin, le chinois écrit a ceci de particulier que ses idéogrammes peuvent représenter littéralement ce qu’ils désignent. Ainsi, le caractère chinois exprimant l’arbre ressemblera à un sapin, et celui évoquant la forêt sera constitué de trois sapins. À l’autre extrémité, la peinture chinoise traditionnelle sera telle qu’en réalisant son tableau, le peintre sera dans une forme d’écriture. Usant d’une grammaire visuelle, toute faite de métaphores, il puisera dans un registre graphique constitué de traits hérités de la calligraphie. En somme, en Chine, écriture et image se confondent. Écrire en calligraphe, c’est peindre. Et peindre, c’est écrire.
Une autre manifestation de la créativité
Par-delà le langage, c’est la finalité même de la création qui diffère d’une culture à l’autre. Là où l’Occident s’attelle à dire, à raconter, à prouver, à émouvoir, la création chinoise se préoccupe de retrouver les souffles vitaux qui régissent aussi bien la nature que les hommes. Il s’agira davantage de faire ressentir. La création en soi comptera moins que l’effet qu’elle produira sur celui qui la regarde, et que les conséquences positives de cette rencontre, entre la création et le spectateur, sur l’harmonie de la société.
Cette conception se répercute sur les partis pris d’une agence, son degré d’audace, l’expression de ses convictions. Chez nous, les décisions se « prennent », elles s’enracinent dans la volonté, reposent sur des oui ou des non. En Chine, on ne l’entend pas ainsi. Les décisions sont fondées sur le consensus ; elles ne sont pas prises, mais tombent sous l’effet d’interactions multiples et de points de vue variés. Les décisions sont davantage des directions qui émergent du chaos. Elles sont dépourvues de oui ou de non qui pourraient bloquer. Elles sont orientées dans un sens qu’il n’appartient à personne de définir une fois pour toute.
Enfin, le spectateur, le téléspectateur, l’internaute, le lecteur… la cible de la création est plus qu’incarnée en Occident. Elle est étudiée, observée, analysée, mentalisée, stéréotypée, représentée sur des moodboards… Là où l’approche chinoise envisagera l’individu comme largement plus impersonnel, davantage multipolaire et surtout attentif non pas à ce qui se dit, mais plutôt à ce qui se produit. Le client occidental se préoccupera de ce qui lui est raconté et se focalisera sur l’effet que la création produit en lui et sur lui : une émotion, un désir, un intérêt, une évolution de son propre comportement, une invitation à agir… Le client chinois sera largement plus enclin à décrypter l’intention de la marque et s’interrogera plus systématiquement sur l’effet que produira ladite création, non pas sur lui-même, mais encore une fois sur le groupe, sur une harmonie à préserver ou à rétablir.
1. Dong Qichang, « Congkan », p. 79, 2005. 2. Murasaki Shikibu, « Le Dit du Genji », Verdier, 2011. 3. Wang Yi, « Lidai », livre 10, P. 110, 1998. 4. Cité par Tang Hou : voir Meishu, vol. 22, p. 38. 5. Pierre Ryckmans, « Traduction et commentaire de Shitao », Paris, Plon, 2007.
Illustrations : Alice Meteignier
Article tiré de la revue N°14 consacrée à la « créativité »
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